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La crise argentine

lundi 30 décembre 2002

Carlos Ares*

Cet article met en relief deux facettes de la crise argentine comme de toutes les crises brutales du capitalisme : l’une, l’enrichissement d’une couche très limitée de la société, sa volonté effrénée de sécuriser ses gains en les plaçant dans des pays impérialistes du centre ; l’autre, l’emballement de la paupérisation, avec son expression la plus brutale : la faim. - Réd.

Il y a plus d’une vache et d’un mouton par habitant. Et la récolte de céréales atteint des niveaux historiques et dépassé celle du soja. L’Argentine est toujours un pays où la légende dit : « Tu lances une pierre et le sol te donne un fruit savoureux. » Toutefois, selon une blague populaire corrosive, pour compenser de telles faveurs de la nature, au dernier moment Dieu a éparpillé dans chaque endroit du territoire quelques Argentins.

Si l’interrogation est la suivante : comment se fait-il que dans un tel pays des enfants meurent de faim, une grande partie de la réponse peut être trouvée dans un rapport publié cette semaine par la revue Veintitrès (Vingt-trois) qui est édité à Buenos Aires.

Lesdits propriétaires de l’Argentine, un ensemble de 1500 entrepreneurs et personnages socialement de premier relief pour leur activité, ont déposé en dehors du pays 3 milliards de dollars entre mai et décembre 2001, soit quelques mois avant que l’ex-ministre des Finances Domingo Cavallo décida de mettre en place le corralito[le blocage de l’épargne en dollars et sa dévaluation] sur les fonds d’épargne [que l’on peut retirer par tranches maximales] et sur les placements à terme de 10 ans. Les inspecteurs du fisc ont pu prouver que 200 parmi ses 1500 n’avaient en aucune mesure enregistré leurs transferts bancaires ni leurs revenus dans leurs déclarations fiscales. Dans le corralitosont restés coincés les petits épargnants : 93% d’entre eux disposant de petits dépôts à hauteur de 50’000 dollars ou moins.

La liste élaborée par la revue Veintitresinclut les plus hauts responsables des banques qui ont confisqué les dépôts des épargnants ; des journalistes qui considèrent « éthiquement inacceptable la fuite de capitaux » ; l’ex-ministre de l’Economie de la dictature militaire, José Alfredo Martinez de Hoz ; José Luis Machinea, un ancien dirigeant de l’Alliance au pouvoir, à la tête de laquelle se trouvait Fernando de La Rua ; le négociateur de la dette extérieure du gouvernement De La Rua, Daniel Marx ; des vedettes de la télévision et des grands entrepreneurs qui ont réclamé la pesification de leur dette [la conversion de leur dette en dollars en pesos dévalués] après que, en janvier 2001, a été supprimé la Loi de convertibilité qui imposait la parité dollar-peso [1 peso = 1 dollar], cela depuis 1991 ; suite à l’élimination de cette loi, le peso a été dévalué : il faut plus de 3 pesos pour obtenir 1 dollar.

José Maria Candioti, actuel ministre de l’Economie de Sante Fe, province où le chômage est très élevé et le taux de mortalité infantile aussi, a admis avoir transféré quelques « montants épargnés » en direction des Etats-Unis, au cours de 2001. Mais il a déclaré qu’il ne s’agissait pas d’une somme avoisinant le million. Or, la documentation réunie par la Commission d’enquête sur les fuites de capitaux de la Chambre des députés a démontré que Candioti a transféré aux Etats-Unis 1,083327 million de dollars. Les analystes économiques calculent qu’une minorité d’Argentins possède quelque 160 milliards de dollars déposés à l’extérieur. La dette publique du pays s’élève à 135 milliards et le PIB à quelque 120 milliards.

Le journaliste qui a conduit l’enquête a rompu son contrat de collaboration, il y a deux semaines, avec le quotidien Pagina 12[quotidien considéré de gauche ou centre gauche], lorsque, au dernier moment, la direction du journal a décidé de ne pas publier la série d’articles [qui seront publiés dans l’hebdomadaire Veintitres], qui était planifiée, et cela pour des raisons qui ne furent jamais données et clarifiées pour le journaliste.

La députée de l’ARI (Alternative pour une république des égaux) Graciela Ocana, membre de la commission parlementaire créée spécifiquement pour étudier la fuite des capitaux, a confirmé à El Pais[quotidien de l’Etat espagnol] la véracité des informations diffusées. Elle a affirmé : « Les banques refusent toujours de donner plus d’indications et il n’a pas été possible de compléter les recoupements avec les déclarations fiscales liées aux comptes bancaires. Mais on peut assurer que, même si quelques transferts ont eu un aspect légal, ils étaient clairement immoraux. »

A Tucuman, 59 enfants continuent à être, maintenant, sur la liste d’attente de la mort. Or, Tucuman est « le jardin de la république ». C’est la province la plus petite du pays avec 22’524 km2 et 1,3 million d’habitants. Elle est située à 1250 km au nord de Buenos Aires. Le taux de chômage est de 20% et la mortalité infantile de 21,2 pour mille. La ville de Tucuman se profile comme une ville ayant une haute qualité d’enseignement dans son université publique ; les ingénieurs spécialisés dans l’industrie sucrière sont de premier niveau ; et c’est une région qui est parmi les premières productrices de citrons du monde.
Quand l’année 2002 prend fin, à une moyenne de 3 par jour - si l’on tient compte de toutes les pathologies liées à la dénutrition -, plus de 1000 enfants n’auront plus que la peau sur les os, sans que les médecins et les infirmières qui se trouvent au pied des lits des hôpitaux, 12 à 15 heures par jour, pour des salaires se situant entre 100 et 300 euros par mois [de 150 à 450 francs], puissent faire plus qu’ils ne le font pour chercher à éviter le drame. Le Front contre la pauvreté (Frenapo), qui intègre la CTA [Centrale des travailleurs argentins - organisation syndicale de gauche, mais ayant maintenu des liens avec le péronisme], les Grands-Mères de la place de Mai et d’autres organisations sociales, estime que plus de 50 enfants meurent quotidiennement dans tout le pays à cause de la faim.

Le professeur Nicolas Shumway, directeur des études latino-américaines à l’Université de Tejas (Austin, Etats-Unis), observe, dans son étude intitulée « L’invention de l’Argentine », que dès les premiers jours de son indépendance, déclarée le 9 juillet 1816 à Tucuman préciséement, la société argentine « paraissait avoir été construite sur une faille sismique ». D’un côté de la faille se situe l’élite cosmopolite basée à Buenos Aires, « partisane du terme démocratie », mais disposée à appuyer l’autoritarisme pour contenir les classes d’en bas. De l’autre côté, il place les leaders messianiques, « comme Juan Domingo Peron et Evita Peron », héritiers des propriétaires terriens et des chefs au profil très personnalisé des provinces. Selon Shumway, « aucune institution argentine n’a dépassé les mouvements violents et imprévisibles de cette faille sismique et l’existence de cette dernière explique en grande partie l’instabilité permanente du pays ». L’écrivain argentin Luis Maggi considère, lui, que la raison ultime de la crise argentine réside dans le fait que « dans ce pays il y a la plus haute densité de fils de pute [formule caractéristique avec laquelle sont qualifiés les politiciens argentins] par km2 du monde ».

* Cet article a été publié dans El Pais, 24 novembre 2002, édition de Buenos Aires.

(tiré du site À l’encontre)