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Italie

Réflexion sur la situation sociale

dimanche 8 juin 2003

Franco Turigliatto*

Le cadre social des relations entre les classes et fractions d’entre elles, dans l’Italie d’aujourd’hui, est caractérisé par de profondes contradictions. D’un côté, on assiste à d’importantes mobilisations sur le terrain revendicatif et, de l’autre, simultanément, on constate une difficulté extrême à faire face au rouleau compresseur d’une offensive patronale et gouvernementale qui remet en cause les conquêtes populaires des salarié·e·s obtenues au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

Les mouvements sont de retour

Au cours des dernières années, nous avons assisté à une relance significative des grands mouvements de masse en Italie. En outre, dans la foulée du développement rapide du mouvement contre la mondialisation du capital, nous avons connu les journées extraordinaires de Gênes en juillet 2001. Puis, l’essor du mouvement contre la guerre, enclenché déjà à l’occasion de l’opération « Liberté sans limites » des Etats-Unis contre l’Afghanistan, s’est confirmé, avec une ampleur sans commune mesure, lors du Forum social européen de Florence (novembre 2002) et de la journée internationale contre la guerre du 15 février 2003. Des centaines de milliers de jeunes ont occupé le devant de la scène et indiqué la résurgence d’une nouvelle capacité d’agir et une repolitisation. Tout cela dans un contexte politique et social encore marqué par les défaites des années 1990 et par la persistance des politiques néolibérales, auxquelles le gouvernement Berlusconi, arrivé au pouvoir suite aux élections de mai 2001, a donné une nouvelle impulsion avec des traits réactionnaires marqués. Dans ce contexte de relance de luttes sociales et de critiques plus argumentées aux politiques néolibérales - ainsi qu’aux organismes financiers internationaux qui les inspirent -, le mouvement ouvrier traditionnel, soit le mouvement organisé des salarié·e·s, a commencé à s’exprimer. Des signes de dégel, puis des manifestations qui ont rassemblé des millions de salarié·e·s dans la rue indiquaient qu’un tournant s’opérait. Il est clair qu’y compris au cours des années 1990 des mobilisations d’ampleur s’étaient produites en Italie. Toutefois, leurs protagonistes étaient avant tout quelques fractions du mouvement syndical dont le champ d’activité, pas par hasard, se limitait au secteur public. Ces salarié·e·s subissaient aussi les assauts frontaux de la politique néolibérale, selon les lignes de force déterminées à l’échelle de l’Union européenne et qui avaient été adoptées par les divers gouvernements (du centre gauche, entre autres) ayant précédé celui de Berlusconi. Dans le secteur public, les garanties d’emploi étaient plus grandes que dans le privé et, dès lors, les rapports de force étant meilleurs, ils favorisaient des ripostes.

La trajectoire de la FIOM

Dans l’industrie, ce fut la FIOM qui s’engagea dans le nouveau mouvement avec visibilité à l’occasion des journées de Gênes. La direction de la FIOM était de plus en plus inquiète suite au constat des effets désagrégateurs de la politique de « concertation sociale » sur la structure et la force des travailleurs. Cela se manifestait par la remise en cause des politiques contractuelles (depuis la fin des années 1960, les contrats à l’échelle nationale traduisaient un rapport de force socio-politique), par l’obligation de définir des options à l’occasion de profondes restructurations des principales entreprises et de réduction quantitative de la force de travail qui y était employée.

La direction de la FIOM s’opposait aux modèles de flexibilité accentuée que le patronat cherchait à imposer à l’ensemble des organisations syndicales. En effet, les autres forces syndicales, de la CISL à l’UIL, manifestaient leur disposition à accepter sans limites une subordination aux exigences du capital. L’organisation patronale italienne, la Cofindustria, remettait, elle aussi, en cause la politique de concertation, mais depuis une position de droite, après avoir tiré tous les bénéfices qu’elle attendait de la concertation. Il y a deux ans, le cas Zanussi (entreprise d’électroménager contrôlée par le groupe suédois Electrolux), où les patrons exigeaient des équipes pour le week-end, l’accord séparé des deux fédérations FIM[4] , puis la victoire de la FIOM à l’occasion du référendum sur cette réorganisation du travail, tout cela indiquait les tendances qui allaient trouver leur expression plus nette dans la période récente. La direction de la FIOM, à l’échelle nationale comme au plan local, s’est rendue compte que les discussions portaient sur l’existence même du contrat collectif à l’échelle nationale et sur les deux niveaux de négociations contractuelles [une fois le contrat national acquis, selon les rapports de force dans les entreprises, des clauses supplémentaires sont ajoutées à ce dernier]. Or, ces éléments constituent, dans l’histoire récente du pays, l’élément qui étaye la défense collective de la valeur de la force de travail et qui permet une organisation renforcée des travailleurs. Au travers de l’attaque contre les droits des salariés, le syndicat lui-même, et plus particulièrement l’appareil syndical, était mis en cause, un syndicat devant être un instrument pour organiser ouvriers et employés d’un point de vue de classe, avec une certaine autonomie, facteur qui existait encore, malgré la modération contractuelle et politique qui plus d’une fois caractérisa la politique revendicative de la CGIL[ [6] s’est prononcée pour le oui. Il en va de même de porte-parole des « Girotondini » [rondes]. Ce choix donne plus de possibilités à une victoire du référendum le 15 juin. Toutefois, face à cette poussée, les forces patronales peuvent chercher, dans un temps relativement bref, à régler les comptes avec la CGIL. Le vote - et le non-vote, car si la participation est inférieure à 50%, la validité du référendum n’est pas reconnue - devient un instrument pour infliger une défaite aux salariés et pour porter une attaque à la CGIL, dans la perspective d’une part de limiter son influence et d’autre part de la faire se déporter complètement sur la ligne de la DS et de la CISL. Pour ces raisons, ceux qui dans la CGIL avaient envisagé le soutien au référendum sous un angle strictement formel se verront contraints de réviser leur option car ils courent le risque de subir la contre-attaque de l’adversaire. Selon le résultat du vote du mois de juin se précipiteront des réalignements non seulement entre la DS et la CGIL, mais au sein même de cette dernière.

Les rapports de force entre classes

Tentons d’émettre un jugement sur les relations de force structurelles entre les classes. Il est très rare qu’ait existé un déphasage aussi net - un hiatus quasi désespérant - entre l’ampleur des mobilisations d’un côté et leur sédimentation politique et de l’autre organisationnelle en termes de structures de lutte, d’instruments d’action directe sur le lieu de travail et dans la société. La participation à des échéances significatives - que ce soit celle contre la globalisation capitaliste, celle contre la guerre ou encore les luttes sociales et syndicales et les grèves appelées par la CGIL, auxquelles ont participé des millions de salariés, y compris des secteurs précaires - ne s’est pas traduite, si ce n’est de façon marginale, dans une disponibilité organisée permettant de poursuivre sur la durée des actions aptes à contrecarrer les politiques néolibérales sur les lieux de travail. C’est-à-dire là où s’expriment dans toute leur dureté les rapports de force entre capital et travail. Or, en dernière analyse, sans un changement dans ce domaine, les rapports de force entre classes ne seront pas substantiellement modifiés.

En d’autres termes, les mécanismes qui s’étaient développés dans le passé - et que l’on pouvait espérer voir renaître aujourd’hui - ne se sont pas vérifiés. Le déclenchement d’un cercle vertueux et cumulatif du mouvement de masse qui unit la critique à la globalisation capitaliste et le rejet des politiques néolibérales, et qui se fonde avec des mobilisations plus spécifiques (lutte des salariés dans les entreprises, sur les lieux de travail, ayant des objectifs propres), ne s’est pas produit. Ce mécanisme n’a pas pu être mis en marche par une nouvelle avant-garde jeune qui a toutefois émergé.

La présence et le rôle de jeunes travailleurs et travailleuses - pourtant présents dans les mobilisations et les grèves - qui seraient aptes à rénover, de manière décisive, le syndicat et à permettre le dépassement du syndrome de la défaite qui marque les anciens cadres dirigeants, produit des cycles de luttes passés, n’ont pas débouché sur la constitution d’éléments alternatifs de direction. Dans la métallurgie, les travailleurs ont voté massivement pour la plate-forme de la FIOM ; ils ont soutenu politiquement cette organisation syndicale. Plus généralement, ils se reconnaissent dans la CGIL lorsqu’elle fait face au gouvernement. Mais tout cela reste dans le cadre d’une attitude de délégation, d’espérance qu’un syndicat, une direction, un appareil offre des résultats.

Dans la quotidienneté des rapports entre capital et travail, les patrons peuvent continuer à désorganiser et fragmenter la force de travail, à imposer des contrats aux organisations syndicales qui accroîtront les fractures au sein du monde du travail, accumulant de la sorte les conditions pour infliger une défaite historique au mouvement ouvrier, aidés en cela par un gouvernement qui met en pièces ce qui reste des conquêtes sociales et qui utilise le système légal pour permettre de réaliser ce que le patronat ne peut imposer directement sur le lieu de travail. Voilà le sens du Pacte pour l’Italie et des lois 30 et 848, et de celles qui peuvent suivre [9] .

Des causes complexes

Les origines de cette situation sont multiples. Tout d’abord, il faut prendre en compte l’ampleur de la défaite subie au cours des années 1990. Ensuite, s’exercent les effets objectifs de la fragmentation du « monde du travail » produite par les dynamiques économiques et la déréglementation. Enfin, existe une intériorisation de la défaite parmi de nombreux cadres syndicaux et le fait que, après dix années de concertation, beaucoup de militants dans les entreprises sont devenus prisonniers de cette pratique alors que les jeunes militants se trouvent sans expérience. Parfois, des membres des directions ont eu une perception à plus long terme de la portée de l’affrontement en cours que les militants insérés dans le travail quotidien. Cela vaut pour la FIAT où ce fut d’abord la direction nationale de la FIOM (avec le SIN COBAS - syndicat structuré sur des comités de base) qui a adopté une position de rejet radical du plan proposé par l’entreprise, cela dans une perspective d’affrontement national intégrant toutes les unités de production. Au plan local, les réactions initiales ont poussé la FIM et l’UILM à signer des accords séparés et locaux dans les entreprises FIAT de Cassino et de Mirafiori (Turin). Cela a été y compris le cas dans la FIOM pour ce qui est de l’usine FIAT de Pomigliano où a été signé un accord qui s’inscrit dans la logique de la FIAT-General Motors : fermeture des usines du nord et introduction dans celles qui resteront au sud du modèle de Melfi

[10], c’est-à-dire de l’exploitation poussée à l’extrême. L’évolution négative de la lutte à la FIAT a eu un effet sur l’ensemble des luttes.

Il faut aussi prendre en compte les limites de la politisation du mouvement contre la globalisation capitaliste. Plus exactement, il faut saisir la difficulté d’une compréhension parmi celles et ceux qui y participent du lien entre une critique générale du système capitaliste dans son ensemble, et y compris des organismes financiers internationaux, et la définition concrète de l’adversaire bien réel auquel les salariés s’affrontent tous les jours. Ce qui implique la création et l’appropriation d’organismes pour le combattre, de revendications pouvant stimuler une lutte particulière qui permette d’accumuler des forces et de renforcer, de manière relativement stable, une bataille politique d’ensemble.

Enfin, se dégage un troisième problème : les mouvements qui s’opposent à l’offensive étatique néolibérale ont besoin d’un débouché politique, c’est-à-dire de partis politiques qui le prennent en charge. Ce ne sont certainement pas les forces de la gauche modérée ou social-démocrate qui peuvent offrir un tel débouché. Et les forces pour une alternative au système en Italie et en Europe, bien que revigorées par le mouvement altermondialiste et contre la guerre, et compris les mobilisations sociales, n’ont pas encore accumulé le capital suffisant pour se positionner de façon crédible sur ce terrain.

L’espace de l’action politique

C’est sur le lieu de travail et dans le mouvement social que l’on peut juger l’action d’un parti. La situation sur ce terrain n’est pas facile. Si le cycle de luttes qui a commencé ne se développe pas, il n’y aura pas de statu quo. Ce sont des défaites sociales qui surviendront. Prenons l’exemple de la métallurgie. Faisons l’hypothèse que l’accord soit rejeté, qu’une grève générale confirme à sa manière la critique des salariés ayant conduit à ce rejet et au soutien de la plate-forme de la FIOM, qu’une grande manifestation soit organisée. Et puis ? Le terrain est miné et les choix sont difficiles. Comment pourra-t-on réussir à maintenir un espace contractuel grâce à des centaines de luttes dans les entreprises, coordonnées entre elles, et concrétiser cela au plan des accords contractuels au niveau de l’entreprise (qui complètent le contrat national) ? Une orientation correcte peut ne pas réussir à s’affirmer si elle manque de toutes les médiations qui permettent de traduire un choix politique de fond sur les lieux de conflits les plus directs, si elle manque d’un travail collectif, de la formation de nouvelles avant-gardes suffisamment sûres d’elles-mêmes pour mettre à profit une dynamique qui s’enclenche. Si cela ne se produit pas, la démoralisation peut s’emparer de secteurs de salariés et ouvrir la voie à une contre-attaque des secteurs modérés de la CGIL liés au groupe dirigeant de DS. En perspective, l’on perçoit les processus de recomposition et réorganisation au sein des organisations syndicales, processus sur les lesquels le Parti de la refondation communiste devrait être capable d’intervenir afin de favoriser des éléments d’unification des salariés en vue de la consolidation d’un syndicat de classe.

Il n’est pas exagéré de dire que l’affrontement sur l’article 18 va certainement marquer cette étape. C’est une occasion de pouvoir battre le patronat, le gouvernement et les appareils syndicaux, qui sont leur courroie de transmission au sein des salariés. Conjointement, ce serait l’occasion d’infliger un coup à la politique des forces du centre gauche qui aspirent seulement à gérer, pour le compte du patronat, le gouvernement dans le cadre contraignant d’une politique néolibérale.

Il s’agit donc d’unifier le monde du travail que tant de forces veulent diviser. Il s’agit d’affirmer ses droits et les raisons de ses droits, il s’agit de mettre fin à une dérive. Il faut obtenir, après une longue période, une victoire pour créer des conditions plus favorables au développement de ce cercle vertueux des luttes. - 1er juin 2003

* Responsable de l’intervention dans les grandes entreprises du Parti de la refondation communiste.

[[1]

FIOM : Fédération des employés et ouvriers de la métallurgie. C’est la principale fédération membre de la CGIL (voir note 6). Elle compte 350’000 inscrits sur 1,6 million de salariés de l’industrie métallurgique (au sens large, incluant aussi bien la métallurgie que l’automobile ou les machines-outils).
[2]CISL : Confédération italienne des syndicats travailleurs. C’est la deuxième confédération syndicale. Elle revendique quelque 3,7 millions d’inscrits, dont la moitié sont des retraités. Cette confédération a adopté des positions de plus en plus modérées. Elle a une orientation néocorporatiste : accords patronat-gouvernement-syndicat.
[3]UIL : Union italienne du travail. Elle compte 1,7 million de salariés. Elle a la même orientation que la CISL.
[4]La FIM est la fédération des métallurgistes membres de la confédération CISL.
[5]UILM : fédération des métallurgistes membres de la confédération UIL.
[6]CGIL : Confédération générale italienne du travail. C’est la plus grande confédération. Elle compte 5,3 millions d’adhérents, dont seulement 50% sont des salariés encore actifs. Elle est dirigée traditionnellement par des porte-parole de l’ancien PC, puis des démocrates de gauche (DS). Aujourd’hui, elle est dirigée par un regroupement de forces considéré à gauche dans DS, mais très minoritaire dans ce parti. Au sein de la CGIL existe une tendance de gauche qui réunit environ 20% des membres et qui a pour nom Changer d’orientation. Au cours des deux dernières années, la direction de la FIOM apparaît de fait comme une aile gauche de la CGIL.
[7]L’article 18 de la loi 300 (le statut des travailleurs) est le résultat des grandes mobilisations de l’automne chaud de 1969. Cet article prévoit que, dans le cas où un.e salarié est licencié sans justes motifs, le juge qui vérifie la non-légalité de la décision prise par l’entreprise impose la réintégration licenciée à son poste de travail. Le patronat dispose de beaucoup de possibilités de licencier, individuellement ou collectivement, en faisant appel à des raisons économiques ou de restructuration. Toutefois, l’article 18 empêche, partiellement, les représailles antisyndicales et l’arbitraire total dans les rapports entre entrepreneurs et salariés. Il y a peu, un juge a obtenu la réintégration à son poste de travail d’un ouvrier de la FIAT de Termoli, qui avait été licencié pour avoir déployé le drapeau de la paix sur son lieu de travail. L’article 18 ne concerne que les entreprises de plus de 15 salariés. Pour faire face à cette faiblesse et créer un cadre de lutte en faveur de l’extension des droits et de défense d’ensemble de l’article 18, au cours de l’été 2002, le Parti de la refondation communiste (PRC), les Verts, avec la FIOM et des syndicats de base ont récolté 700’000 signatures pour imposer un référendum en faveur de l’extension de l’article 18 à tous les salariés.
[8]Le mouvement des rondes (Girotondini) est né d’en bas, à partir de professeurs d’université, d’intellectuels, d’artistes. Il s’inscrit dans le champ politique de l’Olivier, c’est-à-dire de l’alliance de centre gauche. Il réclame une opposition plus marquée au gouvernement Berlusconi sur des thèmes tels que la démocratie et la justice. Un de ses porte-parole les plus connus est Nanni Moretti.
[9]Le Pacte pour l’Italie est un accord signé par la CISL et l’UIL avec toutes les organisations patronales. Y compris la Ligue des coopératives, ancienne organisation dirigée par le PC et aujourd’hui par DS, a signé cet accord. Ce dernier prévoit la complète libéralisation du marché du travail et l’extension de la précarité. Il envisage aussi la création de véritables organismes corporatistes qui assurent le financement des syndicats. C’est un modèle helvétique de syndicalisme. Le gouvernement veut rapidement transformer le contenu de ce pacte en de nouvelles lois.
[10]Melfi est l’usine la plus moderne de la FIAT. Elle a commencé à fonctionner en 1993 dans la région de Basilicata dans le sud de l’Italie. FIAT a construit cette entreprise avec des subventions importantes de l’Etat et des structures régionales. Les syndicats ont accepté des conditions de travail tout à fait particulières au nom de la création d’emplois : travail par équipe sur six jours, intensité extrême du travail, salaires inférieurs. La direction de la FIAT a introduit récemment un mécanisme de mise en concurrence des travailleurs au sein de l’usine elle-même.

(tiré du site A l’encontre)