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Bolivie

Bouleversements, crise et chances

Forrest Hylton

dimanche 12 octobre 2003

Le président bolivien Gonzalo Sanchez Lozada, jadis considéré comme "le néolibéral le plus intelligent" en Amérique latine, a résumé ainsi la situation : "Ils veulent gouverner depuis la rue au lieu de gouverner par l’intermédiaire du Parlement ou de nos institutions". Par conséquent, il a militarisé les routes et les rues des villes dans tout le pays, comme prélude potentiel à la déclaration officielle d’un état de siège. Une année de "crétinisme parlementaire" et l’absence d’une direction compétente ont contribué à affaiblir les forces néolibérales qui s’étaient déchaînées en avril 2000 à Cochabamba et sur les plateaux de la région Aymara, alors que les mouvements d’opposition ont rejoint leurs troupes sur les routes, sur les hauts-plateaux et dans les rues et que la base a repris l’initiative par rapport aux dirigeants.

Après les barrages de routes, en janvier 2003, et les soulèvements populaires en février, le gouvernement de Sanchez de Lozada s’est brièvement trouvé au bord de l’effondrement, mais les mouvements d’opposition ont été incapables de s’unir et de s’organiser autour d’une plate-forme de revendications communes.

La principale force d’opposition, le Movimiento al socialismo (MAS) a changé de tactique en faveur d’une approche de type social-démocrate, donnant priorité aux élections municipales de 2004 (par opposition à l’action directe et une démocratie participative). Soutenu par l’ambassade des Etats-Unis et proclamant que les forces armées étaient le "pilier de la démocratie", Sanchez Lozada a réussi à maintenir les rênes du pouvoir, et à les conserver tant bien que mal durant le printemps et l’été. Aucune justice n’a été rendue pour les 57 civils assassinés par son gouvernement depuis qu’il a été nommé, il y a une année.

Actuellement, l’avenir de la présidence de Sanchez de Lozada est à nouveau incertain. En effet, le mouvement d’opposition à l’exportation de gaz Bolivien aux Etats-Unis via le Chili et une répression gouvernementale toujours aussi brutale ont polarisé de manière croissante le conflit social. L’épicentre du mouvement d’opposition se situe au nord de La Paz, près du lac Titicaca, dans la région Aymara de Huarina, Warisata, Achacachi et Sorata ainsi qu’à El Alto, une ville Aymara de 700000 habitants. Le personnalisme et le sectarisme continuent certes à créer des divisions internes dans le mouvement Aymara, et des dissensions par rapport au mouvement des cultivateurs de coca (cocaleros). Mais, alors que lors des cycles précédents de cette révolte qui a débuté en avril 2000, les conflits restaient centrés sur la production de coca, la privatisation de l’eau, l’occupation des terres et les augmentations d’impôts, la phase actuelle du conflit peut potentiellement conduire à une plus grande unité programmatique dans les forces d’opposition.

Les enseignants ruraux et urbains, les étudiants qui se forment pour devenir des enseignants, les parents de conscrits [militaires], des mineurs retraités, des dirigeants paysans Aymaras, les camionneurs assurant les transports entre les provinces, des étudiants de l’Université de El Alto, la Centrale des travailleurs Boliviens (COB), tous sont en grève, et certains font la grève de la faim.

Outre les revendications sectorielles, chaque organisation exige la souveraineté populaire sur le gaz Bolivien et refuse l’ALCA [en français : ZLEA, Zone de libre échange des Amériques] ; la plupart exigent la démission de Sanchez Lozada et de ses ministres les plus draconiens, Yerco Kukoc, le Ministre du Gouvernement et Carlos Sanchez de Berzain, Ministre de la Défense. Ceux-ci sont en effet responsables du massacre commis à Warisata le 20 septembre, lorsque les forces gouvernementales ont fait irruption pour évacuer plusieurs centaines de touristes qui étaient restés bloqués durant 5 jours à Sorata, suite aux barrages routiers, assassinant six membres de la communauté Aymara, y compris la petite Marlene Nancy Rojas, âgée de huit ans. Il faut noter que ce massacre a eu lieu le lendemain de la mobilisation de 30000 personnes à Cochabamba et 50000 à La Paz par la Coordination Nationale pour la Défense du Gaz. En réponse à la terreur étatique qui utilisait des avions et des hélicoptères, des miliciens des communautés Aymaras, mal armées mais implantés de manière stratégique, ont réussi à chasser l’armée et la police de Warisata, de Sorata et de Achacachi.

Le 2 octobre, des milices de la communauté Aymara continuaient à contrôler la région autour de Huarina, Warisata, Achacachi et Sorata, et les routes dans les provinces de Manco Capac, Los Andes, Omasuyus, Larecaja, Muñecas, Camacho, Villaroel, et - partiellement - Murillo et Aroma, sont restées bloquées avec des barrages de pierres. Eugenio Rojas, dirigeant du comité régional de grève, a déclaré que si le gouvernement refusait de négocier à Warisata, les communautés Aymara insurgées allaient encercler La Paz et couper la capitale du reste du pays, tactique utilisée pour la première fois lors du soulèvement Tupaj Katari en mars 1781 [le dirigeant Aymara Tupaj Katari (Julian Apaza), organisa en encerclement de La Paz, contre les colonisateur, dès le mois de mars 1781 ; en juillet 1781 cet encerclement était assuré par quelque 80000 combattants ; il connut une défaite ; jusqu’à aujourd’hui le souvenir de cette lutte est très vivante parmi les Aymara]. La Centrale Régionale des Travailleurs (COR) a dirigé une grève civique qui a paralysé la ville de El Alto : aucun magasin n’a ouvert ses portes, aucun véhicule ne circulait, et les vendeurs du marché, les gens des comités de quartier et les étudiants de l’université ont combattu la police anti-émeutes durant toute l’après-midi.

Au moins cinq personnes ont été arrêtées sous à la nouvelle "Loi de Sécurité Citoyenne". La veille, le 1 octobre, six paysans de la communauté indienne ont été arrêtés dans la province de Aroma. A Cochabamba, un groupe d’écrivains de premier plan et des intellectuels a publié une déclaration appelant à la mise sur pied d’un nouveau gouvernement qui défende la souveraineté nationale et abroge les lois concernant les compagnies pétrolières multinationales. Pendant ce temps, 2500 paysans sans terre avaient occupé le 24 septembre à San Cayetano, Santa Cruz, le pont à Chané, barrant ainsi la seule route qui donne accès à cette région.

Potosi, jadis le centre de l’économie coloniale fondée sur l’exploitation des mines d’argent, a vu défiler une grande marche de paysans Indiens, et les routes qui relient cette ville au reste du pays étaient également bloquées. Le soir, des paysans Aymara qui occupent des terres dans le Yungas, une région subtropicale où l’on cultive la coca, au nord-ouest de La Paz et proche d’Omasuyos, centre de la rébellion Aymara, avaient commencé à construire des barrages, fermant ainsi aux touristes deux des principales régions touristiques près de La Paz.

Le lundi 6 octobre, des barrages routiers sont prévus dans le Chapare, qui est la principale région de culture de la coca dans les terres basses de l’Est, et à Oruro, qui connecte La Paz avec Cochabamba. S’ils réussissent, les troupes gouvernementales, qui auront de la peine à assurer une présence suffisante sur une région aussi étendue, risquent de réagir en provoquant davantage de violence et de meurtres, et personne ne sait sur quoi cela peut déboucher (6 octobre 2003)

* Forrest Hylton est en train d’effectuer une recherche de doctorat en histoire bolivienne, et il peut être contacté à forresthylton@hotmail.com.