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Pérou : les indigènes font plier le gouvernement et les multinationales

mercredi 1er juillet 2009, par Hugo Blanco

La population amazonienne péruvienne regroupe 11% de la population totale du pays. Elle vit dans la plus vaste des trois régions naturelles du Pérou, le nord, le centre et l’orient. Elle parle des dizaines de langues et est composée de dizaines d’ethnies.

Les habitants de la jungle sud-américaine sont les indigènes les moins contaminés par la « civilisation », dont l’étape actuelle est le capitalisme néolibéral. Ils n’ont jamais été entièrement soumis par l’empire inca et les envahisseurs espagnols ne sont jamais parvenus à les dominer. L’indigène rebelle des montagnes Juan Santos Atahualpa, pourchassé par les troupes espagnoles, s’est réfugié dans la jungle au sein de ces peuples. Les forces coloniales n’ont pas pu le vaincre.

A l’époque de l’exploitation du caoutchouc, le capitalisme a pénétré dans la jungle où il a réduit en esclavage et massacré des populations entières. C’est pour cette raison que plusieurs d’entre elles se maintiennent jusqu’à aujourd’hui dans un isolement volontaire, ne souhaitant aucun contact avec la « civilisation ».

Les frères de l’Amazonie ne partagent pas les préjugés d’ordre religieux du « monde civilisé » qui impose de recouvrir son corps de vêtements même s’il fait une chaleur intense. La forte offensive morale des missionnaires religieux et les lois qui défendent ces préjugés sont toutefois parvenues à ce que certains d’entre eux s’habillent, particulièrement lorsqu’ils doivent se rendre dans les villes.

Ces populations se sentent partie intégrante de la Terre Mère et la respectent profondément. Lorsqu’ils aménagent un espace de culture au milieu de la forêt, ils y sèment différentes plantes de contexture variée et aux cycles vitaux distincts, imitant ainsi la nature. Après un certain temps, ils rendent cet espace à la nature et recommencent ailleurs.

Ils partent à la chasse et à la cueillette, lorsque leur chemin croise quelque chose de digne à chasser, ils le font ; ils passent ensuite par les lieux de culture et s’ils voient que quelque chose est mûr, ils le récolte et après un certain temps ils reviennent chez eux. On ne peut affirmer avec exactitude s’ils se sont promenés ou s’ils ont travaillé. Même les indigènes des montagnes, plus contaminés par la « civilisation », les traitent de paresseux alors qu’en vérité ils ne veulent pas « progresser », mais seulement vivre bien.

Ils vivent dans des huttes collectives. Il n’y a ni partis, ni élections, leur organisation sociale et politique est la communauté. Ce n’est pas le chef qui dirige mais la collectivité, la communauté. Ils vivaient ainsi depuis des siècles avant l’invasion européenne et la constitution de l’Etat péruvien qui ne les a jamais consultés pour élaborer ses lois avec lesquelles ils les attaque aujourd’hui.

Les multinationales

Cette vie paisible attachée à la nature est aujourd’hui soumise à la voracité des entreprises multinationales pétrolières et minières. Pour ces entreprises, selon la religion néolibérale, peu importe d’agresser la nature ou d’exterminer l’espèce humaine, la seule chose qui compte est d’obtenir un maximum de profit en un minimum de temps.

Elles empoisonnent l’eau des rivières, abattent les arbres, tuent la jungle amazonienne, mère des natifs indigènes, ce qui revient également à les tuer. Il existe pourtant une abondante législation péruvienne censée les protéger, entre autres la Convention n°169 de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) qui est un loi constitutionnelle puisqu’elle a été approuvée par l’assemblée nationale. Cette Convention stipule que toute mesure concernant les territoires indigènes doit être prise en consultation avec leurs communautés. Il existe également une multitude de loi de protection de l’environnement.

Mais la législation péruvienne ne représente qu’un maigre obstacle pour les grandes compagnies privées qui, au travers de la corruption, parviennent à mettre à leur service tout l’Etat péruvien ; le président de la république, la majorité parlementaire, le pouvoir judiciaire, les forces armées, la police, etc. Les médias sont également entre leurs mains.

Au service de ces entreprises, qui sont ses maîtres, le président Alan Garcia a élaboré toute une théorie pour se justifier. Il souligne que les petits paysans ou les communautés indigènes, puisqu’elles ne disposent pas de capitaux à investir, doivent laisser le champs libre aux grandes entreprises prédatrices de la nature comme le sont les compagnies d’extraction minières et d’hydrocarbures. Il faut également laisser le passage, sur tout le territoire national, à des entreprises agro-industrielles qui tuent les sols par la monoculture, les produits agro-chimiques et qui ne produisent que pour l’exportation et non pour le marché intérieur. Selon lui, telle est la politique à mener pour que le Pérou « progresse ».

Pour imposer cette politique, le pouvoir législatif a reçu l’autorisation de légiférer pour, selon ses termes, « nous adapter » au Traité de Libre Echange (TLE) avec les Etats-Unis. Cela s’est traduit par une flopée de décrets-lois contre les communautés indigènes de la montagne et de la jungle car elles sont un obstacle au pillage impérialiste. Ces décrets ouvrent la porte à la déprédation environnementale, à l’empoisonnement des rivières par les entreprises minières, à la stérilisation des sols par l’agro-industrie, au saccage de la jungle pour l’exploitation du pétrole, du gaz, du bois.

Réaction indigène

Naturellement, les indigènes de la montagne et de la jungle ont réagis contre cette attaque et ont initié une lutte courageuse. Ce sont les peuples indigènes de l’Amazonie, ceux qui ont le plus préservé l’amour de la nature, le collectivisme, l’esprit de « commander en obéissant » et du bien vivre qui sont à la tête du combat.

La plus grande organisation des indigènes d’Amazonie est l’Association Interethnique de la Jungle (AIDESEP) qui a ses bases dans le nord, le centre et le sud de l’Amazonie péruvienne. Elle exige l’abrogation des décrets-lois. Sa méthode de lutte consiste à bloquer les voies de transport terrestre et fluvial, très utilisés par les multinationales, l’occupation d’installations, la prise de terrains d’aviation. Lorsque la répression s’abat, ils se replient en dénonçant le fait que le gouvernement ne cherche pas le dialogue.

Au mois d’août de l’année dernière, ils ont obtenu une victoire en obligeant l’assemblée nationale à abroger deux décrets-lois. Cette année ci, leur lutte a commencé le 9 avril. Le gouvernement a sans cesse manœuvré pour éviter la discussion, notamment pour empêcher que le parlement débatte du caractère non constitutionnel d’un décret-loi, pourtant qualifié comme tel par une commission parlementaire elle-même.

Le 5 juin

Le 5 juin, journée mondiale de l’environnement, est la date choisie par Alan Garcia pour décharger toute sa rage anti-écologique contre les défenseurs de l’Amazonie. Il a utilisé le corps spécial de la police pour la répression des mouvements sociaux, la DIROES.

Les frères Awajun et Wampis qui bloquaient la route près de l’agglomération de Bagua ont été brutalement attaqué. Le massacre a commencé à 5 heures du matin à partir d’hélicoptères et au sol. On ignore le nombre de morts. Les policiers ont empêché que l’on soigne les blessés prisonniers et la récupération des corps par leurs familles.

Les indigènes se sont défendus avec des lances et des flèches, puis en utilisant des armes à feu récupérés sur les agresseurs. Dans leur rage, ils ont pris une installation pétrolière dans laquelle ils ont capturé un groupe de policiers qu’ils ont emmené dans la jungle où plusieurs d’entre eux ont été tués.

La population métisse de l’agglomération de Bagua, indignée par le massacre, a pris d’assaut le local de l’APRA, le parti au pouvoir, ainsi que des officines publiques et ont brûlé des véhicules. La police a assassiné plusieurs habitants, dont des enfants.

Le gouvernement a aussitôt décrété l’état de siège. Soutenus par cette mesure, les policiers sont entrés sans mandats dans les maisons pour capturer des indigènes qui s’y étaient réfugiés. On ignore le nombre de prisonniers, d’autant plus que les avocats ne peuvent entrer en contact avec eux. Des dizaines de personnes ont été signalées « disparues ».

Solidarité

Heureusement, la solidarité s’est exprimée de manière émouvante. Au Pérou, un front de solidarité s’est organisé. Le 11 juin, les manifestations de protestation contre le massacre ont eu lieu dans plusieurs villes du pays. A Lima, la capitale qui, traditionnellement, tourne le dos au reste du pays, 4000 personnes ont marché encadrés sous la menace de 2500 policiers, des affrontements se sont déroulés près du siège du parlement. A Arequipa, plus de 6000 personnes ont manifesté. Dans la région de La Joya, la route Panaméricaine a été bloquée. A Puno, il y a eu une grève et le siège du gouvernement a été attaqué. D’autres manifestations ont eu lieu à Piura, Chiclayo, Tarapoto, Pucallpa, Cusco, Moquegua et dans beaucoup d’autres villes.

A l’étranger, de nombreuses actions de protestation ont été organisées face aux ambassades péruviennes ; à New York, Los Angeles, Madrid, Barcelone, Paris, Grèce, Montréal, Costa Rica, Belgique…

Des protestations se sont élevées de la part de la chargée des affaires indigènes à l’ONU et de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme. Des journaux étrangers ont dénoncé sans ambiguïté le massacre, comme La Jornada au Mexique. La colère a d’autant plus augmenté suite aux déclarations du président Garcia à la presse européenne selon lesquelles les indigènes « ne sont pas des citoyens de première catégorie ».

La jungle continue à se mobiliser, à Yurimaguas, dans la zone de Machiguenga del Cusco et dans d’autres régions. Les frères de l’Amazone et ceux qui les soutiennent exigent l’abrogation des décrets-lois 1090 et 1064 et d’autres encore, qui ouvrent la voie au saccage et au pillage de la jungle. Comme on l’a vu, malgré le fait qu’une commission parlementaire ait jugé certains d’entre eux comme non constitutionnels, le parlement a décidé de ne pas en débattre et s’est contenté de les « suspendre » comme le souhaitait l’APRA. Sept parlementaires qui ont protesté contre cette irrégularité ont été suspendus pour 120 jours, faisant en sorte que l’ultra-droite (l’APRA, Unité nationale et les fujimoristes) auront dans leurs mains l’élection du prochain bureau du parlement.

Le gouvernement a créé une « table du dialogue » de laquelle est exclue la principale organisation représentative des indigènes d’Amazonie, l’AIDESEP, dont le dirigeant a dû se réfugier à l’ambassade du Nicaragua puisque le gouvernement l’accuse des crimes du 5 juin ordonnés par Alan Garcia.

La lutte amazonienne continue, pour exiger le respect de la jungle. Les indigènes savent que ce qui est en jeu est leur propre survie. Nous espérons que la population mondiale prenne conscience du fait qu’ils luttent en défense de toute l’humanité car l’Amazonie et le poumon du monde.

BLANCO Hugo
* Hugo Blanco fut un des dirigeants du soulèvement paysan de la région de Cuzco, au Pérou, au début des années 1960, symbole de l’unité et du renouveau de la gauche révolutionnaire péruvienne en 1978-1980. Il a à plusieurs reprises été emprisonné, menacé de mort, exilé et libéré grâce a la solidarité internationale. Il a été un des dirigeants centraux du syndicalisme paysan péruvien et de la IVe Internationale.

Mis en ligne le 22 juin 2009