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Situation actuelle en Amérique latine

dimanche 29 juin 2003, par James Petras

Introduction

Il y a quatre clés pour comprendre la situation actuelle en Amérique latine :

1. Le développement inégal de la lutte ethnique et de la lutte classe et les contradictions à l’intérieur des mouvements sociaux ;
2. Le tournant à droite des anciens partis électoralistes de gauche ou populiste et leur alliance avec l’impérialisme américain ;
3. Le déclin du modèle socio-économique néolibéral et l’isolement des régimes néolibéraux et leur recours croissant à la violence ;
4. La résurgence du militarisme et de la colonisation impérialiste - avec ses succès et ses échecs.

Développement inégal de la lutte ethnique et de la lutte de classe

Les mouvements et les luttes populaires latino-américains reflètent un mélange complexe d’avancées et de reculs qui dépendent de circonstances spécifiques et de conjonctures particulières. Il n’y a aucune « nouvelle vague » générale de victoires ou de défaites. Du côté positif, il y a la victoire du mouvement populaire au Venezuela qui a défait deux coups d’État orchestrés par les États-Unis et le programme de réforme agraire du président Chavez qui promet de fournir des terres à cent mille familles d’ici 2003. En Bolivie, le MAS, les mouvements sociaux et particulièrement les cueilleurs de coca ont bloqué victorieusement le programme de privatisation du gouvernement du président Sanchez de Losada et ont accru leur appui électoral et de masse. Par contre, en Équateur et au Brésil, l’adoption d’une politique néolibérale par les présidents Lucio Gutierrez et Inacio Lula représente un affaiblissement temporaire de la gauche et de lutte de masse.

Le développement inégal de la lutte populaire de masse se retrouve dans toute l’Amérique latine - elle progresse au Pérou, elle décline au Chili mais la guérilla colombienne se développe. L’élément-clé pour comprendre le reflux et le flux de la lutte de masse en Amérique latine exige que nous dépassions l’analyse des crises économiques et que nous examinions la question politique en particulier le rapport entre la politique électorale et celle des masses. La raison est claire : toutes les économies latino-américaines sont dans une crise profonde qui continue à générer des inégalités sociales - mais dans certains pays la lutte avance alors qu’elle recule dans d’autres pays.

La clé pour comprendre le développement inégal de la lutte est l’observation des rapports différents entre les mouvements sociaux et les formations politiques. En Bolivie, au Venezuela, à Cuba, les mouvements de masse sont liés à des formations politiques populistes et socialistes qui poursuivent des objectifs des mouvements. Au Brésil et en Équateur, les mouvements de masse sont (ou étaient) liés à des régimes politiques et à des partis néo-libéraux qui s’opposent aux revendications fondamentales des mouvements populaires et qui sont liés au Fonds Monétaire International et aux élites néolibérales. Au Pérou, en Colombie et au Mexique, les mouvements de masse et les guérilleros progressent parce qu’ils sont indépendants des régimes néolibéraux et des partis bourgeois. En Argentine, et dans une moindre mesure au Paraguay et en Uruguay, les mouvements de masse ne sont pas capables de construire une alternative politique - et cela a comme résultat que les luttes héroïques et des protestations de masse ne se sont pas traduites en un défi sérieux posé au pouvoir d’ État et cela a permis aux partis électoralistes bourgeois et réformistes de capitaliser sur le mécontentement avec l’élection de Kirchner en Argentine et du Frente Amplio en Uruguay.

En résumé, les mouvements sociaux qui ont été le plus loin dans la période actuelle sont ceux qui sont liés aux formations politiques de classe ou populiste alors que les mouvements sociaux qui n’ont pas de liens ont échoué ou ont régressé. Le paradoxe consiste en ce qu’en Argentine, le soulèvement populaire et le florissant mouvement des travailleurs en grève, en assemblées de voisinage ont manqué d’une organisation politique capable d’arracher le pouvoir politique alors qu’au Brésil les mouvements populaires étaient unis dans un parti politique, le Parti des Travailleurs qui a tourné à droite et qui a abandonné le mouvement.

Tant en Argentine qu’au Brésil, l’avancée du mouvement social a été entravée par l’absence d’une organisation de classe politique indépendante malgré la maturité des conditions objectives.

La situation socio-économique

La situation objective en Amérique latine est mûre pour une transformation sociale. Tous les principaux indicateurs sociaux sont négatifs. Si nous prenons le chiffre réaliste de cinq dollars par jour comme niveau de pauvreté, plus de 70 pour cent des latino-américains vivent dans la pauvreté et presque 40 pour cent sont indigents - ils vivent avec moins de 2$ US par jour. En Argentine, le pays le plus riche pour ce qui est de la production de viande et de céréales par personne, presque 60 pour cent de la population vit dans la pauvreté et le tiers est indigent. Le Brésil a été en récession durant plus de trois ans et il a payé plus de 60 milliards de dollars de dette alors que Cardoso et Lula ont réduit le financement public des logements, de la santé, de l’éducation et la réforme agraire. Au Mexique, en Uruguay, en Bolivie, en Colombie et au Venezuela, les économies sont dans des crises profondes à mesure que le modèle néolibéral basé sur les exportations transfère à l’extérieur les revenus d’exportations sous forme de sortie de profits, de paiements de la dette et d’évasions fiscales. Les inégalités se sont étendues durant les cinq dernières années à toute l’Amérique latine : suite aux programmes d’austérité introduits au Brésil, en Argentine et au Mexique, les classes dominantes ont augmenté leurs profits grâce à des impôts plus bas, à des salaires inférieurs et à des paiements réduits des mesures de sécurité sociale au dépends des travailleurs.

La stagnation économique chronique et les inégalités sociales n’ont pas été changées par l’élection de Lula Brésil, de Gutierrez en Équateur ou de Toledo au Pérou. La situation socio-économique s’est empirée. Durant les six premiers mois de 2003, le Brésil a montré un taux de croissance négative de 1 pour cent, Gutierrez a polarisé le pays en favorisant les investisseurs étrangers et en s’attaquant aux paysans et aux indigènes et Toledo a suivi à la lettre la politique du Fonds Monétaire International en affrontant les manifestations de rue massives de tous les principaux syndicats et organisations paysannes et les fédérations des étudiants du pays.

La montée et le reflux de la « quatrième vague du néolibéralisme »

Le néolibéralisme ressemble à un chat qui a neuf vies. À chaque décennie, depuis la moitié des années soixante et soixante-dix, sont apparus de nouveaux dictateurs ou présidents qui promettent de moderniser le pays au moyen d’une « politique de libre-échange » régie par les exportations et ont laissé le pouvoir ou ont été expulsés comme incompétents corrompus ou les deux à la fois. Mais ils n’ont été que remplacés par une nouvelle version du pareil au même. Chacun des nouveaux présidents ont promis des changements s’ils étaient élus et ont réalisé des « ajustements » plus sévères qui ont appauvri davantage le pays. La période actuelle n’est pas une exception -Da Silva, Gutierrez, Fox, Toledo, se sont présentés comme les présidents du peuple durant leur campagne électorale mais une fois élus, ils ont poursuivi et ont approfondi le programme néolibéral et leurs liens avec l’impérialisme américain. Cette « quatrième vague » néolibérale a ouvert une nouvelle ronde d’affrontements importants.

Les mouvements de masse les plus récents ont eu lieu en Bolivie et ont été dirigés par les cultivateurs de coca de Chapare, les "fabriles" de Cochabamba, les mineurs des Andes et pauvres de la ville de La Paz. Au Pérou, les enseignantEs des écoles publiques ont lancé une grève générale, et ont été appuyés par les d’agriculteurs et les paysans luttant contre des salaires misérables et les bas prix des produits agricoles, conséquences de l’importations de semences de céréales subventionnées par les Etats-Unis. De telles alliances enseignantEs-agriculteurs-paysans se sont conclues au Mexique et en Colombie ; au Venezuela, les masses urbaines ont bloqué les artisans du coup d’État appuyés par les Etats-Unis ; elles ont organisé des Cercles bolivariens qui ont exercé des pressions sur le gouvernement Chavez pour qu’il mène jusqu’au bout les changements structurels et une politique de redistribution plus radicale dans l’économie et la société. En Colombie, les groupes guérilleros -les FARC-EP et l’ELN ont fait face avec succès à d’importantes offensives militaires depuis que le président Uribe a pris le pouvoir. Aujourd’hui son régime est le plus faible et le moins capable d’obtenir un appui politique et économique pour la guerre si ce n’est du Pentagone. En Équateur, dirigés par la CONAIE et au Brésil, dirigés par le MST, les mouvements de masse ont commencé à exprimer leurs critiques des nouveaux régimes qu’ils avaient d’abord appuyés et cela à mesure que se renforce les frustrations face aux politiques néolibérales et droitières y compris des groupes paramilitaires qui ont pris l’offensive au Brésil en approuvant la politique favorable à « l’agro-exportation » des président élus.

Comme les élites financières américaines et européennes reconnaissent que Lula, Gutierrez et Toledo ne peuvent compter que sur un temps limité pour implanter les « réformes néolibérales » du Fonds Monétaire International - elles les pressent d’agir énergiquement et rapidement avant qu’ils soient politiquement isolés et de faire face à des affrontements avec les masses. Malgré le renversement imminent de la « quatrième vague » de régimes néolibéraux, les alternatives politiques ne sont réelles qu’à Cuba, au Venezuela et en Bolivie.

Subjectivité : les alternatives à venir

Il y a aucun doute que le glissement à droite des anciens candidats de gauche/populistes a limité temporairement les luttes populaires au Brésil, en Équateur - mais cela ne durera qu’une courte période. Comme nous avons pu le voir au Pérou, en Bolivie, en Équateur et en Argentine, quand les pseudo-populistes exposent leurs plans néo-libéraux, ils s’affrontent à des mobilisations populaires qui mettent en question leur légitimité et leur stabilité. Récemment, de nombreux présidents ont été chassés du pouvoir par des mobilisations de masse avant la fin de leur mandat officiel. Pérez au Venezuela, De la Rua en Argentine, Collor au Brésil, Mahuad et Buccaran en Équateur et Fujimori au Pérou.

Les questions principales qu’affrontent mouvements sociaux concernent la façon de traduire leur action défensive en une stratégie offensive, la façon de convertir leurs revendications sociales en un programme politique, la manière d’unifier les mouvements sociaux en un instrument politique ? Les mouvements sociaux de masse ont été le véhicule efficace de l’expression du mécontentement populaire et un instrument permettant d’obtenir des réformes - en opposition avec l’inefficacité des partis électoraux de la gauche. Néanmoins, les mouvements sociaux n’ont pas créé leurs propres instruments politiques à l’exception notable des cocaleros bolivianos. - MAS (Movimiento para el Socialismo). La majeure partie des mouvements sociaux ont confié leurs espoirs à des candidats sur la scène électorale qu’ils ne contrôlaient pas et qui fréquemment entretenaient des rapports avec les intérêts impérialistes comme le Fonds Monétaire International.

Les mouvements sociaux se sont retrouvés dans une contradiction entre l’action indépendante directe et de masse et leurs liens avec des partis électoralistes bourgeois. Cette contradiction ne peut être résolue en tournant le dos à la politique ou à des instruments politiques y compris des partis agissant sur la scène électorale mais en construisant un instrument politique d’un masse contrôlé, dirigé et subordonné aux mouvements sociaux.

Aujourd’hui le débat à l’intérieur des mouvements sociaux avancés d’Amérique latine est celui de construire à partir des avancées positives du passé, d’apprendre des erreurs du présent et de construire de nouvelles coalitions politiques de masse pour aller au-delà de la protestation vers une politique de transformation sociale.

Conclusion

Dans la situation actuelle en Amérique latine, il y a plusieurs signes positifs et quelques circonstances ambiguës. Bien que l’Amérique latine soit gouvernée par des régimes néolibéraux (à l’exception peut-être du Venezuela) aucun des présidents n’a consolidé leur pouvoir. De toute part, on retrouve un même modèle : les présidents gagnent leurs élections, ils pactisent avec le Fonds Monétaire International, les multinationales et les banques et ils perdent la rue - parce que l’immense majorité de la population se retourne contre le président élu. Toledo au Pérou d’aujourd’hui est passé de plus de 50 pour cent d’appui à moins de 10 pour cent de popularité. En Bolivie, Sanchez de Losada est passé de 22 pour cent du vote à moins de cinq pour cent. La même chose se produira avec les nouveaux présidents d’Équateur et du Brésil à l’intérieur d’une année ou deux. En deuxième lieu, quoi que les mouvements de masse se renforcent ou régressent, il n’y pas eu aucune déroute décisive comme cela s’est produit avec les coups d’État militaire en 1964, en 1973, en 1976 etc. En troisième lieu, les mouvements de masse de certains pays ont combiné différentes formes de luttes : le blocage des routes, l’occupation des terres, l’occupation des entreprises et des édifices gouvernementaux - avec les luttes électorales. Finalement, la conscience de classe des masses a développée lentement un point de vue critique par rapport aux partis de gauche agissant sur la scène électorale et aux candidats populistes.

Le période actuelle présente de grandes opportunités et des dangers pour les mouvements de masse. Le danger provient principalement des projets de colonisation des États-Unis par le moyen de la ZLÉA et de la militarisation avec le plan Colombie, les coalitions militaires interaméricaines dirigées par les États-Unis et les bases militaires pour susciter des coups d’État. Washington a obtenu un succès en s’assurant de l’appui de Fox à la ZLÉA, ceux des régimes-clients centro-américains et ceux des Caraïbes, d’Uribe en Colombie, de Lagos au Chili, de Lula au Brésil et de Toledo au Pérou. On peut supposer qu’il y aura quelques négociations en rapport aux subventions et mesures protectionnistes américaines surtout de la part de régime brésilien.

Mais la ZLÉA a aussi provoqué une opposition massive de toute l’Amérique latine où presque 80 pour cent de la population ( 95 pour cent au Brésil) s’oppose au nouveau colonialisme. Dans un quelconque référendum, la ZLÉA perdrait. Mais les États-Unis et les élites latino-américaines ont approuvé l’accord de recolonisation sans consulter les gens et peut-être même les corps législatifs.

La nouvelle doctrine Bush des invasions militaires offensives dans quelques lieux ou à quelques moments de ce soit représente une menace pour tous les mouvements populaires. La stratégie de militarisation de Bush a déjà été mis en pratique par les présidents clientélistes locaux. Depuis les débuts de 2003 plus de 60 travailleurs et paysans ont été assassinés par le régime Sanchez de Losada en Bolivie. Plusieurs activistes et de syndicalistes du Guatemala ont été assassinées par les forces paramilitaires liées aux grandes propriétaires terriens. Des centaines de paysans, de syndicalistes ont été assassinés en Colombie. Des douzaines de manifestants ont été blessés et assassinés en plus des centaines de militants politiques indiens ont été emprisonnés au Chili, en Bolivie, au Mexique, au Paraguay, au Pérou et au Guatemala.

L’Amérique latine démontre néanmoins que l’impérialisme américain peut être mis en déroute. Cuba a démantelé plusieurs réseaux terroristes financés par les États-Unis et a écarté des menaces internes ou externes à sa sécurité nationale. Le Venezuela a renversé la tentative de coup d’État fait sur la supervision des États-Unis. En Bolivie, le gauche est aujourd’hui la force politique dominante dans les rues et une opposition puissante au Parlement. En Colombie, les mouvements populaires et guérilleros ont continué à se développer malgré les interventions militaires américaines. Au Pérou, des millions de personnes exigent la démission de Toledo. En Argentine, sous la pression de masses, le président Kirchner se propose de repousser le paiement de la dette en faveur des dépenses sociales et de l’investissement public, promesse qui demande encore à être réalisée. En d’autres termes l’empire américain est dangereux et mais il n’est pas tout-puissant ; il a perdu plusieurs luttes récentes.

La situation actuelle promet d’en être une de polarisation sociale et politique croissante au Brésil, en Équateur, au Pérou et en Argentine. Avant la fin de 2003, nous verrons probablement un nouvel alignement des forces politiques et sociales d’en bas et peut-être quelques changements de régime de la base au sommet.

13 juin 2003

(Tiré de Rebelion, traduit par La Gauche)