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DENIS, Serge. Social-démocratie et mouvements ouvriers : la fin de l’histoire ?

dimanche 26 octobre 2003, par Daniel Dompierre

À l’origine, la social-démocratie (SD) représenta l’élément central de la formation du mouvement ouvrier et de son action politique. Suivant la période d’après-guerre, elle demeurait encore un véhicule des aspirations pour le changement social et des luttes pour la transformation du capitalisme. Après avoir nourri et canaliser ces idéaux au cours des mobilisations des années 60, 70 et 80 dans le sillage de leur accession ou participation au pouvoir, les partis de la SD furent incapables de répondre aux espoirs qu’ils suscitèrent. En lieu et place, la SD prit en charge la gestion de l’austérité capitaliste puis se fit le relais, sur une base distinctive, des politiques économiques du néolibéralisme. Voilà maintenant que l’on parle de « 3e voie » ou de « nouveau centre » . Pas de référence à la classe ouvrière ni à ses luttes. En fait, la SD n’est plus le lieu d’une référence identitaire pour la masse des salariés et il y a belle lurette qu’elle ne joue plus son rôle de « vecteur constitutif de classe » . La SD a ainsi franchi un « seuil qualitatif qui implique une brisure » vis-à-vis sa place traditionnelle dans la formation du mouvement ouvrier. C’est l’aboutissement de cette trajectoire que Serge Denis analyse ainsi avec finesse, combinant des éléments d’histoire à une intéressante discussion sur les déterminations du phénomène social-démocrate et les outils conceptuels de sa compréhension.

En abandonnant ainsi sa fonction historique d’origine, la SD entreprend donc un changement de nature en regard des intérêts auxquels elle s’identifiait depuis sa genèse. Ce procès politique, « l’épuisement programmatique » de la social-démocratie qui marque la « la fin de l’une des plus importantes réalités de la modernité industrielle » selon l’auteur, est en fait l’objet central de sa démonstration. Cette évolution, qui voit aujourd’hui un débouché dans un nouvelle trajectoire idéologique, se traduit par une « disjonction » entre les choix et orientations politiques de la SD et les attentes de ses bases sociales historiques. Les tensions et ruptures que cela devait entraîner au sein et à la périphérie des partis de la SD trouveront une correspondance dans la volatilité de l’électorat et la persistance de l’expression d’un fort mécontentement plus visible sur le terrain des luttes sociales. C’est là la sanction que trouvent la désorientation politique de la SD, son incapacité et son refus, finalement, à assumer le rôle qui lui est attribué traditionnellement.

Pour Serge Denis, il y a là un « problème d’arrimage » entre les bases des la SD, leurs mobilisations dans les conflits sociaux, et le « positionnement » des partis de la SD. L’auteur parle de « désengrenage » ou de « distanciation » entre les dynamiques sociales et revendicatives d’une part, et l’affirmation politique des partis de la SD d’autre part. En fait, au cours du procès d’épuisement programmatique, le maintien ou le retour des partis de la SD sur la scène politique n’indiqueraient pas un tournant « à gauche » de l’électorat et un renforcement du mouvement ouvrier ; ils ne traduiraient pas non plus une croissance de leur organisation ni de leur influence dans les mouvements sociaux ; enfin, et c’est déterminant, ce ne serait pas le fruit d’une montée de luttes revendicatives dans la société.

Fait remarquable lié directement à cette crise de représentation de la SD selon l’auteur et qui peut paraître paradoxal, c’est l’essor, observé notamment en France et en Italie depuis la fin des années 80, de nouvelles formes d’organisation dans les conflits sociaux, les fameuses « coordinations ». C’est en dehors du cadre organisationnel de la SD de même qu’en opposition à ses choix politiques que ces luttes de salariés et secteurs sociaux généralement associés à la SD, expriment plus clairement et radicalement des revendications ainsi que des aspirations à l’unité. Car cette dynamique se développe au-delà des références multiples à différentes organisations, partis ou syndicats, contribuant à façonner une identité de classe dans l’action politique autonome.

Dans ce divorce qui s’opère alors que la SD est appelée à approfondir son déplacement vers le centre entraînant ainsi la possible recomposition de nouvelles entités politiques, l’auteur entrevoit deux grandes tangentes pour l’avenir du mouvement ouvrier. Soit prédomine encore le jeu d’intérêts particularistes confirmant l’éclatement du salariat par secteurs et sensibilités politiques, soit émerge une lente reconstruction organisationnelle en symbiose avec la reconstitution du mouvement de classe en tant que sujet politique et dont l’expérience des coordinations pourrait montrer une voie.

Quoique Social-démocratie et mouvements ouvriers représente une synthèse remarquable accompagnée d’une réflexion bien menée, avec nuance, sur les transformations de la SD et son aboutissement, on demeure par moment sur notre faim. Ainsi, la contribution de Serge Denis s’attarde avant tout à faire un constat, à caractériser le complément d’une évolution et sa signification politique, sous cet angle de la définition de l’objet d’étude, on pourrait dire que c’est moins une étude systématique sur la genèse d’un processus, sur les

« pourquoi » de cet épuisement programmatique de la SD.

Ainsi, lorsqu’il s’agit de comprendre ce procès politique avec la récurrence des avancées de la SD sur le plan électoral ; les conditions renouvelées de sa

« relance » et enfin sa capacité à représenter encore un débouché politique. Pour une part, Serge Denis en cherche l’explication dans le maintien du poids du salariat dans les sociétés et la volonté de certains secteurs à exprimer une représentation indépendante de leurs intérêts dans le champs politique. On vote utile à gauche. De plus, même s’il se traduit par une fiabilité relative ou ponctuelle de l’électorat, le mécontentement des diverses bases de la SD ne se traduit pas encore par une défection massive et cumulative du vote social-démocrate. Par contre, selon l’auteur, cette distanciation politique trouve un débouché plus satisfaisant sur le terrain des luttes sociales en dehors et contre les orientations politiques de la SD.

En fait, le problème qui surgit alors est d’évaluer la place politique de ces bases aux nombreuse figures dans cette évolution et discerner comment elles agissent encore sur cette dynamique. Mais qui sont-elles vraiment lorsque désignées alternativement au fil des pages comme historiques, anciennes ou même socialistes ? Quelle consistance conservent-elles encore aujourd’hui ? Comment se distinguent-elles de l’électorat de la SD dans son ensemble ? Ces questions demeurent sans réponses. Et cette « base » électorale, ne peut-on pas penser qu’elle s’est transformée de façon significative ? Moins stable, plus largement disséminée dans les divers secteurs ou couches de la société, plus éclatée socialement et probablement moins liée structurellement aux cadres organisationnels de la SD. Quant à la base plus traditionnelle, historique, de la SD, là encore l’évolution de ses rapports aux partis compris sous le signe de

« l’érosion » par l’auteur, n’est pas clarifiée dans le cadre de la double évolution, politique et programmatique de la SD, reposant sur l’abandon de ses fonctions historiques au sein du mouvement ouvrier.

Donc, en partant des processus « d’érosion », de « distanciation », de

« disjonction » ou de « dislocation » retenus par l’auteur, on ne distingue pas comment s’agencent les nombreuses figures des bases de la SD et on ne perçoit pas non plus vraiment quelle est leur place, leur rôle, leur poids dans l’évolution et la dynamique internes des partis de la SD au cours de leur épuisement programmatique. On peut ainsi se demander dans quelle mesure ce procès politique entre en résonance avec les transformations de leurs propres bases ? Se pourrait-il donc qu’ il y ait une sorte de dualisme entre l’effritement de la base historique de la SD et sa désertion des appareils d’une part, et l’élargissement de sa base électorale d’autre part ?

La structure, la composition et les formes d’organisation des mouvements ouvriers aujourd’hui ne s’articulent donc pas à partir de la direction politique et du support organisationnel de la SD pour affirmer leur apparition autonome dans les luttes. Mais quel avenir est-il donc réservé à la reproduction d’ensemble des fonctions ouvrières assumées au cours de ce siècle par la SD ? L’apparition de la forme « coordination » dans les conflits ouvriers est à cet égard prometteuse mais cela exige une transcroissance dans la durée et la profondeur pour espérer frayer un chemin à l’exercice plus large et durable de ces fonctions au sein du mouvement ouvrier.

Pourtant, les coordinations sociales n’interviennent pas simplement ou exclusivement en marge du cadre organisationnel de la SD. Ainsi, l’exemple français des mobilisations de l’automne 1995 donne des indications dans ce sens. Tout comme les partis de la SD, le mouvement syndical et le Parti communiste se heurtèrent à la forme coordination d’organisation des luttes qui traversaient les frontières partisanes et organisationnelles. C’est donc dire que la compréhension de son émergence et de sa signification politique ne réside pas simplement dans leur mise en perspective avec le procès politique de la SD. Mais où réside donc la parenté entre ces traditions organisationnelles différentes ? Qu’ont-elles en commun pour se situer dans l’axe d’une même trajectoire politique qui dévoile les difficultés d’exercice de leurs fonctions ouvrières. La réponse à ces questions ou dû moins le développement des éléments d’une problématique centrée autour de l’organisation différenciée des travailleurs et de l’incapacité commune de leurs programmes et directions à pouvoir orienter les luttes conséquentes contre les fondements et les effets des politiques néolibérales ne peut se résoudre de façon satisfaisante dans le cadre de l’analyse du procès d’épuisement programmatique de la SD.

Partant de ce problème politique comme un dénominateur commun au rôle des organisations du mouvement ouvrier dans la période actuelle, on peut se demander ce qui donne prise à cette défiance envers les appareils traditionnels mais tout tout en ne précipitant pas leur disparition ou marginalisation. Et c’est justement cet aspect de la « problématique du rapport entre organisations constitutives [du mouvement ouvrier] et les dynamique sociales » identifiée par l’auteur qui ne fait pas ’objet d’un développement éclairant. Il expose certes brillamment les éléments du procès de formation du mouvement ouvrier organisé et de la SD en particulier. Par contre, il ne pose pas plus loin les jalons théoriques et l’analyse historique pour une compréhension de l’évolution et de la transformation de l’ensemble des organisations ouvrières vis-à-vis la capacité à assumer leurs fonctions d’origines. Entre autre, les dimensions politiques que cela recouvre dans le rapport des organisations aux couches du salariat que partis et syndicats tentent de regrouper sont occultées. Il est surprenant que l’argument principal, l’épuisement programmatique de la SD, ne soit pas mis alors en résonance avec les crises et les difficultés des autres organisations ouvrières pour ainsi introduire une réflexion plus large combinant les éléments d’une théorie du mouvement ouvrier et de la sociologie politique de organisations et de leurs appareils ?

On le constatera, Social démocratie et mouvements ouvriers soulève de nombreuse questions importantes sur l’aboutissement des trajectoires politiques des grandes organisations ouvrières. L’ouvrage apporte un éclairage au spectre peut-être moins large qu’on ne le voudrait mais en insistant sur la centralité de la conjugaison entre organisation, conscience politique et programme, il nous mène aux défis incontournables qui confrontent la gauche aujourd’hui. Face à la désorientation des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier et à la persistance de leur place dans le champs politique, comment définir et construire les alternatives ? Comment assurer la reproduction élargie des fonctions d’organisation, de représentation, de défense, de résistance et de mémoire au sein du mouvement ouvrier soumis aux pressions énormes du néolibéralisme et du désenchantement ?

Daniel Dompierre octobre 2003

Montréal, Boréal, 2003, 226p. $24.95