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Marché mondial, contradictions de classes et phases impérialistes

De l’impérialisme transnational

Gianfranco Pala

dimanche 28 mars 2004

« ...les capitalistes, bien qu’ils se comportent en faux frères dans leur concurrence entre eux, constituent néanmoins une véritable franc-maçonnerie vis-à-vis de l’ensemble de la classe ouvrière. »

Karl Marx, Le Capital, Livre III, T. I, p. 212, Editions sociales, 1959)

Il n’est peut-être pas inutile de rendre clair le sens du mondial dans la dimension conceptuelle du capital. Les équivoques qui surgissent à ce sujet entre marxistes et marxologues sont nombreuses. Pourtant, la catégorie marxienne est - ou devrait être - plus que claire. Avec la mobilité du capital sur le marché mondial disparaissent les frontières nationales, qui subsistent certes pour les Etats, mais non pas pour le capital lui-même (et d’autant plus, figurez-vous, pour celui qualifié de « financier »), comme le disait Marx. Ce dernier - dans « La critique de l’économie politique » - à propos de la monnaie universelle se plaît à remémorer les anciennes paroles d’Ottavio Finetti, alias Geminiano Montanari (1683), selon lequel : « Les relations entre tous les peuples sont si étendues sur tout le globe terrestre, que l’on peut presque dire que le monde entier est devenu une seule ville où se tient une foire permanente de toutes les marchandises. » 1

Avec Engels, depuis la critique à Feuerbach de 1845, Marx soutenait qu’au cas où les forces de l’échange ne pourraient pas « se développer comme forces universelles et dès lors irrésistibles, alors reviendrait avec force toute la vieille merde ».

La création du marché mondial, histoire conceptuelle et histoire empirique

Il n’est pas nécessaire de rappeler comment, dans tout Le Capital, Marx indique deux éléments dans « la création du marché mondial » : tout d’abord, il s’agit d’une caractéristique « fondamentale de la production capitaliste » ; ensuite, c’est la cause ultime des oppositions entre, d’une part, la classe des capitalistes, « mandataires de la société bourgeoise », qui « empochent tous les profits d’un tel mandat », et, d’autre part, la masse de l’ensemble de la population mondiale qui travaille comme une « énorme force productive ». Comme on l’indiquera mieux plus tard, « l’origine des crises s’enracine dans cette contradiction ». Les contradictions entre les classes et au sein de la classe dominante « mandataire » - seulement provisoirement et empiriquement représentée par les formes nécessaires institutionnelles et étatiques (Etats nationaux) - existent en conséquence de l’universalité du marché.

Dès lors, « la tendance à créer le marché mondial est immédiatement donnée dans le concept lui-même de capital. Chaque limite y apparaît comme un obstacle à surmonter » 2. Les limites nationales du capital (les frontières, les barrières douanières, les obstacles s’interposant à son mouvement) sont dès lors subreptices, superfétatoires, dans le sens où elles n’appartiennent pas à son propre concept. L’histoire, en tant qu’évolution empirique, est nécessairement contrainte, dans son devenir, à conserver ces barrières artificieuses (le protectionnisme en est une preuve pratique évidente). L’histoire en tant que développement conceptuel (dans le sens d’une "histoire "qui va au-delà des limites du temps et des contraintes spatiales : les barrières nationales, soit les formes de l’Etat, les droits de douane, le protectionnisme, les alliances économiques et politiques) des catégories correspondant adéquatement aux faits empiriques, qui se manifestent nécessairement dans le temps, n’admet pas de telles barrières ; dans ce sens, elles sont donc artificieuses. Néanmoins, ces barrières ne sont pas éliminables parce que l’histoire réelle s’exprime seulement dans des situations empiriques pertinentes. De sorte que le capital tend à s’adapter à son propre concept, même si, dans le temps et la forme, cela requiert une longue durée. Voilà ce qui constitue le contexte logique dans lequel l’histoire réelle pratique du capital se déroule.

Le capital un et multiple

C’est dans un tel cadre que s’insère le mouvement contradictoire et double du capital, avant tout double puisque Marx identifie de la sorte le caractère fondamental du capital. 1°Le capital est un rapport, qui est un rapport entre les classes dans la mesure où il met face à face deux pôles opposés : le capital lui-même (la bourgeoisie qui en est le propriétaire) et le travail salarié (le prolétariat qui produit pour celui-là et le reproduit en même temps que ce rapport). 2°Mais cela est indissociable de la multiplicité du capital, qui renvoie à un rapport au sein de la classe bourgeoise dominante entre les « nombreux capitaux », précisément, qui ne peuvent être réduits à un et qui se font donc concurrence. Cette multiplicité pose donc comme essentielle la lutte concurrentielle entre les capitaux, c’est-à-dire ladite « anarchie du mode de production capitaliste ». Une caractéristique fonde l’autre et vice versa, de sorte que l’une ne peut pas exister sans l’existence de l’autre, sous peine de décadence du mode de production capitaliste lui-même.

Quand Marx - pour faire référence à la phrase mise en exergue, qui se retrouve dans de nombreuses autres analyses - parle d « une véritable franc-maçonnerie vis-à-vis de l’ensemble de la classe ouvrière », il se réfère évidemment à la première caractéristique soulignée ci-dessus : le rapport de classes (entre capital et travail), auquel il dédie l’examen préliminaire des contradictions « externes » du processus de production immédiat (Livre I du Capital).

Mais cela ne peut être disjoint de la multiplicité des capitaux au travers de laquelle les divers capitalistes, faux frères ou frères ennemis, se font concurrence jusqu’au point où « à travers la concurrence des capitaux chaque capitaliste porte des coups mortels à beaucoup d’autres » (Livre I du Capital). Ces contradictions internes du processus capitalistique se manifestent et se développent dans la circulation du capital (Livre II du Capital). D’où, à partir des contradictions immanentes de ces deux moments, surgissent les crises, précisément en tant que contradictions récurrentes et nécessaires du processus de production dans son ensemble (Livre III du Capital).

Dès lors, actuellement, il est très réducteur de penser, de façon séparée, un capital « unique » (ou unifié sous forme d’« empire » planétaire) qui serait opposé au prolétariat mondial. Et, au même titre, à l’opposé, il est tout aussi réducteur de d’appréhender des capitaux sous la forme de regroupements par zone (ladite triade) qui, comme les choses se développent dans ce monde, s’affrontent seulement réciproquement pour leur sauvegarde et leur expansion territoriale. Ces deux points de vue sont tout à fait unilatéraux.

Il s’agit, au contraire, de saisir la double caractéristiquecontradictoireet la hiérarchie de l’organisation de leur domination respective, selon la phase historique considérée. C’est pour cette raison que parler de domination (dominance) implique faire référence à un critère général marxien, sur la base duquel ce qui prévaut n’est pas l’importance quantitative d’un phénomène, mais plutôt son hégémonie qualitative sur des événements qui sont encore significatifs, mais qui sont historiquement résiduels (soit depuis des décennies ou même des siècles). L’étude des tendances qui caractérisent l’évolution d’une structure réside précisément en cela.

La mobilité du capital face à des obstacles

Il peut être utile d’ouvrir une brève parenthèse apte à illustrer le phénomène. La référence marxienne au travail esclavagiste antique et aux rapports qui s’instaurent entre sa forme moderne et le travail salarié qui le domine devient exemplaire pour éclairer le sens de l’évolution d’une structure.

« Un Noir est un Noir. Seulement dans des conditions déterminées il devient un esclave », disait Marx aux travailleurs de Bruxelles (Ire Internationale).

La différence entre une société esclavagiste et une société basée sur le travail salarié réside « seulement sur le mode d’extraction du surtravail ».

Et si la forme dominante est la survaleur (la plus-value), d’où tire son origine le profit comme finalité du système considéré, l’esclavage aussi est qualitativement commensurable à la forme salariée. Dans la mesure où, affirme Marx, « les formes infimes du travail esclavagiste ou servile sont précipitées dans les spirales du marché international dominé par le mode de production capitaliste ; les horreurs civilisées du surtravail sont greffées sur les horreurs barbares de l’esclavage et de la servitude ». Ainsi, le travail des Noirs dans le sud des Etats-Unis a conduit à l’abandon, tout en le conservant, de son propre caractère paternaliste, au fur et à mesure où il ne s’agissait plus d’une production pour la consommation locale immédiate, donc d’une production de valeur d’usage, mais où prenait le devant l’extraction de la plus-value en tant que telle pour l’exportation de marchandises (coton, etc.) ayant un intérêt vital pour ces Etats (du sud du continent colonisé nord-américain, puis des Etats-Unis) ; Etats désormais fonctionnels à la représentation du capital qui était investi dans cet espace.

De ce point de vue, la réduction à l’esclavage de populations indigènes entières a, d’un côté, contribué à la transformation de l’économie esclavagiste patriarcale (paternaliste) en un système d’exploitation industrielle et, de l’autre, est un « signe qui marque l’aube de l’ère de la production capitaliste. Ces processus idylliques sont des moments fondamentaux de l’accumulation primitive. »

C’est dans une approche identique que s’inscrit aussi l’observation de chaque phase impérialiste (qui est le capitalisme déjà parvenu à sa forme monopolistique financière) et, dès lors, plus spécifiquement, sa phase contemporaine.

Il est, à présent, suffisant de revenir au caractère étendu à l’échelle mondiale du concept de capital. Il s’agit (seulement) de repérer toutes les contradictions qui traversent qualitativement la diffusion des « capitaux multiples à l’échelle mondiale », même si cette dernière n’est pas encore celle qui pourrait être la plus étendue à l’échelle planétaire (cela est un phénomène d’hégémonie bien connu). Au plan conceptuel, à chaque époque, « si on exporte des capitaux, ce n’est pas qu’on ne puisse absolument les faire travailler dans le pays. C’est qu’on peut les faire travailler à l’étranger à un taux de profit plus élevé. » 3 C’est-à-dire que le capital ne fuit pas, mais cherche partout dans le monde sa valorisation : chaque obstacle mis à sa mobilité planétaire s’oppose à sa définition intrinsèque. De sorte que ces « capitaux constituent un excédent absolu de capital pour la population ouvrière occupée et plus généralement pour le pays en question ». Si ce capital ne rencontrait pas d’« obstacles nationaux » plus ou moins sournois, seule la crise pour excès de surproduction générale sur le marché mondial en constituerait la limite.

Dans la mesure où les liens territoriaux ne s’attachent pas au capital, qui par son aspect intrinsèque tend à devenir mondial, sa qualité dominante actuelle, dominante sur toutes les autres encore présentes, réside dans la diffusion des investissements sur la totalité du marché mondial.

Il n’est pas banal de rappeler que, il y a déjà dix ans, chacune des trois principales « zones impérialistes » du G7 [Etats-Unis, Europe, Japon : ladite triade], même si elles sont, de façon bornée, considérées sous l’angle strict de leur base territoriale, dépendait des deux autres de façon plus ou moins importante selon son propre rang : les Etats-Unis pour quelque 50 %, l’Europe pour 60 % et le Japon pour 70 %. Aujourd’hui, avec l’approfondissement des crises de toutes les zones impérialistes, avec la montée en puissance au plan commercial et productif de la Chine, de tels échanges sont encore plus déterminants.

L’Etat national et sa réorientation

Les destinées d’une zone géographique, à partir des filières de production des capitaux transnationaux, plus encore que sur la base des échanges commerciaux pourtant d’une grande importance quantitative, ne peuvent pas, dès lors, être séparées de celles d’une autre zone. Voilà le sens de l’actuelle étreinte mortelle à laquelle sont inexorablement contraints les frères ennemis.

Sur cette base, la provenance ou l’appartenance du capital - de cet Etat ou de cet autre Etat national (ou de ce super-Etat), territorialement circonscrit - est conceptuellement secondaire, quoiqu’encore empiriquement fort importante.

En effet, la tentative de faire coïncider la fonctionnalité d’une aire capitaliste mondiale (y compris sous la forme d’une « zone monétaire ») avec son extension territoriale au sens géographique - le dollar avec les Etats-Unis, l’euro avec l’UE, etc. - est triviale. La forme pratique de la territorialité est, en tant que telle, incontournable. Toutefois, la fonction impérialiste du capital, qui s’exprime au travers de l’hégémonie de la monnaie à laquelle il fait référence, s’étend bien au-delà (ou se réduit bien en deçà) des confins géographiques, conceptuellement illégitimes. C’est précisément à travers la capacité fonctionnelle d’imposer une telle hégémonie que - dans l’impérialisme moderne de l’actuel marché mondial - se joue la supériorité transnationale d’un capital sur un autre, qui se sert de façon transversale des institutions qui sont à son service.

On peut dire que le rôle de la réalité étatique nationale est conservé, mais dépassé (l’Aufhebung hégélien) simultanément. C’est comme dans un jeu de boîtes chinoises, à quatre dimensions, où on perd l’appréhension physique plus grande de l’enveloppe extérieure, car, tendanciellement, ce qui est encore provisoirement plus petit peut être plus significatif.

L’exportation de capitaux ainsi que de marchandises est le trait caractéristique de la phase impérialiste du capitalisme, déjà à la fin du XIXe siècle, quoique la seconde forme fût alors, et l’est peut-être encore, celle quantitativement prévalente.

Et il en va ainsi, par conséquent, pour l’Etat national et aussi pour les formes traditionnelles de la concurrence entre capitaux, pour la petite et moyenne production, pour celle artisanale, etc., qui, comme cela a été le cas pour l’esclavage, durant un certain temps, dans le capitalisme, continuent à subsister, bien que dominées, à l’état résiduel. A plus forte raison, les figures nationales et multinationales contenues dans les « pôles » impérialistes en conflit entre eux ne disparaissent pas. Mais, dans leur dimension extrinsèque, elles sont complètement redéfinies par la transversalité transnationale dominante.

C’est-à-dire, exactement pour les raisons données contre toute approche unilatérale bornée, l’Etat national (et tout le reste qui a été rapidement mentionné) ne disparaît pas, mais il subit une réorientation de toutes ses tâches en fonction d’une qualité supérieure. Cette qualité supérieure est précisément le caractère transnational de l’impérialisme contemporain. Toutes les autres caractéristiques sont subordonnées à ce dernier, même si elles restent pour un certain temps quantitativement plus significatives.

Et c’est de cela qu’il s’agit de discuter. Le rôle institutionnel de l’Etat - profondément différent pour ce qui a trait aux groupes, aux lobbies et aux gouvernements dominants par rapport à ceux dominés - a dès lors changé de façon significative, mais n’a certes pas du tout disparu. Comme il a été dit, l’Etat devient fonctionnel à des organismes superétatiques qui le déterminent à leur tour. Et il l’est donc de façon double et contradictoire, selon le degré hiérarchique de domination assumé par le pays en question.

De la phase nationale à la phase transnationale

Les classes au pouvoir cherchent à conserver les formes hégémoniques existantes. Une affirmation de ce type semble apparemment à tel point évidente que l’on ne lui donne pas le poids qu’elle mérite. Dès lors, pour ces forces, aussi bien l’organisation institutionnelle du pouvoir que l’idéologie et la vision définitionnelle (qui sert à définir) qui l’accompagnent restent centrales.

La simple description des événements historiques est remplie de tels exemples : de la chute de l’Empire romain à la lente dissolution du féodalisme, úuvre de la bourgeoisie naissante ; de la fin de l’Ancien Régime corrompu à la défaite des boyards (les nobles selon le qualificatif d’origine russe), jusqu’à l’affaissement des rois catholiques à l’époque calviniste (XVIe siècle). Toutes les formes institutionnelles de pouvoir en dissolution ont toujours maintenu le statu quo ante cherchant à éterniser, vainement et « en perdant la tête », leur propre position privilégiée.

Cela est aussi arrivé à l’époque impérialiste du capital. Cela s’est produit pour le libéralisme anglais (pour son aile travailliste) : la théorie de l’impérialisme britannique représentait de toute façon une tumeur à extirper pour le pouvoir conservateur dudit Commonwealth. De telle manière que, alors que ce dernier [le Commonwealth comme forme de l’impérialisme britannique] s’accrochait à la vieille position capitaliste, le versant « innovateur » prenait graduellement le relais, étant toujours plus et mieux représenté par l’agressivité sans scrupule, autonome, des Etats-Unis, alors tout juste sortis de la guerre civile [1861-1865]. Ce n’est dès lors pas étonnant que, aujourd’hui aux Etats-Unis, les opinions rétro [néoconservatrices] pour ce qui a trait au thème de l’impérialisme sont précisément celles, au pouvoir depuis un siècle (soit jusqu’aux années 1960), exprimées par le nationalisme, puis par la multinationalité (le multilatéralisme) qui recoupe les années 1960 jusqu’à une période assez proche, elle-même dépassée par la phase transnationale [traduite, en partie, par le poids des investissements transatlantiques].

En effet, au cours de la première moitié du XXe siècle, les Etats-Unis ont construit leur suprématie mondiale, devenue incontestable, et ont rendu obsolètes la dominance britannique et la conception qui l’accompagnait, celle de l’empire britannique.

L’impérialisme national - celui que les marxistes de l’époque ont, pas par hasard, appelé capitalisme monopoliste d’Etat - s’est rapidement recouvert de la bannière étoilée, après une double tentative allemande échouée, portant l’une le masque de l’empire prussien, puis de la social-démocratie, et l’autre celui du national-socialisme.

Y compris au cours des premières décennies de la deuxième partie du XXe siècle et, peut-être, avant tout lorsque leur apogée a été atteint, la puissance des Etats-Unis s’est exprimée pleinement à travers la forme de l’impérialisme multinational : une phase qui permettait aux capitaux ayant pour base les Etats-Unis de se répandre sur toute la planète grâce aux investissements (avant tout les investissements directs à l’étranger, sous la couverture des « aides » et des « plans de reconstruction ») des grandes firmes financières (industrielles et bancaires), dont les maisons mères étaient solidement implantées aux Etats-Unis eux-mêmes. Le pouvoir impérialiste du capital a tendu ainsi à se superposer au pouvoir institutionnel national : mais c’est une grave erreur conceptuelle de penser que les deux coïncident (avant tout pour ce qui est d’une orientation d’opposition à l’impérialisme).

Actuellement, il est plus qu’évident que les Etats-Unis, comme super-Etat, cherchent à conserver, y compris nationalement, cette domination - God bless America ! - au lieu de la partager avec d’autres. Mais, précisément, cette « image » correspond à la représentation des années allant de 1918 à 1968 de l’impérialisme.

Pourquoi continuer à la reprendre ? Par la suite, parler sous diverses formes de sa polarité (bipolarité, tripolarité, ou monde unipolaire, selon les événements) est réducteur. La tendance aujourd’hui dominante du capital, en conformité avec son concept universel, est une transversalité, cohérente, à l’échelle de l’entièreté du marché mondial. Ainsi, il en va de même pour la bourgeoisie comme classe mondiale pour soi. Mais si, aujourd’hui, le capital est étendu à travers toute la planète, par son concept même il en ira de même pour ce qui est de son opposition au prolétariat - au-delà de chaque Etat.

Les contradictions de classes, qui tout d’abord se développaient sur le marché intérieur « national », se sont étendues à la totalité du marché mondial « transnational », simplement. Certes, la non-ubiquité de tout ce qui a besoin de bases matérielles fait que, y compris dans un monde transnational, les « capitaux » - multiples - résident physiquement dans un endroit, s’articulant toutefois entre eux au travers de filières stratégiques financières et productives réelles, au travers de délocalisations et de décentralisation, de sous-traitance ; tout cela en conflit permanent avec d’autres filières d’entreprises capitalistes.

« Guerres par personnes interposées »

La fuite de New York [la fuite des capitaux] ou les apocalypses futuribles pourraient être à l’ordre du jour. Il ne semble pas qu’un tel scénario soit aujourd’hui prévisible. Au même titre où ne l’est pas un bombardement direct de Pékin ou de Shanghai, pace que la Chine continentale est grande et que l’Eurasie offre une importante quantité d’autres opportunités pour l’impérialisme transnational en crise : depuis Pyongyang (Corée du Nord) à la périphérie de Lhassa (Tibet). Et cela, non seulement en termes militaires, mais économiques, comme le veut aujourd’hui Brzezinski - qui s’est ouvertement prononcé contre la guerre de Bush en Irak - et comme l’a fait son élève Madeleine Korbel Albright, en 1997, pour pénétrer en Asie centrale en mettant à genoux l’Asie de l’Est, et pour cela, le Japon.

Les choses étant ce qu’elles sont, les tendances à l’úuvre semblent continuer à privilégier et à envisager ce que nous appelons « des guerres par personnes interposées », dans lesquelles les véritables ennemis n’étaient pas seulement ceux sur le champ de bataille, mais éventuellement des « alliés » contraints.

Cela apparaissait déjà très clairement avec l’astucieuse provocation de ladite première guerre du Golfe (1991) - qui était avant tout dirigée contre l’Allemagne et le Japon - à travers la prise de contrôle par les Etats-Unis de territoires du sud du Moyen-Orient et des matières premières, essentiellement mais non seulement énergétiques, nécessaires aux concurrents de Washington. Immédiatement après se sont produites les trois agressions contre l’ex-Yougoslavie (Slovénie et Croatie, Bosnie, et finalement Serbie et Kosovo) au cours desquelles, au-delà de l’occupation de ce territoire nécessaire pour les Etats-Unis suite à une guerre froide devenue sans objet, s’ajoutaient d’autres contradictions, pour Washington évidemment.

En négatif, les contradictions provenaient des capitaux ayant pour base l’Allemagne ou la « forteresse Europe » ; et ces derniers cherchaient à s’étendre en direction de la zone méditerranéenne. Les Etats-Unis les ont bloqués sur un « terrain neutre ».

En positif, elles furent utilisées pour ouvrir des têtes de pont en direction des corridors euro-asiatiques de pénétration impérialiste, en direction de la Macédoine, du Caucase, de la Tchétchénie, de la mer Caspienne, de l’Afghanistan, du Tibet - comme par hasard ! - jusqu’à Pékin. Pour ce qui est de l’attaque économique au Japon, à travers le Sud-Est asiatique [entre autres à l’occasion de la crise dite financière de 1997-98], cela a déjà mentionné.

L’affrontement entre capitaux impérialistes, y compris entre différents anneaux à l’intérieur de chaque filière, continue donc sans trêve. Et l’on pourrait même dire sans quartier, parce que, littéralement, nous voulons signifier par là : sans un lieu physique précis et préfixé (comme l’est la guerre par personnes interposées). Ce qui est précisément la caractéristique de la transversalité.

Et cet affrontement lui-même ne fait qu’aggraver les contradictions, les crises et les formes de lutte. Les formes d’expression de l’affrontement entre capitaux dans l’espace impérialiste contemporain impliquent que la typologie des manifestations phénoménales qui accompagnent cet affrontement se modifient. C’est donc pourquoi, comme on l’a souligné, cet affrontement ne peut plus apparaître sous la forme d’un affrontement direct entre Etats impérialistes (ou super-Etats, ou pôles, ou hyperpuissances), mais doit, par conséquent, être expulsé « hors de la maison ».

De là provient le rôle qualitativement changé des formes étatiques à l’époque de l’impérialisme transnational et la manifestation de ses propres contradictions inter-impérialistes, comme vérité actuelle de la lutte des classes (à tel point qu’elle reste donc en grande partie occultée).

Ce qui a été dit pourrait ne pas encore suffire et n’être pas satisfaisant. Mais, c’est seulement lorsque « le ciel au-dessus de Berlin » ne sera pas recouvert par les ailes des anges, qui n’existent pas, mais sera obscurci par celles des B-52 et des bombardiers Stealth, et quand Paris sera bombardé et touché par des missiles américains, qu’alors les analyses faites ici sur les tendances transnationales et transétatiques de l’impérialisme contemporain devront être revues, de fond en comble. Et pas seulement cette dernière analyse : parce que la phase de l’impérialisme du XXIe siècle serait, alors, certainement une autre, indéfinie pour l’heure. Et on ne peut savoir si elle pourrait être réversible ou non. Mais avant de telles confirmations, aucune autre analyse n’est licite.


1. Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, p. 155, Note 1, Editions sociales, 1957.

2. Karl Marx, Grundrisse [Manuscrits de 1857-1858], tome I, p. 347), Editions sociales, 1980.

3. Karl Marx, Le Capital, L.III, T. I, p. 268, Editions sociales, 1957.

* Professeur d’économie à l’Université La Sapienza à Rome, spécialiste, entre autres, d’économie industrielle, de relations financières et commerciales internationales et de relations économiques internationales. Il est l’auteur de nombreux ouvrages en italien, malheureusement pas encore traduits en français.

Tiré du site de la Revue À l’encontre