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Vous avez dit Gauche

France, le débat de la gauche et de l’extrême-gauche

Besancenot, Braouezec, Filippetti, Montebourg, Mangeot, Weber

dimanche 15 février 2004

Réunis par "Le Monde" le 9 février, au Théâtre du Rond-Point, à Paris, six représentants toutes les familles de la gauche, reviennent sur le traumatisme du 21 avril 2002 et expriment leurs divergences sur les conditions d’une alternative politique. Extraits d’un débat également diffusé sur la chaîne Public Sénat.

 Edwy Plenel (directeur de la rédaction du " Monde)-
Bonsoir. Le 21 avril 2002, la gauche n’a pas réussi à être présente au second tour de l’élection présidentielle. Les classes populaires ne sont pas au rendez-vous, elles votent ailleurs ou elles s’abstiennent. La gauche est divisée. L’extrême gauche fait un score inégalé. C’est un séisme. Depuis, certains disent : c’est un accident, c’est un accident de parcours, c’est un accident de la route, il faut reprendre le volant, attendre de conquérir une région, une autre, se maintenir aux régionales, redevenir audibles. En somme, le jeu normal, de la gauche dans l’opposition face à la droite au gouvernement, le jeu de l’alternance va reprendre. Et puis il y a ceux qui disent : non, ce n’est pas un accident de parcours, c’est un vrai traumatisme. C’est ceux-là que l’on va entendre ce soir. Tous ont comme point commun de critiquer le parti dominant de la gauche.

Ce seront les trois premiers invités de la première partie. Olivier Besancenot, porte-parole de la LCR, est l’une des têtes de file, avec Arlette Laguiller, de leur liste commune LO-LCR aux régionales et aux européennes. Et puis Arnaud Montebourg, pour le Nouveau Parti socialiste, député de Saône-et-Loire et fondateur de la Convention pour la VIe République. Et Patrick Braouezec, qui est maire de Saint-Denis, député de la Seine-Saint-Denis, qui a accueilli le Forum social européen à l’automne dernier, et qui essaie de rénover sa propre formation, le Parti communiste. Je vais d’abord les interroger et puis, après l’intervention de notre partenaire, l’Ecole normale supérieure, nous allons les confronter aux regards de trois autres : les Verts, Aurélie Filippetti ; la gauche associative, Philippe Mangeot, l’ancien président d’Act-up ; enfin, le Parti socialiste, en la personne d’Henri Weber, l’un de ses sénateurs et membre de sa direction nationale.

Ma première question, c’est d’abord une question de rapport au passé. Les trois histoires de la gauche, les trois dates, vous les représentez d’une certaine manière ici. 1905, premier congrès des organisations socialistes réunifiées. 1920, congrès de Tours, Parti communiste, scission. 1938, fondation de la IVe Internationale. Olivier Besancenot, quelle date retenez-vous ?

 Olivier Besancenot - Moi je me définis d’abord comme un révolutionnaire parce que, si je suis entré en politique à l’époque où cela ne se faisait pas trop, au début des années 1990, c’est tout simplement parce que je pensais que l’on pouvait encore changer le monde. Et cet héritage politique, je le prends effectivement d’un courant qui, pour moi, est radicalement antistalinien. Mon idée, cela a toujours été de prendre les expériences révolutionnaires, d’essayer de comprendre ce qui a marché, ce qui n’a pas marché. Pourquoi des révolutions ont pu terminer en tragédies, en caricature sanglante. On pense au stalinisme, on pense aussi au Cambodge, là où c’était vraiment le summum dans l’anéantissement d’une société. Et j’essaie de comprendre pourquoi, malgré tout, des révolutions restent source d’espoir. Quand on essaie de faire le bilan de toutes ces expériences révolutionnaires-là, de l’histoire, c’est bien de ne pas mettre forcément sur le même banc des accusés les bourreaux et les victimes. Je ne veux pas m’agripper à chaque expérience pour défendre pied à pied tel ou tel bilan, mais plutôt voir quel type d’espoir on peut tirer de tout cela pour réinventer un nouveau projet.

 Patrick Braouezec (refondateur, Parti Communiste F.) - Je suis attaché au mot "communiste" parce que je pense que, fondamentalement, l’idée de la mise en commun du partage reste, pour moi, une des valeurs de transformation sociale. Les questions que l’on peut se poser par rapport aux dérives, aux dévoiements, aux drames, qui ont été synonymes de ce mot, c’est de savoir quelle est la relation que l’on a avec le pouvoir, la question de la voie démocratique, c’est celle de l’articulation entre l’individu, les libertés individuelles et un projet commun, partagé.

Si on veut marquer de vraies ruptures, donc ne pas être simplement dans la gestion sociale ou sociale-démocrate de cette économie de marché et si on ne veut pas être non plus simplement dans la protestation et dans la contestation, en fait en creux et toujours négativement, eh bien il faut chercher des ruptures nécessaires, que ce soit sur le plan économique, sur le plan social, sur le plan sociétal, qui marqueront effectivement des avancées par rapport à l’objectif que l’on se fixe qui est de dépasser le capitalisme.

 Arnaud Montebourg (gauche du Parti Socialiste) - La synthèse démocratie et socialisme, c’est-à-dire la recherche du moyen de la conquête du pouvoir par la conviction, par le respect des institutions, mais aussi pour le transformer et agir, ce sont des débats qui ont agité tous les moments de fracture de la gauche. Les éléments de langage ont évolué mais le socialisme est un mot qui n’est pas honteux, donc qui n’a pas été battu. Aujourd’hui, la question est posée de savoir, face à un nouveau capitalisme qui n’a plus de frontières, qui est mondialisé, comment nous allons construire et imposer de nouveaux compromis politiques face à un système économique qui produit une violence inégalée.

 Edwy Plenel - Les 15 millions d’ouvriers et d’employés, cela a été abondamment commenté après le 21 avril, ne votent plus pour la gauche ou ne votent plus du tout. Comment les retrouver ?

 Patrick Braouezec - Comment reconquérir des gens qui ont été déçus, et ce, d’ailleurs, depuis un certain temps. C’est pour cela qu’effectivement le choc du 21 avril 2002 n’est pas un accident. Il s’enracine dans vingt, trente ans de déceptions de cette gauche qui a assumé un certain nombre de responsabilités. Effectivement, une grande illusion, un grand espoir en 1981, et puis des déceptions successives. Avec quand même, pour moi, comme fil rouge, le fait que cette gauche n’a jamais su articuler responsabilité au gouvernement et mouvement social. C’est-à-dire que l’on a dit aux gens que l’on allait faire le bonheur sans eux. De fil en aiguille, de 1981 à aujourd’hui,les inégalités sont de plus en plus grandes alors qu’on a été au pouvoir pendant une bonne quinzaine d’années sur les vingt dernières années.

La reconquête ne passera d’abord que par un contact plus direct avec ceux qui ont plus intérêt au changement. Aujourd’hui, dans cette classe ouvrière, il y en a un bon nombre - les immigrés - qui n’ont pas le droit de vote. Tous ceux qui sont effectivement à la production aujourd’hui sont pour une grande part privés du droit de vote, donc nécessité de remettre cette question à l’ordre du jour. Il y a un tel rejet de la démocratie représentative, des institutions, qu’il faut mettre au cœur de notre réflexion la façon de faire de la politique, la façon d’y associer tous ceux qui participent en faisant de la politique autrement, qui participent à la vie de la cité, sont dans les luttes - syndicats, mouvements sociaux, altermondialistes -, tous ceux aussi qui sont au quotidien dans la réparation, l’accompagnement, pas avec compassion mais avec la volonté de changer les choses. Il y a d’autres alternatives dans leur quotidien. C’est dans cette articulation-là qu’il va falloir que l’on travaille.

 Edwy Plenel - Olivier Besancenot, sur l’enracinement social, vous avez publié deux livres, l’un, Tout est à nous, Rien n’est à eux ! Tout ce qu’ils ont, ils l’ont volé, etc. Est-ce que ce n’est pas un peu court par rapport à la complexité de ce dont on parle ?

 Olivier Besancenot - C’était le chant des chômeurs depuis 1995, le chant des mobilisations, celles qui ont perduré et qui ont pris sous les gouvernements de gauche plurielle à l’époque où les chômeurs n’avaient pas le droit aux minima sociaux, mais se prenaient également les CRS quand ils occupaient les ANPE et les Assedic, qui étaient à la fois des mobilisations nouvelles, parce que radicales et, en même temps, unitaires. C’est cela l’espoir pour répondre à l’ambivalence. Ce n’est pas la reconquête qui m’intéresse. D’abord, parce que, pendant vingt ans, je n’ai pas gouverné. Ce que je peux vous dire c’est que, pendant vingt ans, j’ai vu la politique se discréditer à vitesse grand V. Quand je suis entré en politique, j’étais un martien, un extraterrestre, parce que l’idée même de s’engager était complètement hallucinante, quel que soit le camp, quelle que soit la famille que l’on choisissait. Je crois que c’est cela, pour moi, réhabiliter la politique, c’est s’appuyer sur l’espoir de ces mobilisations nouvelles, y compris d’une nouvelle génération qui n’est pas simplement la nouvelle génération altermondialiste. Il y a deux attitudes : d’un côté, une orientation sociale libérale : des gens incarnés par Schröder, Blair, Strauss-Kahn, Fabius, la direction du PS. Ils pensent que, au fond, on est condamné à accompagner les grandes mutations industrielles en cours avec des compromis. Et puis il y a une autre orientation, qui est une orientation anti-capitaliste que je ne suis pas du tout le seul à représenter, qui est un peu dispersée, mais qui essaie de ressusciter cet espoir-là. Pour moi, la question fondamentale, c’est la question de la répartition des richesses. D’où le Tout est à nous. Parce que, la petite musique, je terminerai là-dessus, mais, la petite musique, avec laquelle on m’a bercé depuis que je suis gamin, c’est qu’au fond il n’y a plus suffisamment de pognon pour tout le monde dans cette société. Alors, on a eu des gouvernements de gauche, on a eu des gouvernements de droite, qui nous ont expliqué que les 85 % de la population qui touchent en moyenne 2 000 euros par mois sont finalement condamnés à se partager la misère.

 Arnaud Montebourg - Dans le bilan rétrospectif des quinze années de la gauche, il y a beaucoup de choses à critiquer. Il y a beaucoup de choses, d’ailleurs, qui justifient la déception de beaucoup de nos concitoyens ou des militants que nous avons été. La révolution libérale - qui, elle, est révolutionnaire - est une marche très violente vers la destruction des instruments politiques de résistance à la puissance des marchés, soit en droit du travail, soit sur les taux de change et l’indépendance des banques centrales, sur tous les sujets économiques et sociaux. Rétrospectivement, les quinze années de gauche au pouvoir, est-ce qu’on peut considérer qu’elles ont eu un effet aussi terrible que ce qu’a pu exercer comme nuisances sur la population Mme Thatcher en Grande-Bretagne ou M. Raffarin et ses amis en France aujourd’hui ? Personne ne peut le dire. C’est même inexact et presque malhonnête que de dire la gauche et la droite, c’est la même chose. Ce n’est pas la même chose et, concrètement aujourd’hui, beaucoup de nos concitoyens le ressentent.

On peut critiquer le bilan de nos années Jospin ; je pense qu’il y a des choses qu’aujourd’hui nos concitoyens ressentent cruellement. Il y a des citoyens qui souffrent ! Mais plus quand c’est la droite que lorsque c’est la gauche ! Il faut penser à cela. Le maximalisme a des inconvénients car il peut conduire évidemment à renvoyer dos à dos et, finalement, donner le pouvoir à la droite. Dans ce cas-là, il y a quand même un petit sentiment de trahison à l’égard des citoyens de gauche qui attendent une mobilisation de toutes les forces, y compris les plus radicales, qui ont toujours eu une tradition de rassemblement et de condamnation du camp adverse et qui là semble faire défaut dans cette espèce de renvoi dos à dos de politiques qui ne sont pas les mêmes mais qui sont présentées comme étant les mêmes.

Aujourd’hui, les Etats nations ont désarmé politiquement par rapport à l’économie. L’Etat supranational européen n’est toujours pas formé. Il y a une démocratie affaiblie dans les Etats nations et une démocratie qui n’est pas encore construite sur le plan européen. La conséquence, c’est l’angoisse politique croissante de nos concitoyens qui, aujourd’hui, se réfugient dans des bras les plus dangereux, la xénophobie, la haine de l’étranger, le repli sur soi et dans la violence politique même ! C’est là le sens de l’échec aussi d’une partie de la promesse de 1981 qui reste, pour nous, un des points de référence et d’enracinement dans notre parcours politique. C’est que nous aurions pu aller beaucoup plus loin et construire des instruments qui nous auraient permis de délibérer autrement, de prendre des décisions différentes. Je vois bien les tentatives, importantes, de Lionel Jospin. Il faut lui rendre cet hommage. Il a cherché à inventer d’autres pratiques. Il a été broyé par ce système parce que qu’est-ce que peuvent quelques hommes, même de bonne volonté et sincères, face à un système politique aussi dangereux qui montre son visage obscène aujourd’hui dans l’usage qu’en fait chaque jour la toute-puissance de l’UMP.

 Olivier Besancenot - La question que je vous pose, c’est savoir si, oui ou non, on a la volonté de s’affronter ne serait-ce qu’un tout petit peu avec le pouvoir exorbitant qu’ont quelques actionnaires aujourd’hui dans le domaine de l’emploi, dans le domaine des services publics, même dans le domaine du logement, puisque réquisitionner les logements vides, c’est la loi. Il n’y a pas eu un gouvernement qui ait été foutu d’appliquer la loi !

 Patrick Braouezec- A aucun moment tu n’envisages qu’on puisse travailler ensemble à une transformation de cette société. J’admets très volontiers que, dans ma ville de Saint-Denis, je vois les militants de la Ligue communiste révolutionnaire - je n’en dirai pas autant pour votre allié électoral - les mains dans le cambouis, avec nous, pour défendre un certain nombre de libertés, certains idéaux de justice, d’égalité. Ce que je vous reproche, c’est qu’au niveau institutionnel vous ne vouliez pas prendre ces responsabilités ; vous ne voulez pas les prendre dans le champ du possible, avec toutes les contradictions de cette société, en sachant - car personne ne croit plus au grand soir révolutionnaire - qu’on ne va pas tout changer du jour au lendemain, qu’on transformera cette société par des avancées successives.

 Edwy Plenel - Je vais laisser la parole à nos trois invités. Henri Weber est sénateur, il est au Parti socialiste. Il est aussi l’un des fondateurs de l’organisation dont Olivier Besancenot est aujourd’hui le porte-parole. Aurélie Filippetti est élue conseillère municipale pour les Verts à Paris, elle est enseignante ; Philippe Mangeot, enseignant lui aussi, a été pendant pas mal d’années le président de l’association Act-up, qui a beaucoup bousculé le mouvement associatif à gauche ; il est l’animateur d’une bonne revue, Vacarme.

 Aurélie Filippetti (" mouvement social " ")- Sur la désaffection des classes populaires pour la gauche ou pour une partie de la gauche, je pense qu’elle est à mettre en relation avec le problème de la gauche et du monde intellectuel. Dans le bilan qu’on doit faire des vingt années passées, notamment des années Mitterrand, il y a aussi cette fracture-là avec le monde intellectuel. Aujourd’hui, on nous parle beaucoup de terrain, il faut aller sur le terrain. C’est intéressant de voir que c’est la droite qui tient ce discours en disant nous on est des gens de terrain. Mais il y a des chercheurs, des sociologues, des économistes qui vont sur le terrain, étudient, qui produisent du discours théorique, qui produisent de l’intelligence, du savoir et avec lesquels, nous, la gauche, collectivement, on s’est coupé. La reconstruction de la gauche ou des gauches passe par une alliance renouée avec ces classes intellectuelles et, notamment, avec les sciences sociales. La gauche a trop déserté les sciences sociales au profit de ce qu’on appelle les experts, souvent des gens qui se proclament polyvalents et sont surtout reconnus au sein de l’univers médiatique.

 Philippe Mangeot - Tu disais que, bien souvent, la référence, c’était les experts, j’ai même le sentiment que, pour certains politiques, la seule référence ce sont les sondages. Ce sont les sondages d’opinion qui font l’opinion des politiques, bien souvent. Je suis sans doute le seul ici à avoir choisi de faire de la politique à gauche sans jamais m’inscrire dans un parti, en essayant de penser ce que doit être la politique indépendamment et de l’horizon institutionnel, et de la conquête du pouvoir. C’est un choix. Je crois qu’il y a deux conceptions du pouvoir qu’il faut arriver à réarticuler aujourd’hui. D’une part, la question de la conquête du pouvoir et, d’autre part, celle de la reprise du pouvoir. Faire de la politique dans les mouvements, c’est arriver à faire en sorte que chacun, c’est ça une mobilisation, reprenne collectivement le pouvoir dans son lieu de travail, face à son médecin, dans son couple, par exemple, face à la norme, etc. Les partis ont évidemment intérêt à s’intéresser à ça, mais aussi à cesser de se penser comme des "déboucheurs" de courant social. Olivier Besancenot a dit que ces mobilisations ont besoin de trouver un débouché politique. Les mobilisations ne sont pas bouchées ; elles n’ont pas besoin d’être débouchées. Elles ont besoin sans doute de trouver des relais, notamment dans les partis.

 Aurélie Filippetti - On a à reconstruire vraiment un projet parce que, depuis la chute du mur de Berlin, on est collectivement orphelins d’un corpus idéologique et que ceux qui nous font croire aujourd’hui que l’idéal dans la politique, ce serait la non-idéologie, eux-mêmes font de l’idéologie. Moi, je suis chez les Verts parce que je crois que l’écologie politique peut incarner un nouvel élan, un nouveau projet qui soit justement libéré, qui dépasse ce qui été.

 Edwy Plenel - Le 9 mars, paraît aux éditions du Seuil Lettre recommandée au facteur. C’est d’Henri Weber. Vous êtes décrit, Besancenot... C’est "Cher Olivier". C’est une vraie lettre. "Je ne te connais pas personnellement - -ce soir, c’est fait- -, j’ai dit un jour sur un plateau de télévision très matinal que tu étais un gavroche réincarné, du XXIe siècle, bachelier et licencié en histoire, mais toujours rebelle, moqueur, narquois, voltairien." La suite est moins tendre... Il vous accuse, en clair, de vous tromper d’adversaires.

 Henri Weber (dirigeant du PS)- Vous avez le culot de débattre pendant une heure trois quarts de la gauche, de la nouvelle gauche, de son renouveau, de sa renaissance et le simple mot d’utopie, vous ne l’avez pas proféré. Laissez-moi vous dire ma consternation attristée ! Parce que c’est de cela que l’on crève. Les petites piques, les petites sorties, les petites vannes... La gauche ne peut renaître que si elle est capable de lever l’espérance.

Je sais que la gauche française a été dominée pendant des décennies par le mouvement communiste, qui était le plus stalinien d’Europe. Cela a désagrégé l’idée même d’utopie. Parce que l’Utopie, c’était l’utopie de la société parfaite, sans classes, sans Etat, sans pénurie, sans guerres, sans marché. Cette utopie-là, vous la retrouvez dans quelques textes seulement aujourd’hui, dans le livre d’Olivier Besancenot. Ce n’est pas pour rien que son organisation s’appelle la Ligue communiste révolutionnaire. Aucun de ces termes n’est usurpé. C’est en effet un projet et un programme absolument communiste qui entraînera nécessairement des méthodes révolutionnaires. C’est le logiciel du marxisme-léninisme des années 1920 et 1930. Besancenot et son organisation sont des anti-staliniens. Mais ils sont des anti-staliniens en ce sens qu’ils sont des anté-staliniens. C’est-à-dire qu’ils sont pour revenir à la pureté du marxisme du temps de Lénine. Ce sont des léninistes et des trotskistes. Ils considèrent que le stalinisme est à bannir. Mais ce n’est pas la bonne critique du stalinisme que de revenir au léninisme et au marxisme-léninisme. C’était l’utopie de la société parfaite, dont on sait que c’est une utopie meurtrière et une utopie chimérique. Parce que les objectifs qu’elle vise sont absolument hors d’atteinte. Mais ce n’est pas parce qu’on renonce à l’utopie chimérique de la société parfaite qu’on doit renoncer à toute utopie et sombrer dans la plate gestion.

Lorsque, mon cher Olivier, tu parles de la sociale-démocratie en disant qu’elle se contente de plate gestion, c’est une formidable méconnaissance et de l’histoire du siècle dernier, et de la pratique de la sociale-démocratie. La sociale-démocratie a fait deux paris fondamentaux. Le premier, c’est de considérer qu’entre progrès social et démocratie il y avait une unité consubstantielle. Et qu’il fallait renoncer au mythe de la révolution profondément enraciné en France ; au mythe de la conquête du pouvoir par la violence des armes. C’est la première rupture de la sociale-démocratie. C’est une rupture jauressienne. Son attachement à la démocratie et au développement de la démocratie, à la démocratie accomplie comme idéal.

Mais il y a une deuxième rupture qui nous est venue des démocrates scandinaves, dans les années 1930, parce qu’ils assistaient à l’industrialisation à pas de géant et aux assassinats de masse. L’idée qu’ils ont eu l’audace de réaliser, c’est que, sous certaines conditions - notamment de puissance organisée des salariés dans les syndicats -, les forces du marché et la créativité des entreprises pouvaient être mises au service non seulement du progrès économique, mais aussi du progrès social, du progrès culturel, du progrès démocratique. Ils ont inventé le modèle suédois. Ce n’est pas une idée gestionnaire. C’est une idée transformatrice : si les salariés sont organisés massivement dans les syndicats et s’ils représentent une force politique considérable, ils peuvent mettre la force créatrice des entreprises au service du développement politique, économique et culturel.

 Edwy Plenel - Selon Patrick Braouezec, C’est sans doute avec un peu de trotskisme, un peu de marxisme, un peu de soixante-huitardisme et un peu de sociale-démocratie que l’on sortira du désarroi, que l’on dégagera une nouvelle utopie, que l’on élaborera un projet alternatif.

 Olivier Besancenot - Moi, le seul modèle suédois que je connais actuellement, c’est la libéralisation de La Poste, et je peux vous dire ce que ça donne. Votée par tous ! 25 % de réduction des effectifs, 75 % d’augmentation des tarifs. Le pays merveilleux n’existe pas. Pas même dans aucune idéologie. Et, moi, la société pour laquelle je me bats, il n’y a pas un pays où ça existe. C’est pour cela que je milite. Utopie, pas utopie, réalisme, pas réalisme, je n’en sais rien. Mon objectif est de réinventer un projet de société. Oui ou non, monsieur Weber, y a-t-il une autre société possible que le capitalisme ?

 Henri Weber - Je voudrais réagir à ce que vient d’exprimer Olivier Besancenot. Il a abordé la question de l’utopie réaliste. Eradiquer le chômage est une utopie absolument réaliste. Ma conviction est que c’est, là, la prochaine grande conquête sociale. Le système de Sécurité sociale, d’assurance sociale, de soins a été conquis, bâti, établi. Cela a été la Sécurité sociale de 1945. Eh bien, de la même manière que nous avons bâti - nous, la gauche - la Sécurité sociale dans toute l’Europe, de la même manière nous devons bâtir désormais une Sécurité sociale professionnelle, une Sécurité sociale du travail qui éradique le chômage. Un salarié, par un ensemble de systèmes institutionnels de financement, sera soit au travail dans son entreprise, soit en formation, soit en congé parental, soit en congé civique, soit à son propre compte dans le cadre de l’essaimage, mais ne sera jamais laissé sans revenu et sans statut. Ce n’est pas de la théorie. Nous y arriverons comme nous sommes arrivés à assurer la Sécurité sociale et comme nous arriverons à la préserver.


(Transcription réalisée par les sténos du Monde. Sur www.lemonde.fr, le texte complet.)