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Au-delà du néolibéralisme

par Claudio Katz

dimanche 30 mai 2004

Quel est le bilan du néolibéralisme en Amérique latine ? A-t-il triomphé en s’imposant à des gouvernements se réclamant d’un autre courant ? Ou a-t-il échoué en essuyant le rejet généralisé de la population ? La réponse dépend de l’aspect que l’on met en relief dans la définition du néolibéralisme, puisque ce modèle de domination capitaliste inclut une pratique économique, un projet d’accumulation ainsi qu’une offensive sociale destinée à soumettre les travailleurs et à établir des régimes politiques autoritaires. Il est indispensable de caractériser ce qui s’est produit sur ces quatre terrains durant la dernière décennie pour analyser le virage antilibéral qui s’accomplit actuellement. Ce diagnostic est également vital pour définir le profil d’une proposition anticapitaliste.

ALCA [1] et Dette

Bien que la prédilection des classes dominantes pour les privatisations, l’ouverture de l’économie et la déréglementation ait diminué durant les dernières années, la doctrine néolibérale continue à s’imposer en orientant la politique économique de l’establishment sur les deux terrains stratégiques : l’ALCA et l’endettement externe.

Les tractations pour former une zone de libre-échange visent à augmenter les ventes nord-américaines vers la région, en échange de plus grandes quotes-parts du marché américain pour les exportateurs latino-américains. Mais la force des deux secteurs diffère substantiellement à la table des négociations. La première puissance fait pression sur les gouvernements de son "arrière-cour" pour qu’ils réduisent les droits de douane de l’industrie, des services et de la propriété intellectuelle, tandis qu’elle offre en contrepartie des concessions très limitées sur le terrain des subventions à l’agriculture et celui des obstacles douaniers.

Le libre-échangisme sans restriction que prévoyait la version initiale de l’ALCA a été abandonné devant la résistance du patronat brésilien (et dans une moindre mesure argentin) à déprotéger son industrie et à remettre les services aux mains d’étrangers. C’est pourquoi on discute actuellement d’une variante "light" de l’accord, qui dispenserait les participants d’engagements stricts et de délais péremptoires. Mais cette seconde alternative des corporations nord-américaines et de leurs partenaires régionaux s’avère également défavorable à l’ensemble de l’économie latino-américaine.

L’ALCA constitue seulement une instance de négociations qui visent à renforcer la domination commerciale des Etats-Unis et à freiner l’expansion européenne dans la région. Les tractations sont complétées par des accords multilatéraux dans l’orbite de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et des conventions bilatérales que promeuvent les capitalistes latino-américains les plus associés aux compagnies américaines.

Ce qui est arrivé avec l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) au Mexique démontre que ce type de chefs d’entreprise améliore leurs profits au détriment du reste du pays qui souffre des conséquences de la dénationalisation bancaire, de la désarticulation régionale, de la crise agricole et de l’explosion de l’émigration. Cet antécédent illustre aussi l’effet probable qu’auront les récents accords (traités de libre-échange) signés par le Chili et plusieurs pays d’Amérique centrale (avec les Etats-Unis).

Sur le plan financier, le modèle néolibéral a été installé dans la région à travers le paiement de la dette externe et l’audit consécutif qu’exerce le FMI sur la politique économique de chaque pays. Cette ingérence du Fonds est beaucoup plus pesante que les paiements d’intérêts, parce qu’elle implique une subordination systématique de la croissance, de l’investissement public et des revenus populaires à la priorité d’encaissement (remboursement ") des créanciers.

La soumission au FMI a prédominé dans les années 90 sous les présidences néolibérales de Salinas, Menem ou Sanguinetti et se trouve actuellement ratifiée par les continuateurs explicites de cette politique (Lagos, Fox, Toledo). Mais les anciens critiques de l’orthodoxie monétariste appliquent eux-aussi les ajustements qu’exige le FMI quand ils arrivent au pouvoir. Lula est l’exemple le plus convaincant de cette conversion. Pour "gagner la confiance" des banquiers, il maintient des taux d’intérêt élevés, des restrictions à l’émission et des coupes sombres dans les dépenses publiques qui assurent des profits extraordinaires aux financiers. C’est pourquoi la récession, le chômage record, l’expansion de la pauvreté et le frein aux plans d’assistance persistent.

Kirchner suit une direction semblable en Argentine, après avoir souscrit un engagement (avec le FMI) d’excédent fiscal de 3% du PIB pour payer les intérêts d’une dette dont le caractère frauduleux est prouvé. Cette convention oblige à maintenir le gel des salaires et inclut des compensations aux banquiers qui ont exproprié les petits épargnants. Comme il n’y a pas d’argent pour rembourser tous les créanciers, le gouvernement donne la priorité au paiement (remboursement) des organismes internationaux (FMI, Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement) étroitement liés aux Etats-Unis et aux grands capitalistes argentins, au détriment des petits détenteurs étrangers de titres (de la dette). Ces épargnants ont été incités par les grandes banques à acquérir les bons argentins insolvables. Kirchner masque cette politique sous des discours de confrontation avec l’establishment financier.

Des échecs économiques et des mésaventures sociales

Le néolibéralisme a échoué en tant que projet des classes dominantes nationales pour développer leurs affaires, renforcer leur base d’accumulation et augmenter leur présence sur le marché mondial.

La perte de positions des capitalistes latino-américains sur la scène internationale s’est accentuée dans la dernière décennie, sauf quelques exceptions comme le Chili. Ce recul se vérifie dans la stagnation du PIB par habitant, dans la chute de l’investissement étranger (en particulier si on le compare à la Chine et au Sud-est asiatique) et dans l’endettement débordant. Dans ces conditions, les phases de prospérité cyclique sont chaque fois plus dépendantes de la conjoncture financière ou commerciale internationale. Par exemple, la relance attendue pour cette année sera la conséquence de la réduction du taux d’intérêt dans les centres (et l’afflux consécutif de capitaux à court terme dans la région) et de l’augmentation des prix de certaines matières premières, comme le pétrole, le soja ou le cuivre.

Cet échec économique a été paradoxalement renforcé par un succès réactionnaire du néolibéralisme : la régression sociale généralisée imposée par l’offensive du capital sur le travail. Les preuves de cette agression sont innombrables. Entre 1980 et 2003, le chômage officiel a bondi de 7,2% à 11 %, le salaire minimal a chuté en moyenne de 25% et le travail informel a crû de 36% à 46%, dans la région du monde où l’inégalité sociale est la plus grande (10% de la population monopolise 48% du revenu et les 10% les plus pauvres se partagent à peine 1,6% de ce total).

C’est sur cette terrible escalade d’attaques que reposent les bénéfices que les capitalistes ont obtenus dans le court terme, à travers l’accroissement du taux d’exploitation. Mais ces profits ne se sont pas étendus à l’ensemble de la classe dominante parce que le rétrécissement du marché interne et l’appauvrissement collectif ont limité la base de l’accumulation. En outre, les ouvertures des économies et les privatisations ont détérioré la compétitivité locale et ont accentué la fragilité des chefs d’entreprise régionaux face à leurs concurrents. Au niveau financier, l’accroissement ingérable de l’endettement externe - qui a favorisé certains groupes - a lui aussi fini par affecter l’ensemble des capitalistes locaux. L’ampleur de ce passif réduit sévèrement l’autonomie de la politique fiscale et monétaire requise pour résister aux cycles récessifs.

Soulèvements, sujets et consciences

La tentative néolibérale de faire plier la résistance populaire et de détruire les traditions de lutte des peuples latino-américains a subi une succession de graves revers. Le renversement par la rue de plusieurs présidents réactionnaires est la preuve la plus palpable de cet échec. Ces soulèvements - qui ont affecté l’Équateur (1997), le Pérou (2000), l’Argentine (2001) et la Bolivie (2003) - constituent des événements beaucoup plus significatifs que les replis électoraux dont a aussi souffert la droite (Venezuela, Brésil). C’est pourquoi les analystes de l’establishment sont terrorisés face à une escalade d’ "émeutes populaires qui ébranlent les institutions", à travers des "actions collectives qui contestent les régimes constitutionnels" [2].

Ces soulèvements ont comporté une gamme diverse de révolutions, de rébellions et de mobilisations, en fonction de l’intensité de la lutte, des revendications en jeu et de leur impact politique. L’insurrection en Bolivie est l’exemple majeur récent d’une révolution. Au terme d’une terrible saignée de 140 morts, l’action directe des manifestants a forcé la chute de Lozada. La tradition des soulèvements armés des mineurs et des paysans a émergé à nouveau dans un mouvement qui a combiné des revendications sociales (augmentation salariale), paysannes (défense des cultures de coca) et anti-impérialistes (industrialisation du gaz).

La rébellion qui a agité l’Argentine n’a pas atteint cette dimension insurrectionnelle, mais a constitué une éruption exceptionnelle qui a uni les travailleurs, la classe moyenne et les chômeurs dans une revendication commune contre le régime politique ("Qu’ils s’en aillent tous"). Les 17.000 manifestations et les 47 coupures de rue quotidiennes qui ont été enregistrées pendant l’année 2002 illustrent l’envergure de ce soulèvement.

Les grèves et les occupations de terres au Brésil forment à leur tour un processus de mobilisation qui n’a pas débouché sur une rébellion. Cette différence avec l’Argentine obéit à des traditions de lutte divergentes et au caractère plus limité de la crise économique (qui n’a pas comporté d’appauvrissements virulents, ni d’expropriations de petits épargnants). C’est pourquoi Lula a succédé à F.H. Cardoso conformément au calendrier électoral, tandis que Kirchner a émergé d’un dramatique processus de reconstitution du contrôle politique par les capitalistes que les piquetes et les assemblées populaires avaient défiés.

Dans toutes les protestations latino-américaines, les travailleurs de l’Etat ont joué un rôle très actif. Ce secteur - victime des coupes budgétaires que le FMI impose invariablement - mène la résistance au Pérou et en Uruguay et joue un rôle significatif dans la révolte de Saint-Domingue. La grève générale demeure aussi la forme classique d’action de la mobilisation populaire et dans certains cas - comme au Chili -une certaine réapparition du protagonisme ouvrier commence à s’insinuer. Dans d’autres pays, la résistance a été marquée par des rébellions paysannes généralisées (Équateur), localisées (Colombie), ou régionales avec un grand impact national (Chiapas). La lutte sociale acquiert, en outre, des connotations explosives quand elle s’imbrique dans le développement d’un conflit anti-impérialiste (Venezuela).

Cette variété de mouvements (poids des indigènes dans les zones andines, mouvements urbains dans le sud) inclut aussi un échange original d’expériences de lutte entre différents secteurs sociaux opprimés. Par exemple, les organisations paysannes et les travailleurs informels des villes boliviennes ont assimilé les modalités de résistance des mineurs. En Argentine, les piqueteros argentins ont constitué un mouvement combatif de chômeurs à partir de l’expérience accumulée par d’anciens dirigeants du mouvement syndical.

Le développement de la protestation sociale a extirpé les illusions d’obtenir une certaine amélioration des niveaux de vie au moyen des privatisations et de la dérégulation. Cette maturation antilibérale de la conscience populaire différencie l’Amérique latine d’autres régions - comme l’Europe orientale - où subsistent de grands espoirs dans les fruits éventuels de l’"économie de marché". Plus significative encore est la renaissance de convictions anti-impérialistes qui - à la différence de la majeure partie du monde arabe - n’adoptent pas des traits fondamentalistes d’hostilité religieuse ou ethnique. C’est pourquoi dans les mobilisations d’Amérique latine on remarque l’image du Che et non celle des chefs confessionnels, et l’ennemi que l’on accuse sont les banques et les corporations yankees, mais pas le peuple américain. Cette vague de soulèvements populaires dans un cadre d’échecs économiques a provoqué une diminution radicale de l’enthousiasme bourgeois pour le néolibéralisme.

Les limites du virage antilibéral

L’actuelle résurgence de gouvernements qui promeuvent "la reconstruction d’un capitalisme régional autonome" constitue une manifestation du déclin de la doctrine néolibérale. Ce nouveau projet est particulièrement revendiqué par les régimes de centre-gauche (Lula, Kirchner), en opposition aux gouvernements de pure continuité néolibérale (Uribe, Toledo, Lagos). Mais le même programme est aussi partagé par les présidents qui ont émergé d’une explosion sociale (Mesa, Gutierrez) et par ceux qui jouent le premier rôle dans un choc sévère avec l’impérialisme (Chavez).

Ce virage est rendu propice par les mêmes classes dominantes qui dans les années 90 ont abjuré toute action "étatiste" ou "interventionniste". Ce courant formellement antilibéral confirme que "les bourgeoisies nationales n’ont pas disparu" de la région. Il est certain que l’association avec le capital étranger et le recul économique a diminué son poids et modifié radicalement sa précédente stratégie d’"industrialisation de substitution" et de "développement vers l’intérieur". Mais les classes capitalistes nationales subsistent et continuent de manier les ressorts du pouvoir. Ceux qui supposent que ce groupe s’est dissous sous l’effet de la transnationalisation, de l’absorption impériale ou du manque de projets autonomes oublient les particularités de la bourgeoisie nationale. Ce groupe dominant dans les pays périphériques ne réussit pas à constituer des économies prospères, ni ne parvient à rivaliser avec les grandes corporations. Mais il n’est pas dilué non plus dans un bloc commun avec l’impérialisme parce que la concurrence mondiale bloque cette fusion. C’est pourquoi les capitalistes locaux préservent leurs propres intérêts et se disputent avec leurs concurrents étrangers.

Le programme rénové de capitalisme autonome régional exprime la persistance de ces tensions, mais il n’a pas le profil d’un projet viable. L’échec de l’intégration régionale et spécialement du Mercosur [3] est l’exemple le plus convaincant de cette absence d’horizons. Au terme d’une décennie, les membres de cette association n’ont pas réussi à forger une monnaie commune, et ils n’ont même pas pu dépasser leurs divergences en matière de tarifs et de subventions. Comme chaque classe dominante locale négocie unilatéralement avec le FMI des calendriers d’ajustements budgétaires très différenciés, il est devenu plus difficile d’établir des politiques fiscales, douanières ou financières communes. La perspective de l’ALCA exerce, en outre, une pression qui tend à dissoudre un marché exclusivement sud-américain.

Contrairement au passé, la relance d’un programme de capitalisme régulé et autochtone ne s’appuie pas actuellement sur des dictatures expansionnistes, mais prétend s’appuyer sur des régimes constitutionnels. Et sur ce plan elle affronte aussi un obstacle nouveau : le discrédit généralisé des "démocraties autoritaires". Au bout de deux décennies d’énormes frustrations populaires, l’autorité de ces systèmes se trouve très remise en question à cause de son caractère anti-populaire. Ces régimes forment des structures semi-répressives, lubrifiées par le clientélisme et soutenues par des appareils électoraux contrôlés par les groupes dominants. Toutes les décisions significatives sont adoptées par l’élite bureaucratique qui administre les Etats avec l’approbation passive du Parlement et de la Justice.

L’illusion d’obtenir des progrès sociaux à partir de la consolidation de ces régimes a été sérieusement ébranlée depuis le moment où ces derniers ont offert un cadre politique à la classe capitaliste pour mettre en oeuvre une effroyable régression sociale. L’effet de ce processus a été la perte de légitimité politique, qui se manifeste dans la désintégration des partis traditionnels (AD et Copei au Venezuela), l’érosion des vieilles institutions (PRI mexicain, radicalisme argentin) et l’effondrement des expériences despotiques (Menem, Fujimori, Collor) ou des alchimies politiques soutenues par les Etats-Unis (Toledo, Banzer).

"Post-libéralisme anti-populaire"

Les nouveaux gouvernements de centre-gauche qui émergent dans la région sont hostiles aux revendications populaires et à leur conquête à travers la mobilisation. Les présidents de ces régimes crient contre le néolibéralisme, mais préservent son héritage réactionnaire en promouvant des modèles "post-libéraux" qui confirment les contre-réformes sociales des années 90.

Par son impact continental, le cas de Lula est la tentative la plus importante du progressisme latino-américain. L’ancien ouvrier de la métallurgie a reçu depuis sa prise de fonctions une cascade d’éloges des financiers et des chefs d’entreprise du monde entier. Cet enthousiasme obéit non seulement à sa politique économique néolibérale, mais aussi à son adoption de réformes réactionnaires comme celle des retraites, que le PT a historiquement rejetées et que les gouvernements précédents n’ont pas osé mettre en oeuvre.

Lula accomplit la fonction sociale-démocrate typique, à savoir appliquer l’ajustement que la droite ne pourrait pas orchestrer. L’expulsion des parlementaires qui se sont opposés à la loi prévisionnelle (la contre-réforme des retraites), répète aussi la trajectoire classique des chefs réformistes, qui se détachent de leur aile gauche pour offrir des "preuves de responsabilité" aux capitalistes qui les commandent. Les justifications de cette orientation consistent à imaginer des menaces fantômes ("le gouvernement résiste à la déstabilisation impérialiste") et à présenter les attaques sociales contre les travailleurs comme des actes d’équité ("on élimine un privilège du travail"), en omettant de mentionner l’abandon complet du programme de réformes fiscales, sociales, écologiques et démocratiques que postulait le PT.

Si l’orientation initiale de Lula faisait question, sa gestion de gouvernement a dissipé tous les doutes. Il essaie la "troisième voie" dans un pays sous-développé écrasé par la misère, en orchestrant des politiques non seulement éloignées de tout projet transformateur (comme celui essayé par Salvador Allende), mais aussi hostiles à toute confrontation avec l’impérialisme (comme celle dont Chavez est le protagoniste).

Quels que soient les espoirs que la population place dans ce gouvernement, il s’avère indispensable d’interroger sans réserve son évolution, puisqu’il est impossible de construire une alternative émancipatrice en dissimulant la réalité. Lula dirige un gouvernement capitaliste qui inclut les "contradictions" et les "conflits" typiques de tout autre régime qui possède ces caractéristiques sociales. Les attributs que beaucoup lui assignent ("une politique extérieure indépendante", "promotion du Mercorsur") ne diffèrent pas des caractéristiques qu’ont déjà présentées plusieurs gouvernements précédents.

La politique de Lula a de grandes implications pour toute l’Amérique latine, parce qu’elle offre des justifications à l’orientation anti-populaire qu’appliquent d’autres gouvernements de centre-gauche. On affirme généralement que "si au Brésil on ne peut pas changer le cap, la marge pour effectuer des transformations est beaucoup moindre dans des pays plus petits". C’est l’argument préféré que propage le progressisme en Argentine ou qui est utilisé en Équateur pour se résigner face à un président qui a abandonné l’alliance initiale avec le mouvement paysan et indigène et applique toutes les exigences du FMI. Ce type de trahisons traîne derrière lui une longue histoire en Amérique latine et présente des caractéristiques terribles dans le cas d’Aristide en Haïti. "Le prêtre des pauvres" qui promettait d’éradiquer l’héritage de misère et de terreur laissé par la dictature s’est transformé en tyran des Caraïbes typique dès le moment où il est arrivé au pouvoir avec l’aide des marines.

Il est vital de discuter l’orientation actuelle des gouvernements de centre-gauche devant la perspective de trois nouvelles victoires électorales de la gauche dans les prochains mois. Au Salvador, le Farabundo Martí contrôle déjà la moitié des mairies et pourrait accéder à la présidence [4]. Mais dans ce cas il devra déclarer qu’il s’oppose au traité de libre-échange avec les Etats-Unis. En Uruguay, le succès récent de la gauche dans le référendum contre la privatisation du pétrole confirme la haute probabilité d’un triomphe électoral national. Mais le pays affronte un effondrement social comparable à l’Argentine et ne pourra pas le surmonter en maintenant les accords avec le FMI que cautionne la direction du Frente Amplio. En Bolivie, on vit une situation explosive qui peut porter à tout moment le MAS d’Evo Morales au gouvernement. Mais son comportement face à l’insurrection d’octobre dernier ne présage pas une position favorable à la lutte conséquente pour les revendications sociales.

Scénarios et manoeuvres

La capacité actuelle de l’impérialisme américain pour faire face au volcan latino-américain a été notablement réduite en comparaison à la période de l’essor néolibéral. Ces limitations se vérifient d’abord sur le plan militaire. Pour contrôler directement les principales ressources naturelles de la région, les Etats-Unis ont besoin de renforcer la présence de leurs troupes. Mais le bourbier de l’Irak a créé une limite sérieuse à cette intervention. L’impérialisme ne peut pas ouvrir de nouveaux fronts de conflit tant qu’il affrontera la perspective d’un nouveau Vietnam au Moyen-orient. C’est pourquoi les faucons du Département d’État (Noriega, Reich) encouragent une campagne contre "les menaces terroristes", mais sans spécifier la cible spécifique de leurs attaques.

Il est probable que la stagnation de la guerre en Colombie contribue à cette indétermination. Uribe a essayé sans résultat une escalade semi- dictatoriale d’agressions, qui inclut la légalisation des paramilitaires et la création compulsive d’un million d’informateurs. En outre, le référendum qui devait légitimer simultanément cette action militaire et un ajustement brutal des dépenses sociales a échoué et l’opposition de centre-gauche a conquis la mairie de Bogota.

L’utilisation de troupes impérialistes en Amérique latine est d’autre part limitée par la disparition croissante des présidents inconditionnellement alignés sur les Etats-Unis. Seuls quelques gouvernements d’Amérique centrale ont accompagné cette fois les troupes yankees en Irak et même les partenaires privilégiés que sont le Mexique et le Chili se sont abstenus à l’ONU de justifier cette invasion. Les Etats-Unis affrontent en outre trois oppositions à sa domination régionale : à Cuba, au Venezuela et en Bolivie.

Les tentatives de Bush de créer une situation explosive à Cuba en favorisant le détournement de bateaux, en formant des provocateurs depuis Miami, en renforçant l’embargo et en encourageant l’immigration illégale répètent les gaffes des 40 dernières années. Il n’existe pas d’indices d’une plus grande pénétration sociale des agents de l’impérialisme à l’intérieur de l’île et les attaques états-uniennes n’ont pas non plus isolé le régime du reste de l’Amérique latine. Au contraire, elles ont renforcé la sympathie pour la révolution et accru l’autorité continentale de Fidel. Le contraste qui existe entre sa courageuse attitude anti-impérialiste et le comportement humiliant des dirigeants "lèche-bottes" est un motif de respect dans toute la région.

Au Venezuela, l’impérialisme continue de conspirer avec la droite et, après l’échec de deux tentatives de coup d’état, cherche maintenant à imposer un référendum qui expulse Chavez.

Mais chaque action de l’ambassade américaine renforce la mobilisation populaire. La direction nationaliste dans ces confrontations avec l’impérialisme a beaucoup d’antécédents dans la région (Torrijos, Velazco Alvarado), mais ce qui est frappant au Venezuela, c’est le niveau croissant d’organisation au niveau du quartier, au niveau syndical et au niveau universitaire. Si la polarisation politique et sociale du pays ressemble à ce qui s’est produit en Argentine durant les années 50 (hostilité bourgeoise au régime, rupture entre la classe moyenne et les travailleurs), le degré de radicalisation existant dans les forces armées s’apparente beaucoup à la révolution portugaise des oeillets. En suscitant une escalade de provocations dans un pays vital pour leur approvisionnement pétrolier, les Etats-Unis jouent avec le feu.

Finalement, la chute du Lozada a représenté un autre revers difficile pour l’impérialisme, qui traite la Bolivie comme si elle n’était qu’une simple colonie. C’est pourquoi on continue d’exiger l’éradication militaire de la coca et l’attribution des richesses de gaz, sans prendre en compte les risques qu’entraîne cette pression dans la situation d’agitation que connaît le pays.

Dans ce tableau politique défavorable, les aides que peuvent offrir à Bush ses principaux alliés - en échange de lois d’immigration (Mexique), de conventions financières (Chili) ou de promesses d’investissements (Pérou) - s’avèrent insuffisantes pour éteindre la chaudière régionale. C’est pourquoi le président américain traite cordialement Kirchner et fait l’éloge de Lula, cherchant à obtenir que les deux dirigeants agissent comme intermédiaires dans les conflits hors de portée de l’influence de la diplomatie nord-américaine. Les priorités sont de "cerner Chavez" - pour atténuer ses défis et l’inciter à la démobilisation populaire - et d’éviter un "vide de pouvoir"qui dérive dans un gouvernement populaire en Bolivie. La trêve que les envoyés de Kirchner et de Lula ont obtenue d’Evo Morales lors de la chute de Lozada constitue un précédent de cette fonction "modératrice" que le Département d’État assigne "aux gouvernements progressistes du Cône sud". Un rôle semblable a été joué par la diplomatie latino-américaine quand, dans les années 80, elle a affaibli à la table des négociations les Sandinistes qui étaient déjà acculés par l’agression de la "contra".

Dilemmes de la gauche

L’échec économique et le déclin politique et idéologique du néolibéralisme joints à la présence continuelle de ses modèles en pleine irruption issus des soulèvements populaires posent à la gauche de sérieux défis. Les dilemmes les plus complexes apparaissent quand on doit définir les positions face aux nouveaux gouvernements de centre-gauche qui virent à droite mais éveillent des espoirs parmi la population. Beaucoup d’intellectuels reconnaissent cet échec mais se résignent de tristesse. En affirmant qu’ "il n’existe pas d’autre alternative", ils recourent au même argument fataliste utilisé par les néolibéraux dans les années 90.

D’autres soulignent que la conciliation avec la droite est le prix à payer pour faire surgir un capitalisme régulé ou latino-américaniste. Mais ils n’expliquent pas pourquoi les socialistes devraient se féliciter de l’établissement de ce système d’exploitation et ils n’élucident pasnon pluspourquoi il serait possible de construire au XXIe siècle ce qui n’a pas pu être construit pendant les 200 dernières années. Cette vision produit des illusions sur un avenir improbable et les conduit à ignorer la dynamique anticapitaliste des révoltes populaires qui agitent à la région.

Ceux qui valident l’orientation actuelle de Lula, Kirchner ou Gutierrez ferment les yeux devant la réalité et ne jugent pas les gouvernements de centre-gauche sur leurs actes concrets, mais sur les promesses, les discours et les croyances qu’ils propagent. Ils ne relèvent pas que l’option pour le capitalisme adoptée par ces régimes ne constitue pas un épisode circonstanciel, ni facilement réversible. C’est un choix qui exprime la communauté d’intérêts qui lie les bureaucraties dirigeantes aux classes dominantes.

D’autres analystes estiment que les réformes sociales viendront quand ces gouvernements se stabiliseront. Mais l’expérience des dernières décennies en Amérique latine indique tout le contraire. En consolidant leur pouvoir, ces régimes renforcent leurs engagements avec la droite et abandonnent les derniers vestiges des positions contestataires. Les dirigeants du progressisme ont perdu, il y a longtemps, leur disposition à faire face à la résistance qu’opposeraient les capitalistes (fuite des capitaux, boycotts et actes de déstabilisation) à toute réforme sociale significative. C’est pourquoi la gauche qui avalise ces régimes tend à se transformer en force domestiquée et stérile.

D’importants secteurs de la gauche latino-américaine méconnaissent cette réalité, parce qu’ils ont adopté la vieille stratégie sociale-démocrate d’accession progressive au pouvoir à travers une succession d’avancées électorales et de gestions municipales réussies. Le choc créé par la succession des reculs qui ont suivi la chute du sandinisme a conduit à ranimer cette politique depuis les années 80. Cette orientation les a empêchés de relever les limites auxquelles se heurtent ces expériences de gouvernement local. Même si elles permettent d’essayer des formes de démocratie, contribuent à modifier la corrélation de forces et facilitent le surgissement de nouvelles directions populaires, ces initiatives ne résolvent pas le vieux dilemme des socialistes au moment d’opter entre le soutien au capitalisme ou son éradication. La gestion sociale-démocrate conduit au premier chemin et fait échouer toute orientation visant à surmonter les souffrances que subissent des millions de latino-américains.

Ceux qui se situent dans le camp des gouvernements de centre-gauche tournent le dos à la mobilisation populaire et à toute bataille conséquente contre le néolibéralisme qui ouvrirait une perspective anticapitaliste. Mais opter pour cette seconde orientation pose aussi des problèmes aigus, parce que cela oblige à définir une stratégie qui ne puisse pas se réduire à opposer des " pronunciamientos " révolutionnaires à la capitulation des gens de centre-gauche. Le défi est d’avancer dans la construction politique d’options socialistes, et pas seulement d’enthousiasmer avec de superbes idées du futur sans évaluer son degré d’acceptabilité parmi les travailleurs.

Mais étayer une alternative socialiste oblige aussi à reconnaître qu’aucune transformation sociale n’est possible si on élude la conquête du pouvoir. Il est devenu à la mode de rejeter cette évidence en proposant "de changer le monde sans prendre le pouvoir". Mais les promoteurs de cette voie n’offrent pas un seul exemple de la manière dont ils mettraient en oeuvre ce courant. Puisque les capitalistes ne renonceront jamais à la direction de l’Etat, on ne comprend pas comment les opprimés pourraient résoudre leurs problèmes urgents sans capter ce pouvoir pour le transformer au service de la majorité. Peut-être les autonomistes espèrent-ils créer des îlots de coopératisme pour promouvoir des essais d’égalitarisme anti-mercantile. Mais ces expériences s’avéreraient évidemment insuffisantes pour inverser la tragédie de la pauvreté, du chômage et de l’exploitation que supporte la majorité de la population.

Il existe de multiples voies pour faciliter le développement de la conscience socialiste, mais l’engagement dans la lutte pour les revendications sociales est la condition de toute construction politique anticapitaliste. Cette action implique de résister à la militarisation et à la recolonisation, de rejeter l’ALCA et de lutter pour la cessation du paiement de la dette et la rupture avec le FMI. Ces mesures sont indispensables pour recomposer les revenus populaires et développer une véritable intégration régionale.

L’avenir latino-américain dépend dans une large mesure de la capacité de la gauche radicale à former un projet alternatif au cours de certains dénouements décisifs. Cette alternative avancera si une orientation socialiste est renouvelée à Cuba, si la résistance anti-impérialiste sape le pouvoir économique de la droite vénézuélienne, si une option à la direction du PT brésilien réussit, si on érige un pôle politique de la gauche parmi les piqueteros et les travailleurs argentins et si la révolution progresse en Bolivie. Dans ce scénario, le "post-libéralisme" s’apparentera en Amérique latine à la résurgence du socialisme.

17 mai 2004


NOTES :

[1] ALCA (Area de Libre Comercio de las Americas) = Zone de libre-échange des Amériques. (N.d.l.r.)

[2] Botana Natalio. "Los ataques a la legitimidad democratica". La Nacion, Buenos Aires, 26-10-03.

[3] Le Mercosur est une zone régionale de coopération économique du Cône Sud (marché du Cône Sud) qui rassemble le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay, en plus de deux pays associés, le Chili et la Bolivie. (N.d.l.r.)

[4] Cet article a été écrit avant l’élection présidentielle au Salvador remportée par le candidat du parti de droite l’ARENA. (N.d.l.r.)

Source : Site de Claudio Katz, 27-02-04.

Traduction : Philippe Raynaud et Estelle Debiasi - El Correo.

Ce texte a été publié par la revue française ’Contretemps’.