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L’offensive néo-libérale sur le terrain du droit du travail

Faire l’économie du droit

jeudi 22 avril 2004

L’offensive néo-libérale est en train de se déplacer sur le terrain du droit du travail, pour une raison simple à comprendre. Son but ultime est la marchandisation de la force de travail ; or, le droit du travail est au fond un ensemble de règles qui font précisément que la force de travail n’est pas une marchandise comme les autres.

Pour mieux illustrer ce propos, on peut commencer par un petit fait symbolique. Dans la plupart des rapports économiques officiels, on ne trouve pas de chapitre spécifiquement consacré aux salaires. Quand il y avait de l’inflation, ils étaient analysés dans le chapitre consacré aux prix, puisque l’inflation ne pouvait avoir d’autre cause qu’une progression excessive des salaires. Aujourd’hui, l’entrée « salaires » se trouve dans le chapitre « emploi » parce que la vulgate néolibérale n’envisage aucune autre cause du chômage qu’une insuffisante « modération » salariale.

On en revient encore une fois à la marchandise : le chômage est créé par tout ce qui empêche le prix du travail de baisser suffisamment pour ajuster l’offre et la demande, comme cela se passe par exemple sur le marché de la pomme de terre. Un premier obstacle à cet ajustement a été levé par l’installation d’un taux de chômage élevé, voisin de ce que les économistes du Capital nomment taux de chômage « d’équilibre » ou même taux de chômage « naturel ». Mais toute une série de « rigidités » subsistent encore, qui tiennent aux législations et réglementations trop « protectrices ». Le sommet du cynisme est atteint quand on suggère que c’est la générosité même des systèmes d’indemnisation qui produit le chômage.

Les chômeurs seraient en effet encouragés à s’installer dans le « luxe » (pour reprendre l’expression de Michel Bon quand il présidait l’ANPE) et insuffisamment « incités » à chercher et à accepter n’importe quel emploi. C’est l’axe principal d’une rhétorique abondamment développée, notamment par les institutions européennes, quant à la nécessite de « réformes structurelles » des marchés du travail. Ce n’est donc pas solliciter indûment les théorisations néo-libérales que de traduire ainsi le constat qu’elles dressent : le droit du travail actuel exprime un rapport de forces que la montée du chômage a permis de déplacer. C’est au fond en raison de ce décalage avec la situation actuelle qu’il doit être « réformé », la réforme consistant en l’occurrence à le vider de sa substance.

Pour en revenir à l’économie (mais celle de Marx cette fois), le monde idéal des néo-libéraux peut alors être défini comme celui où les patrons ne paieraient la force de travail que durant les plages de temps où sa valeur d’usage spécifique est mise en œuvre. Toute situation où un salarié est payé alors qu’il ne produit pas directement pour son employeur est ressenti comme une « charge » illégitime qu’il s’agit de réduire. C’est autour de cette exigence que l’on peut reconstituer l’unité profonde de l’offensive capitaliste contre l’Etat social et le droit du travail.

Fondamentalement, le patronat ne supporte plus de payer les salariés quand ils sont retraités, malades ou privés d’emploi, et il refuse de la même façon de les rémunérer quand ils n’ont pas de travail à leur confier. C’est ce qui explique la fixation actuelle contre toute réglementation de la durée du travail qui revient à instaurer une déconnexion entre le temps de travail utile (celui de l’exploitation) et le temps de non-travail. La détestation du patronat pour les 35 heures ne fait qu’exprimer son intention de faire de la durée du travail un attribut du contrat passé en tête-à-tête avec chaque salarié. Le contrat de mission représente de ce point de vue un idéal, puisqu’il permettrait d’embaucher un salarié pour la stricte période de temps pendant laquelle sa valeur d’usage pourra être mobilisée.

Ce projet implique évidemment la disparition de la notion même de durée légale du travail. Il porte en lui la revendication d’une absolue liberté de licenciement (quitte à payer ce droit d’une taxe minime) assortie d’une pression exercée sur les chômeurs pour accepter n’importe quel type d’emploi. La volonté de dissoudre toute référence aux qualifications au profit d’une notion de compétence - floue, instable et arbitrairement individualisée - va évidemment dans le même sens, ainsi que la volonté d’opposer systématiquement le contrat à la loi. Cette utopie libérale ne peut évidemment être réalisée du jour au lendemain, et le seul point de divergence entre patronat et gouvernement porte d’ailleurs sur les rythmes et les modalités du processus. Mais il est important de comprendre que telle est bien la cible visée, parce que ce radicalisme a une conséquence directe, qui est l’impossibilité pour les « partenaires sociaux » de se fixer raisonnablement l’objectif de définir un nouveau « compromis social » relativement stable.

Tout recul ou toute concession sont considérés comme un encouragement à aller plus loin, et la situation en France, avec son impressionnant cortège de projets de réformes l’illustre parfaitement. On peut ici parler d’un échec du social-libéralisme qui se proposait d’accompagner le mouvement plutôt que de s’y opposer de front.

Mais cet échec désigne aussi l’obstacle auquel est confrontée l’offensive néo-libérale, celui de ne pas tenir ses promesses. La baisse des « charges » ne crée pas d’emplois mais des revenus financiers, les pressions exercées sur les chômeurs ne font pas reculer le chômage mais progresser la misère, et les réformes de la protection sociale se traduisent par une baisse des retraites et un accès limité aux soins. Cette perte de légitimité suscite des résistances mais ne conduit pas pour autant à la recherche d’un projet plus consensuel. Faute de solution de rechange, et s’étant eux-mêmes privés des instruments d’une éventuelle régulation, les néolibéraux n’ont d’autre issue que la fuite en avant. Dans ses 44 propositions pour moderniser le Code du Travail, le Medef ne craint pas d’avancer cette fière devise : « mettre le droit du travail en conformité avec le droit boursier ». On ne saurait être plus clair !

(*) économiste, membre de la Fondation Copernic. Les casseurs de l’Etat social, La Découverte, 2003

(Tiré du site de Michel Husson)