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Revenu garanti : une panacée ? Débat

Lazzarato, de la revue Multitudes, et Michel Husson, économiste, membre de la LCR.

lundi 19 septembre 2005

Alors que les questions des salaires, de l’extension du chômage et de la précarité occupent une place de plus en plus centrale dans la "question sociale", l’exigence d’assurer un revenu minium garanti pour tous et toutes déconnecté du travail est avancée par certains mouvements sociaux ou intellectuels progressistes. En quoi cette revendication se distingue-t-elle de celle, d’inspiration néolibérale, d’assurer un "revenu universel" ? Pourquoi privilégier cette revendication seule et non son articulation avec celle d’une réduction radicale du temps de travail et d’un partage de ce dernier. Autant de questions abordées par Antonella Corsani et Maurizio

Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato :

Un nouveau projet politique devrait prendre à rebrousse poil la vérité que les socialistes ont contribué à affirmer à partir des années 80 : la "production" trouve ses sources dans l’entreprise. Mais il devrait aussi ébranler la vérité de la gauche, qui n’est rien d’autre que le reflet spéculaire de la première : seul le travail salarié est créateur de richesse. Nous avons essayé de démontrer que la production de la richesse déborde largement l’entreprise. La valorisation capitaliste ne se fonde pas exclusivement sur l’exploitation du travail salarié, mais aussi sur celle de la vie, sur l’exploitation de ce que l’humanité produit en commun (les ressources intellectuelles, communicationnelles, scientifiques, la force-invention, de même que les ressources naturelles, génétiques, le territoire etc.)

En effet, la captation par le capital de la richesse socialement créée passe aujourd’hui par de nouveaux dispositifs de pouvoir qui ne coïncident plus directement avec l’entreprise et ses modes classiques de mise au travail, mais que cette dernière intègre dans ses stratégies d’exploitation, qui est d’abord exploitation de biens communs et collectifs.

Ainsi, la finance globale n’est pas d’abord un instrument de spéculation, mais de capture de la valorisation de la coopération sociale. Les nouvelles lois de la propriété n’assurent pas seulement l’appropriation du travail salarié par la propriété de moyens de production, mais aussi l’appropriation de la coopération qui déborde l’entreprise (droit d’auteurs, copyright, brevets sur le vivant, etc.)

Nous devons penser des stratégies qui, d’une part, bloquent cette appropriation des biens collectifs et communs par la finance et les nouvelles lois sur la propriété et, d’autre part, nous garantissent contre la double déconnexion que nous avons définie plus haut. En termes positifs, nous devons organiser des formes de lutte et des institutions qui reconnaissent la nouvelle nature de la coopération sociale, la nouvelle nature de la production des biens collectifs et communs et les sujets de cette production. Reconnaître, dans le capitalisme, signifie payer. Nous pensons qu’un des instruments privilégiés pour organiser cette double tâche est celui du revenu garanti, universel et inconditionnel.

Le revenu garanti comme processus constituant doit ouvrir une phase constituante au niveau économique et social. Il ne doit surtout pas s’inscrire dans une logique de redistribution mais dans une logique subversive de dépassement radical d’une répartition de la richesse fondée sur le capital et le travail. Il doit être entendu comme outil pour renverser le rapport entre travail et société, entre coopération sociale et division du travail smithienne. En d’autres termes un revenu comme instrument d’autovalorisation de la coopération, la coopération comme liberté de l’agir ensemble, comme puissance créatrice de la différence, de la multiplicité.

Un revenu garanti n’exige pas préalablement ses calculs budgétaires de faisabilité . Il ne s’agit pas, encore une fois, d’un dispositif de gestion social-démocrate de la misère mais d’un outil fondamental pour relâcher la contrainte salariale : une véritable protection sociale contre le chantage de l’exclusion, un frein à la course au rabais du coût du travail mais aussi au développement de formes de travail de merde.

Un revenu garanti s’entend dans ses formes monétaires mais aussi en nature : "accès libre" à la santé, à la formation, à l’information, à l’eau, à l’énergie, aux transports, au logement. La revendication d’un revenu d’existence, d’un revenu social, a traversé plusieurs mouvements en Europe, des mouvements des chômeurs aux mouvements des précaires, mais aussi aux mouvements des femmes. Elle est également centrale dans les stratégies de lutte d’organisations comme Act Up, et de certaines associations écologistes. Mais cette revendication prend chaque fois des formes et des articulations différentes : est-il possible aujourd’hui de rechercher un terrain de convergence dans la perspective d’une Europe des mouvements ? - convergence également des luttes des travailleurs immigrés, des sans papiers, avec celles des travailleurs, des précaires ? Le revenu garanti peut être le terrain fondamental sur lequel recomposer, construire une subjectivation collective pour aller au-delà de la société du travail.

Nous pensons que depuis 1968 s’est ouverte une nouvelle phase politique comparable à la sortie de l’esclavage. : la possibilité de fonder la production et la reproduction de l’humanité sur autre chose que le travail salarié. Nous restons fidèles aux défis politiques lancés à la naissance du mouvement ouvrier : l’abolition du salariat. Nous avons besoin d’un projet réaliste, donc d’un projet révolutionnaire (1).


Michel Husson :

L’une des implications les plus radicales des thèses sur la fin du travail est que le revenu doit être redistribué indépendamment de la participation à sa création. Or, c’est le travail qui crée la richesse distribuée sous forme de revenus et la distribution d’un revenu universel aurait pour contrepartie le travail de ceux qui ont encore un emploi. Faisons-nous un moment les avocats du diable en évoquant l’argument selon lequel plus personne n’accepterait de travailler au Smic si on avait la garantie de le recevoir sans travailler. Les partisans du revenu universel répondent en disant que les employeurs seraient obligés d’offrir des salaires plus attractifs. Mais cette réponse est absurde. Elle révèle d’abord une absence de logique : on ne peut revendiquer un revenu garanti égal au Smic si on sait par avance qu’aucun salarié n’acceptera de travailler pour le Smic.

La revendication logique devrait englober un niveau de salaire minimum auquel serait indexé (par exemple à 75 %) un niveau de revenu garanti. Un différentiel est donc difficilement inévitable. Mais cela revient à admettre que la société du revenu universel est condamnée à un dualisme inexorable : d’un côté, ceux qui ont un emploi, de l’autre ceux qui n’ont qu’un revenu. Quel mécanisme social permettra de désigner ceux qui doivent occuper l’un ou l’autre de ces statuts ? Tout gain de productivité ultérieur aurait pour effet de réduire comme peau de chagrin le nombre d’emplois et ne ferait qu’aggraver cette difficulté. Dans une société du temps libre, au contraire, les gains de productivité seraient affectés en priorité à la réduction du temps de travail pour tous selon le principe "travailler moins pour travailler tous" qui fonde une société égalitaire.

Enfin, la question qui se pose est évidemment celle du financement : comment s’opère le transfert de richesses de ceux qui la produisent vers ceux qui ne font que la consommer ? Pour être porteur d’une véritable transformation sociale, le revenu garanti doit atteindre un niveau significatif de l’ordre de 750 euros mensuels. Dès lors, la question du financement se pose avec encore plus d’acuité, et revient à celle-ci : quelle est la relation sociale qui se noue entre l’ouvrier qui fabrique des pinceaux et l’artiste libéré de tout emploi qui s’en sert pour peindre ? A quelles conditions l’échange entre l’un et l’autre peut-il être égal, ou légitime ?

Une profonde ambiguïté pèse en ce qui concerne la place des femmes dans tous ces projets. Il est d’ailleurs frappant de constater combien la littérature sur le revenu universel n’introduit pratiquement jamais la dimension de genre et ne réfléchit pas sur les spécificités du travail des femmes. Ce n’est sans doute pas par hasard. La question du droit à l’emploi des femmes fait apparaître de manière particulièrement sensible les contradictions des thèses sur le revenu garanti. Si le travail salarié n’est rien d’autre qu’un esclavage, alors les femmes devraient d’abord se féliciter d’en être écartées et exiger ensuite un revenu garanti comme contrepartie de leur activité sociale. Mais comment ne pas voir que ce raisonnement heurte de plein front les aspirations égalitaires des femmes en matière d’emploi ? Leur verser une allocation pour que, ou parce que, elles ne travaillent pas, voilà un projet qui n’est pas spécialement progressiste, et le revenu garanti se met à ressembler au très douteux salaire maternel.

De manière générale, il est curieux de constater que personne ne semble relever la contradiction qui existe entre les projets portant sur le revenu et l’aspiration à la reconnaissance des droits sociaux. Celle-ci passe par la mise à disposition de manière gratuite de biens communs et non par la distribution de revenus. Les partisans du revenu universel expriment toujours leurs projets en termes monétaires : ils tournent ainsi le dos, par exemple, à l’exigence d’une santé gratuite. Dans le cas du logement, quelles sont les solutions réellement progressistes : une politique de municipalisation des sols et de construction de logements sociaux ou l’augmentation des allocations-logement ?

Ce tropisme monétaire conduit en réalité les partisans du revenu universel (sans qu’ils s’en rendent d’ailleurs compte faute de poser la question) dans le sens d’une extension de la sphère de la marchandise. C’est pour le moins curieux.

L’axe principal devrait plutôt être la réduction du temps de travail pour toutes et tous, assortie d’une extension du champ de la gratuité pour la satisfaction des besoins sociaux. De ce point de vue, la RTT et l’interdiction des licenciements posent la question d’une "démarchandisation" de la force de travail. Ce projet se heurte à deux obstacles : non seulement et la répartition des richesses mais aussi le droit de propriété. Il passe en effet par une remise en cause des rapports de travail à l’intérieur même des entreprises sous forme d’un contrôle exercé par les salariés sur les embauches, les conditions et l’organisation du travail. Il s’appuie dans le même temps sur la garantie de ressources des travailleurs et la continuité du revenu.

Bref, il faut articuler la revendication de temps libre et celle de transformation du temps de travail, plutôt que de vouloir opposer la revendication du revenu garanti à celle de nouveau plein emploi. Le mot d’ordre qui résume cette démarche pourrait donc être : touTEs salariéEs pour abolir le salariat.


(1) Extrait de "Le revenu garanti comme processus constituant" par Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato, octobre 2002, http://multitudes.samizdat.net/