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La Banque mondiale et la privatisation de la santé

dimanche 22 juin 2003

Par Gérard Surdez

La Stratégie de Développement de la Banque Mondiale du Secteur Privé (DSP)

Ceci est l’instrument le plus récent de la BM (Avril 2003) pour développer les mécanismes du marché dans le secteur de la santé. Il vise à améliorer la part du privé dans le domaine des soins et des autres services sociaux des Pays en Développement. On retrouve une démarche identique dans le Rapport 2003 de la BM sur le Développement.

Plus grande source de financement du secteur santé pour les pays à bas ou moyens revenus (engagements nets totaux de 9,3 Milliards $ en 2000), la BM s’inspire de ses écrits sur la Stratégie de Réduction de la Pauvreté (qui visait à rendre plus présentable ses Plans d’Ajustement Structurel sans beaucoup s’en différencier) pour guider sa stratégie DSP sur la santé.

Début 2002, la BM a lancé sa stratégie DSP, centrée sur la réduction de la pauvreté. Le secteur privé étant, pour elle, le moteur de la croissance économique, il vient en complément du secteur public pour la fourniture d’infrastructures, de santé et d’éducation. Cette stratégie implique un changement de nature des prêts accordés par la BM aux nouveaux secteurs (les services sociaux de base) et de destination (nouveaux pays, notamment les Pays à faible revenus). Le DSP va renforcer le rôle des fournisseurs privés via l’AID (Association Internationale pour le Développement pour les prêts LT à taux quasi nuls pour les PMA) et la SFI (Société Financière Internationale pour le financement du secteur privé du Sud). Le département Santé et Education de la SFI a conçu en 2002 un document " Investing in private health care : strategic directions for IF " qui reflète ses ambitions dans le domaine social.

Les investissements que la SFI favorise se répartissent en deux catégories : maintien des investissements déjà existants dans le secteur hospitalier (hôpital de jour, imagerie médicale, hémodialyse) et leur développement dans de nouveaux secteurs en croissance comme l’assurance médicale privée, la biotechnologie ou la formation du personnel de santé. Elle est aussi intéressée par d’autres marchés : niveaux primaires et secondaires de soins (préventif, curatif ou de réhabilitation), le traitement des eaux usées et des déchets hospitaliers. Aucune priorité entre ces secteurs ne se dégage, suggérant plutôt une mentalité du "nous pouvons tout faire" de la Banque.

Ses investissements se concentrent sur sept régions comme le sud et le sud-est asiatique (Inde et Pakistan) ou l’Afrique (Côte d’Ivoire, Kenya, Nigeria, Afrique du Sud).

Pour la BM, la stratégie DSP viserait à créer un équilibre entre les fonctions complémentaires du secteur privé et du secteur étatisé. Elle reste toutefois floue quant au rôle des gouvernements dans la distribution publique des services de santé. Elle déclare à la fois que si le secteur public est une composante essentielle des systèmes de santé, le privé devrait soulager les gouvernements de quelques unes de ses tâches et lui permettre de se concentrer sur ses fonctions essentielles.

Reconnaissant que son expérience dans le secteur de santé privé est "embryonnaire", l’analyse attentive des expériences menées jusqu’ici, pas seulement par la BM, pour nous éclairer un peu plus sur la contribution du secteur privé et sur les conditions dans lesquelles il opère, devrait être dans le futur la démarche la plus appropriée.

Les prêts actuels au secteur santé tant par l’AID que par la SFI représentent très peu (1 % environ de la totalité du secteur santé, nutrition, population). La stratégie DSP prévoit un changement dans le financement du secteur qui s’orienterait d’un financement de moyens à un financement de résultats. La responsabilité et le risque passeraient aux fournisseurs privés dans la mesure où ils ne seraient payés que s’ils fournissent les services prévus dans les contrats.

Tout en reconnaissant que le DSP en matière de santé reste "hautement discutable", la BM ne cherche pas à en discuter les raisons. Elle prétend que le secteur privé est plus efficace, que le DSP accroît les ressources et améliore les choix du consommateur, prétentions non vérifiées par les faits. (Le pouvoir entre fournisseurs et patients y est en particulier fort déséquilibré). Dans les Pays à bas revenus où le nombre de fournisseurs est limité et où le public n’est pas très bien informé, la notion de concurrence n’a pas beaucoup de sens. La croissance rapide du secteur privé dans ces pays ne provient pas d’une volonté politique explicite de promouvoir ce secteur mais d’abord du sentiment que le secteur public n’offre pas une bonne qualité de soins.

Dans beaucoup de pays, le secteur privé prolifère rapidement et de façon incontrôlée. La BM estime les dépenses privées de santé à 59 % du total des dépenses dans les pays à faibles revenus contre 48 % pour les pays à hauts/moyens revenus. (51 % pour la moyenne mondiale). Au Kenya, par exemple, 70 % de l’ensemble du corps médical travaille à plein temps pour le secteur privé. La principale question n’est donc pas de savoir s’il devrait jouer un rôle dans le système mais comment l’y intégrer afin que les objectifs de santé publique soient atteints de la meilleure façon. Cette question n’est pas abordée dans la stratégie DSP. A l’opposé, celle-ci encourage la privatisation en mettant l’accent sur le transfert de fonds publics aux fournisseurs privés et en leur octroyant un soutien direct. En outre elle ne reconnaît pas la différence fondamentale séparant services marchands des services non marchands. Les formes d’association basées sur des fonds mutuels, qui existent dans plusieurs pays, ne sont même pas mentionnées.

Alors que la BM a semblé prendre récemment ses distances avec les "droits d’usage" pour les pauvres dans les services sanitaires de base, la stratégie DSP prévoit de faire payer aux patients la totalité du prix du service, les subventions étant utilisées pour permettre son accès aux pauvres. Rappelons ici que la dépense moyenne par tête en matière de santé publique n’atteint pas 10 $ par an dans les PPTE (Pays Pauvres Très Endettés). On est loin des 30 à 40 $ minimum par tête demandés pour les pays à faible revenu pour couvrir les interventions essentielles (selon la Commission de l’OMS 2001 sur la Macroéconomie et la Santé)

La BM spécifie que les interventions DSP seront financées à partir des budgets existants par le biais de ré affectations internes. On peut donc s’attendre à ce que les augmentations futures des prêts pour la santé se feront aux dépens du secteur public. La stratégie DSP accélèrera une médecine à deux vitesses.

La stratégie DSP ne fournit pas d’informations très claires sur le volume de l’aide qu’elle allouerait au secteur de santé dans les années à venir, pas plus que sa croissance prévisible par rapport aux niveaux financiers actuels. On notera seulement qu’en termes réels les prêts et garanties de la BM au titre du DSP ont doublé entre 95 et 2000 (ils sont passés de 16 à 30 % du total), en grande partie en raison des augmentations de la part de la SFI. Les investissements de celle-ci représentaient en 2000 56 % du total des prêts et garanties de la BM pour le DSP. Dans les pays à faibles revenus, les prêts AID/BIRD représentaient cette année-là le sixième des prêts et garanties DSP.

On peut faire la distinction entre les différentes formes de développement du secteur privé : privatisation mais aussi sous-traitance ou reconnaissance à l’autonomie.

Dans la sous-traitance, le gouvernement joue le rôle de l’acheteur de services auprès du secteur privé (services de restauration, de blanchisserie ou de sécurité à l’intérieur de l’hôpital). Il peut aussi jouer le rôle de fournisseurs au secteur privé (industriels sous contrat de services payants avec les hôpitaux publics). Le Service National de la Santé britannique est un bon exemple du rapport acheteur/fournisseur.

La reconnaissance à l’autonomie s’associe à la décentralisation impliquant une déconcentration de la responsabilité gouvernementale à des départements administratifs spécifiques (instituts de recherche, hôpitaux.)

ou sa dévolution aux autorités administratives locales (départements, communes) ce qui implique l’autonomie budgétaire, financière et/ou en ressources humaines. Des dispositions peuvent prévoir la participation de représentants privés dans les prises de décision.

La stratégie DSP n’apporte rien de nouveau dans le secteur . Elle ne fait que poursuivre et renforcer la politique de la BM de soutien au secteur privé en matières de services de santé qui a débuté fin des années 80.

Elle recouvre indistinctement aussi bien les centres de soins non marchands que les cliniques payantes, estimant que leur rôle est complémentaire au secteur public.

Elle ne dit rien sur les contrôles et l’évaluation. En matière de santé, il n’est pas si facile de mesurer la qualité des soins de façon universelle.

L’affirmation des macro-économistes que l’offre a bien plus de conséquences que la demande du point de vue de l’efficacité, de la qualité et de l’encadrement des dépenses est battue en brèche par de nombreux exemples prouvant que les médecins ont le pouvoir d’orienter la demande, de sur prescrire et de pratiquer des tarifs discriminatoires. Dans ces cas, un rôle plus important du secteur public doit être la réponse à apporter aux échecs du marché.

Selon le document DSP, le DSRP (Document Stratégique de Réduction de la Pauvreté), introduit conjointement par la BM et le FMI en 1999 pour rendre éligibles à leurs prêts au moins 78 pays à faibles revenus, demeure le cadre dans lequel les stratégies DSP doivent être incorporées. (L’UE a indiqué que le DRSP constitue le document de base pour ses contributions). En octobre 2002, 22 pays avaient finalisé leur DSRP dont 15 en Afrique sub-saharienne.

On ne peut toutefois être sûr que des efforts particuliers vont être entrepris pour s’assurer de l’intégration de la problématique DSP dans les DSRP existants. Ni si des pays développeront leur propre stratégie DSP, détachée de leur DSRP.

Des associations citoyennes qui ont critiqué la collusion de leurs gouvernements dans la privatisation des services, exigent que les décisions sur la disposition des services relèvent de la démocratie locale et non d’agents extérieurs. Elles mettent en garde contre l’interférence de la BM avec les processus nationaux au moyen de campagnes publiques d’information, en vue de persuader les pays et leurs habitants des bénéfices que la participation du secteur privé est supposée leur apporter. (voir N°423 du "Grain de Sable" sur la propagande de la BM).

Les conséquences de la libéralisation du secteur de santé ont été rarement envisagées avant l’apparition de l’AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services) à l’OMC. Ses règles pourraient mettre hors la loi les mécanismes non marchands parce que anti-compétitifs et plus restrictifs au commerce que nécessaire. La stratégie DSP ne fait même pas allusion à ces risques potentiels.

L’Adpics (Accord sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce) pourrait miner la capacité des pays en développement à offrir à leurs population des médicaments à des prix abordables pour elles et pourrait rendre ces gouvernements vulnérables aux pressions politiques des Etats économiquement puissants.

Le rapport de la Commission sur la Macroéconomie et la Santé de l’OMS de 2001 appuie le développement de systèmes "proches du client", un mix de fournisseurs de santé étatiques et privés dont les financements seraient garantis par l’Etat :"Puisque les systèmes publics de santé ont été si faibles et sous financés ces récentes années, il s’est créé un secteur non gouvernemental très important, sur un modèle de pratiques privées (ONG et organisations religieuses). La variété des fournisseurs est utile pour créer de la concurrence et fournir une soupape de sécurité en cas de faillite du système public. C’est un fait accompli dans presque tous les pays pauvres"

La stratégie DSP fait courir le risque de lier les modalités de financement aux priorités des grandes institutions financières internationales, qui peuvent être guidées par le type d’activités et de services dans lesquelles les fournisseurs privés sont prêts à s’engager. Celles-ci ne sont pas forcément celles dont ces pays ont le plus besoin ;

Elles peuvent se concentrer à tort sur les zones urbaines ou sur un certain nombre de maladies et de spécialités sélectionnées au détriment des soins primaires.

En résumé, la stratégie DSP empêchera les gouvernements de remplir leurs obligations en matière de protection du droit à la santé pour de larges couches de leurs populations et rendre le fossé séparant les riches des pauvres dans un seul et même pays encore plus large, tout autant que le fossé séparant les pays riches des pays pauvres.

Des pays pourraient tirer meilleur profit d’une assistance pour mettre en place des mécanismes réglementaires et de contrôle du secteur privé plutôt que d’investir dans une programmation des privatisations. Réglementations, inspections et sanctions doivent aller de pair.

Contact pour cet article omc.marseille@attac.org