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Algérie : un grand parti de gauche est possible !

Entretien paru dans l’hebdomadaire les débats de Salhi Chawki, secrétaire général du PST

dimanche 13 avril 2008

Les Débats : Après plus de dix ans d’absence, le PST a renoué avec les élections aux locales de novembre 2007. Qu’est-ce qui a motivé une telle décision ?

Salhi Chawki : Les Algériens ne croient pas aux élections, le PST non plus. Sauf que notre scepticisme ne se limite pas aux élections algériennes et aux institutions algériennes. Prenons l’exemple des USA où les élections n’intéressent qu’une minorité de la population. La bataille est menée à coups de milliards de dollars entre le candidat Pepsi et le candidat Coca, qui ont le monopole des médias. Peu sont informés de l’existence d’autres candidats qui font pourtant des scores honorables, comme Ralph Nader (5%)... Il y a huit ans, la Cour suprême fédérale, conservatrice, a stoppé le Florida recount, recomptage pourtant autorisé par la Cour suprême de Floride, d’une autre obédience. Cela instruit sur l’indépendance de la justice. Quand aux libertés et aux droits de l’homme, ils ont été suspendus par le Patriot Act.
On nous rétorquera que chez nous, c’est pire. La fraude, le monopole médiatique du pouvoir sans parler de quelques uns qui contestent la présence du pouvoir et des islamistes dans les élections. Pour marginaliser les islamistes et les gens du pouvoir et pour faire cesser la fraude, que faut-il faire ? Cette démarche, largement partagée dans les milieux politiques et médiatiques, et au delà, présente une apparence démocratique radicale ; pourtant, son objectif non dissimulé est un régime de despotisme éclairé. Car sur qui compte-t-on pour changer le rapport de force dans la société et moraliser la pratique électorale ? L’armée ? Les ambassades occidentales ? Les démocrates, eux, travaillent à changer les choses par l’action de la majorité du peuple. Un peuple qu’il faut donc déjà gagner aux idées démocratiques.
En participant avec beaucoup de scrupules et d’hésitations aux commissions de surveillance des dernières législatives, le PST a contribué à cette fameuse lettre qui déclare < >. C’est la vérité. Qu’importe le jeu de telle partie ou de tel parti du pouvoir. C’est la vérité. Preuve en est qu’ils ont supprimé une commission de surveillance qui, enfin, pour la première fois, surveillait...
Mais pour empêcher la fraude, il faut plus que ça. Et il est possible d’y parvenir. Dans le rapport de force favorable de la Kabylie, la concurrence de deux appareils politiques rivaux assurait le contrôle des opérations de vote. Et en 90 et 91, l’hégémonie brutale du FIS dans les quartiers populaires a fait le résultat, provoquant l’arrêt des élections.
Cela ne signifie pas que nous proposons la participation systématique, la fleur à la bouche. Pour réaliser des élections démocratiques, il faudra bien un jour empêcher celles qui ne le sont pas. Mais un boycott signifie empêcher les élections et non faire un communiqué de presse.
La force du pouvoir, c’est la démoralisation passagère des travailleurs et des masses populaires qui ne s’organisent pas pour leurs intérêts, pour imposer leur volonté majoritaire.
Même dans les pays où l’illusion démocratique est parfaite, nous ne pensons pas que les changements viennent des élections. Ce sont les rapports de force dans la société tels qu’ils résultent des luttes sociales et politiques qui déterminent le cours des choses et ce sont ces rapports de force qu’il faut changer par nos luttes. Bien sûr, les luttes électorales font partie de ces luttes politiques, mais elles n’en sont qu’une partie non essentielle.
Le PST a comme démarche globale de participer aux élections qu’elles soient démocratiques ou non. Sauf exception dûment motivée. Il s’agit, selon la formule consacrée par un siècle de débats du mouvement ouvrier mondial, d’utiliser la tribune électorale, la tribune parlementaire, pour faire connaître au plus grand nombre les revendications des humbles, celles des travailleurs et de tous les opprimés. Il s’agit de profiter de la campagne électorale et du moindre espace conquis dans les institutions élues pour intéresser les masses populaires à notre programme socialiste mais surtout diffuser, le plus largement possible, les propositions immédiates que nous opposons aux politiques capitalistes Ces propositions réalistes sont elles mêmes porteuses du scepticisme de notre démarche. Nous les appelons revendications transitoires (car certes elles) vont dans le sens d’améliorer l’ordinaire d’une société injuste, mais leur but essentiel est d’éduquer à la nécessité de la remise en cause radicale de l’ordre social oppressif de nos sociétés actuelles.
Nous avons boycotté les municipales de juin 1990 parce que dans la foulée d’octobre 88, nous espérions mieux que l’ouverture contrôlée qui nous était proposée. Il n’était pas loyal, après 26 ans de fermeture, de proposer aux mouvements d’opposition privés d’expression de concourir pour 20 000 candidats dans 1 500 communes. Il fallait commencer par l’élection d’une Assemblée nationale dont les sièges seraient répartis à la proportionnelle entre les partis qui présentent leurs programmes aux suffrages des Algériens. Et cette Assemblée, nous la voulions constituante car il n’est pas normal que les règles du jeu soient fixées par un pouvoir en place délégitimé par octobre 1988. Le raz-de-marée FIS a ruiné la manOEuvre des gouvernants de l’époque et relativisé notre protestation. En 1998, nous avons stoppé les fastidieux préparatifs administratifs au moment du massacre de Sidi Moussa. En 2002, nous ne pouvions pas nous désolidariser du mouvement populaire de Kabylie qui subissait une répression sanglante.
Notre participation plutôt symbolique aux locales prolonge une campagne législative très dynamique. Le PST y a gagné à chaque fois une certaine visibilité. Car malheureusement, notre dynamisme, important dans les luttes de terrain, ne permet pas souvent cette visibilité.

Vous avez remporté la majorité dans une commune, une seule. Sera-t-elle gérée différemment ?
Nous n’avons pas pu participer valablement aux locales en raison des conditions ahurissantes qui étaient exigées par la loi modifiée. Pour concourir à l’APW d’Alger, il faut 52 000 signataires mobilisés pour aller individuellement faire légaliser chacun son imprimé par le président d’APC en personne quand le FLN grand triomphateur en mai n’obtient que 63 000 voix contestées par la commission officielle de surveillance... Nous avons essayé, pour le sport, dans 31 wilayas. Seules quelques petites communes aux conditions particulières pouvaient permettre un tel défi. Sur six communes dans deux wilayas nous avons obtenu 15,7% des suffrages exprimés et obtenu neuf élus avec une majorité absolue dans la commune de Barbacha.
Sera t-elle gérée différemment ? Cela dépend beaucoup de la mobilisation de la population.
Comme le déclarait un membre de l’équipe élue : < >, nous avons pris l’engagement d’une loyauté envers nos électeurs et d’une détermination à OEuvrer pour les besoins des masses travailleuses et des démunis. Notre maire Mohand Saddek Akrour est un militant du peuple depuis trente ans. Ce n’est pas un de ces arrivistes électoraux qui sont la norme dans notre pays, en ce moment. Militant du MCB, actif dans le syndicalisme étudiant, syndicaliste CNES, il fut l’un des principaux dirigeants du mouvement populaire de 2001. Il est aussi membre de la direction nationale du PST. Maintenant un exécutif communal n’a en réalité qu’un pouvoir limité devant l’omnipotence du wali. Saddek et ses camarades resteront plus sûrement des militants du peuple si le peuple de Barbacha les soutient les accompagne et les contrôle. C’est en tout cas ce que ces camarades demandent. Le contrôle populaire.

Le PST s’inscrit dans le combat socialiste. Vous avez parlé récemment de consensus sur le libéralisme dans le paysage politique. Un front opposé peut-il être encore édifié ?

J’ai ironisé sur l’unanimité en fin de campagne de tous les partis qui se sont souvenus des pauvres et ont commencé à dénoncer les effets du libéralisme. Mais malheureusement, tous les partis proposent des politiques libérales et pour certains, font même de la surenchère exigeant d’aller plus vite dans les réformes contre le système étatique. Certains affublent le libéralisme de qualificatifs antinomiques comme les tenants du << libéralisme social >>. Puis, quand on quitte l’univers des slogans creux, ils approuvent l’accord avec l’union européenne ou l’entrée à l’OMC qui constituent, l’un et l’autre, un véritable suicide pour l’industrie nationale et pour toute l’économie productive de notre pays, publique et privée.
Le libéralisme d’aujourd’hui, plus proprement le néo libéralisme, demande comme son homonyme d’antan à ce que le capitaliste soit libéré de toute contrainte. Hier, il s’agissait de se libérer de l’Etat féodal, de ses impôts improductifs et de sa tutelle nuisible. Aujourd’hui, il s’agit de se libérer des lois sociales conquises par les travailleurs en un siècle de luttes, d’échapper au contrôle des gouvernements quand les gouvernements sont sensibles aux pressions de ceux qui les ont élus. Il s’agit aussi de remettre en cause, c’est ça leur liberté, les acquis nationaux obtenus par les luttes anticolonialistes de la seconde moitié du vingtième siècle, faire tomber les protections économiques mises en place dans la foulée des mouvements de libération afin de reprendre le contrôle des richesses minières et de tous les secteurs des économies les plus faibles. La mondialisation libérale est une recolonisation.
Nous ne mettrons pas tous les néo-libéraux dans le même panier. Il y a un courant furieusement libéral, favorable à l’abolition de toutes les protections contre les grandes compagnies internationales prédatrices, auxquelles il propose le contrôle direct de l’économie nationale. D’autres, favorables au démantèlement du secteur public, sont réticents au suicide immédiat d’un édifice économique auquel ils ont contribué. Ils sont aussi plus lucides sur les conséquences économiques, sociales et, en fin de compte, politiques, du cours ultralibéral. C’est le cas des grands commis de l’Etat qui font de la résistance sporadiquement. C’est le cas de ces grands patrons, notamment ceux du FCE, qui voient leur investissement mis en péril...
Nous pensons, nous, qu’une autre politique est possible.

Des parties mettent tous les malheurs du pays sur le dos du modèle socialiste des années 1970. Quelle vision avez-vous de cette expérience passée ?

Nous avons combattu le régime d’alors et pas seulement sur le plan démocratique. Les années 1970 sont infiniment meilleures du point de vue de l’intérêt national et surtout de celui des masses populaires. Nous identifions ce socialisme "spécifique"comme un capitalisme d’Etat. Après une colonisation longue et radicale, une colonisation de peuplement, le peuple algérien était tout entier marginalisé. L’Etat s’est substitué à une bourgeoisie quasi inexistante. Cela est arrivé souvent dans l’histoire, mais rarement la bourgeoisie en tant que classe a été si inconsistante. La bureaucratie bourgeoise qui conduisait ce processus a, en fait, oeuvré à l’accumulation primitive du capital algérien. L’Etat a inventé, de toutes pièces, les premiers noyaux de la bourgeoisie dans le textile, la chaussure.... Et reconnaissez-le, le but du socialisme n’est pas de produire des capitalistes. C’est cela qui a désorienté les Algériens qui acceptaient la relative austérité pour assurer un avenir meilleur à leurs enfants. Les premiers embryons de ce capitalisme naissant à l’ombre de l’Etat ont ensuite poussé à l’infitah. Trop faibles pour imposer le retour aux normes habituelles du capitalisme, ils étaient assez puissants, imbriqués à la bureaucratie de l’Etat pour freiner et étouffer l’essor du secteur économique d’Etat. Ceux qui tiennent le haut du pavé insistent sur l’échec et l’inefficacité de ces années pour agir sur la conscience populaire qui en garde un souvenir positif. Naturellement, les masses ne peuvent se donner l’objectif d’un retour à une situation qui a fait naître les classes parasitaires qui conduisent aujourd’hui le pillage et l’exploitation.

Depuis la chute du bloc de l’Est, c’est la généralisation des réformes libérales. La déception des masses dans les pays qui ont connu l’expérience socialiste serait-elle trop forte pour rendre impossible de nouveaux projets socialistes ?

L’échec patent du socialisme bureaucratique de bloc de l’Est a démoralisé l’humanité entière. Les réformes libérales dans leur substance, consistent à revenir sur les acquis sociaux arrachés par la lutte des travailleurs et des peuples. C’est cette démoralisation qui rend possible cette agression libérale. Il suffit d’une résistance même localisée ou partielle pour enrayer le processus. On a vu les émeutes de Seattle bloquer l’OMC, on a vu la petite et pauvre Bolivie renationaliser ses hydrocarbures après de grands mouvements de masse, et en Algérie les grèves ouvrières, les révoltes de la jeunesse à Aïn Fakroun, en Kabylie, etc. ont stoppé les privatisations et imposé le retour à un investissement massif de l’Etat.
Il y a eu, dans les pays de l’Est, un retour de balancier qui a fait voter pour des formations issues des anciens partis communistes. Mais la thérapie de choc libérale avait détruit l’économie ancienne et bouleversé la société. Et surtout les PC avaient changé. Dérive nationaliste ou socialdémocratisation, selon le cas. Et c’est de nouveau la déception.
En 1999, il y a eu dans l’opinion un fort courant de nostalgie de l’époque Boumediene. Qui se souvient de cette illusion ?
Il faudra du temps pour que l’humanité reconstruise son rêve collectif d’un monde sans exploitation. L’irruption de nouvelles générations radicales dans les rendez-vous altermondialistes a contribué à faire renaître l’espoir. Mais cette dynamique a ses limites. Il y a aussi les résistances massives comme chez Chavez ou Morales. L’incroyable épopée du peuple palestinien dans la prison collective des territoires, l’enlisement US en Irak...
L’offensive libérale antisociale menace de continuer. Mais l’avenir sera ce que nos luttes en feront.
Si le capitalisme était une solution pour l’humanité, pourquoi se plaindre ? Mais ce n’est pas possible. Alors des luttes surviendront, mobilisant chaque fois de plus en plus de monde parmi les esclaves modernes du capitalisme du XXIe siècle. Et on réinventera le socialisme.

Croyez-vous que le premier problème du socialisme soit dans la crise de sa pensée, de la difficulté des théoriciens de gauche à proposer un modèle qui soit sincèrement socialiste mais sans travers totalitariste ou bureaucratique, en tout cas liberticide ?

La réflexion sur ces sujets est permanente. Il y a par exemple eu des débats sur la mise à jour de la stratégie révolutionnaire renouant avec un examen critique du modèle russe qui a toujours été de mise dans la pensée marxiste depuis Lénine, Trotski et Rosa. La question de la démocratie est une exigence depuis aussi longtemps ;
Malheureusement, les expériences concrètes de pouvoir des travailleurs ont été possibles dans des pays à développement bourgeois retardataire. Comparée à la Russie de 1917 ou à la Chine de 1949, l’Algérie actuelle est la Californie. L’étroitesse des conditions objectives a conduit à la bureaucratisation rapide. Mais surtout n’allez pas croire que la révolution socialiste est un acte de type militaire. Imaginez que pendant la révolution russe, les régiments votaient librement pour rejoindre ou non la révolution. Du point de vue des idéologues bourgeois, démocrates, la révolution présente le visage d’une grande pagaille. Les Soviets, cela ressemble beaucoup au processus d’auto-organisation que nous avons connu au printemps 2001. Du moins à ses débuts. Au sortir d’une crise dure sur les syndicats, les Russes ont suspendu le droit de tendance. Et c’est devenu la norme du régime de Staline. Ce sont les conditions objectives, celles d’une Russie arriérée, assiégée par les puissances impérialistes qui ont rendu possible la codification d’une telle régression.
Notre projet socialiste est étranger à tout monolithisme. Même dans nos rangs, le droit à la liberté d’opinion, le droit à s’organiser en tendance est un principe sacré. Mais il ne suffit pas de dessiner abstraitement un projet pour reconstruire l’espoir socialiste hégémonique dans l’humanité depuis octobre 1917 jusqu’aux années quatre-vingts. Il y a eu trop de déceptions en Russie, en Europe de l’Est en Chine, au Vietnam mais aussi dans les régimes nationalistes radicaux au "socialisme spécifique", dans les résistances symboles comme en Palestine. Les travailleurs et les peuples ne croient plus à leurs propres luttes. C’est la cause du repli identitaire dans les intégrismes, dans les radicalismes ethniques ou culturels... Le mouvement altermondialiste, malgré ses limites, a contribué à faire renaître une utopie collective pour l’humanité. Mais il a de grandes limites, de grandes faiblesses. La résistance de Chavez, de Morales peut engager une dynamique, mais au plan des rapports de force mondiaux, nous ne sommes pas optimistes pour le court terme. La résistance héroïque du peuple palestinien, l’enlisement irrémédiable des USA en Irak ne peuvent facilement faire émerger une issue positive. Mais l’immense prolétariat mis en esclavage en Chine, en Inde, aux Philippines... ne peut différer indéfiniment sa révolte.

Du temps du parti unique, la gauche algérienne avait une image et celle-ci a été brutalement bousculée par l’entrée dans la légalité et la compétition électorale dès 1990. Cursivement, que s’est-il réellement passé ?

Dans la clandestinité, il y a de grands mythes, il n’y a pas de grandes organisations. Si le mythe gigantesque du PAGS s’est brisé c’est, d’abord, pour des raisons politiques. Leur ligne de soutien critique à Boumediene puis à Chadli n’était plus tenable. Surtout après la répression massive qui a touché leur mouvance avec près de 200 torturés. L’effondrement du bloc de l’Est, leur principale référence, les a surpris dans un moment de désorientation politique important. Ils ont éclaté. Les jeux policiers, les erreurs organisationnelles patentes ne suffisent pas à expliquer l’effondrement d’une telle accumulation militante.
Le PT était un tout petit noyau. Il a choisi de s’adapter aux admirateurs de son porte-voix particulièrement efficace. Ce choix opportuniste est contradictoire avec la construction d’une identité politique forte à contre-courant des idéologies dominantes. Ils ont dérivé.
Le PST avait des forces plus consistantes. Son importance dans la grève étudiante de 1987 lui a donné une force de frappe considérable dans les luttes de l’immédiat après-88. A cette époque, la mouvance islamiste n’avait pas de moyen d’action de la même envergure que nous.
Mais il s’est passé ce que nous appelions le syndrome iranien. La répression étatique était capable de contenir et d’étouffer nos marches, nos rassemblements ; Du coup, elle a laissé les prêches incendiaires de quelques mosquées tenues par les intégristes occuper seuls le terrain de la contestation radicale du pouvoir. Puis un jour, des jeunes de Bab el-Oued se sont mis sous la direction de Belhadj et des intégristes. L’hégémonie ultérieure sur le peuple des quartiers déshérités était en marche.
Au début de l’ouverture, quand je rencontrais des camarades d’Europe ou d’Amérique, j’étais frappé par le déphasage entre notre enthousiasme et leurs difficultés. Puis les rapports de force mondiaux se sont imposés à nous. A nous aussi.
Non seulement nous nous sommes retrouvés faibles devant le FIS mais, même dans les fronts de résistance à l’intégrisme que nous avions constitués, des courants droitiers prenaient le dessus. Les gens oublient souvent que les associations de femmes ont été suscitées par des militantes issues du PST et des groupes de gauche. Le MCB était du Printemps 1980 à la marche du 25 janvier 1990 et au-delà, animé par des gens de gauche. Il y a eu beaucoup de gens qui, dans l’affolement, ont changé de bord. Les effectifs des partis démocrates libéraux qui se sont constitués alors, ont regroupé d’abord d’anciens activistes de gauche.

Des analystes ont parlé de "déracinement de la gauche", allusion faite à la place de la religion dans la société. Cette problématique se pose-t-elle encore de la même façon ?

En l’occurrence, la religion a été un moyen d’exprimer un message politique, un drapeau inadéquat pour représenter la révolte de ceux d’en bas. L’émergence de l’intégrisme et la religiosité qui s’est exacerbée depuis cette époque sont le signe de notre absence, celle de l’absence de solutions rationnelles. Par retour de manivelle, cette percée de l’intégrisme pour cause d’absence d’un grand parti socialiste révolutionnaire, complique le travail des socialistes révolutionnaires que nous sommes.
Le programme des socialistes et de la gauche est seulement la séparation du religieux et du temporel. Certes, sur le plan de la pensée, les socialistes sont rationalistes. Mais au cours de l’histoire, ils ont selon les questions et les conjonctures adopté des attitudes diverses à l’égard des courants d’inspiration religieuses. On n’apprécie pas de la même manière Le FIS, Les Talibans, le Hamas palestinien et le hezbollah. Mais toujours et à chaque époque la liberté de conscience est un principe, y compris dans les rangs du parti qui ne se définit pas comme une secte. Un parti politique c’est un programme politique. Un programme pour changer la société et un projet de conquérir le pouvoir de réaliser ces changements. Ce n’est pas un nouveau rite.
Donc, s’il faut admettre une difficulté dans la conjoncture de l’hégémonie de l’intégrisme, un déracinement conjoncturel en quelque sorte, il faut se souvenir que la société change. Qui aurait cru, en 90, à cette irruption massive des femmes dans tous les secteurs de l’économie, dans tous les métiers. Aujourd’hui, l’islamisme radical est à son tour déraciné. En plein développement de la religiosité, il est minoritaire. La période des massacres témoigne tragiquement de ce divorce avec la population qui les avait soutenus et portés dans les premières années. Non, la gauche n’était pas fondamentalement déracinée. Elle n’était sûrement pas en terre étrangère dans une crise qui exprimait la révolte des humbles. Même si les démunis et les opprimés se sont momentanément trompés de drapeau. C’est pour cela que nous avons pu retisser la toile des solidarités sociales, agir dans la société réelle pour y mener, tout au long des années 90, des combats féministes, syndicaux ou culturels. Il y a par contre des déracinements culturels plus durables. La génération qui a fait les combats héroïques des années 70 s’est trouvée en porte à faux avec l’évolution culturelle du pays. On peut en dire autant pour d’autres secteurs mais cela nécessite d’autres développements.

Le combat démocratique fédérait plus ou moins l’opposition de gauche. Avec l’arrêt du processus électoral, ce fut la division dans l’analyse et dans l’action. Que fut le parcours du PST alors ?

Avant l’ouverture de 88, la gauche conduisait les combats démocratiques et aussi les combats sociaux bien sur. Pendant l’ouverture la gauche continuait sur ces deux terrains. Octobre 88 a commencé le 23 septembre par la grève de Sonacome Rouiba. Je me souviens avoir été, plus tard, l’un des fondateurs d’une coordination syndicale dans une démarche de réappropriation de l’UGTA, terme à l’époque synonyme de syndicat. Avant de nouvelles expériences radicales dans l’UGTA dans la métallurgie, dans l’éducation, il y a eu plusieurs tentatives de syndicats autonomes à Arzew à Setif, à Tizi Ouzou et à Alger.
Au moment de l’arrêt du processus électoral, la défaite était consommée. La défaite, c’est l’hégémonie intégriste sur le peuple, quelles que soient d’ailleurs sa légitimité et ses méthodes. Entre 1989 et 1992 nous avons ouvert plusieurs fronts pour faire face à la menace totalitariste intégriste. La marche pour tamazight du 25 janvier 1990, la marche des femmes du 8 mars 1990, la tentative de rassembler tous les fronts de masse dans un forum démocratique... Nous avons marqué des points, précieux pour l’avenir, mais après le 26 décembre 1991, nous devions nous résoudre à une longue période de résistance à la dictature intégriste. L’importance du choc a désespéré toute une génération militante. Beaucoup se sont réfugiés derrière le pouvoir ou derrière les occidentaux plus modernes. Nous refusions de minimiser le danger imminent d’une dictature intégriste, mais nous ne voulions pas partir perdant et disparaître en rejoignant avec armes et bagages un pouvoir honni ou un occident haï. Nous nous sommes fixés l’objectif de reconquérir les travailleurs et les jeunes. Contre la dictature intégriste mais aussi contre la répression contre la politique qui nourrit le parti du désespoir en semant le désespoir social.
Quand je relis les textes de l’époque je suis assez fier de notre lucidité. C’est d’autant plus méritoire que notre situation était assez précaire.
Souvenez-vous de ces discours fermés qui puaient le mépris social contre un peuple qualifié d’ignorant, ou de ces autres qui considéraient que la violence des Algériens, pouvoir et opposition, venait de je ne sais quel atavisme de la violence hérité des janissaires. Et bien nous avions raison. Tout change. Tout peut changer Le peuple Algérien a vécu une expérience odieuse qui a détruit une génération entière. Et aujourd’hui il a changé. Rien n’est fini. Rien n’est définitif. Ceux qui soutenaient l’intervention de l’armée, ont perdu toute légitimité pour parler de démocratie. Et ceux qui se sont déshonorés en accompagnant les montages occidentaux sur le "qui tue qui ?" se sont trouvés bien seuls lorsqu’en 2001, les priorités de leurs tuteurs ont changé.
Dans les années quatre-vingt-dix, les fronts démocratiques ne fédéraient pas que la gauche. Il y avait action commune de la gauche avec des démocrates libéraux qui, eux, faisaient par ailleurs de la surenchère libérale, trouvant le pouvoir trop timide dans ses réformes.

Pensez-vous que la priorité est dans un front de gauche, au sens large du terme, ou que l’urgence est dans un front démocratique ?
Nous sommes partants pour tous les fronts démocratiques ponctuels possibles et ceci sans exclusive aucune. Mais la proposition d’un tel front comme alternative politique, pêche par deux grands défauts.
Si l’on propose un tel front comme une solution politique. Ce front une fois au pouvoir va devoir gouverner le pays. Admettons qu’on soit d’accord sur les libertés et tous les aspects de la démocratie, ce qui reste à prouver. Que va faire ce front en ce qui concerne Air Algérie, par exemple, va-t-il la vendre ou la développer ? Et pour les privés "démocrates" qui ne déclarent pas leurs employés ? Et le rapport à l’UE, et aux USA, et le SMIG... Nous ne voulons certes pas servir de marchepied à des gens qui considèrent que le pouvoir n’en fait pas assez sur le terrain des réformes libérales fauteuses de misère et de désespoir. Nous avons une formule : frapper ensemble, marcher séparément.
Le second argument est évident mais échappe à nos analystes. S’il y a limitation aux libertés croyez-vous que ce soit par sadisme ? La volonté de changer le contrat social au niveau mondial pour rétablir les rapports sociaux du 19eme siècle avec la technologie du 21eme conduit aux régimes autoritaires et à la restriction des libertés. Si le pouvoir réprime sans raison, la solution ne serait plus politique elle serait psychiatrique. Et si l’intégrisme a eu tant de force’ c’est qu’il a momentanément contenu la rage et la révolte des pauvres gens.
Alors on ne le fait pas reculer en pactisant avec les politiques anti-sociales, avec l’Occident impérialiste, avide de recolonisation, avec ces entrepreneurs qui ne déclarent pas les travailleurs.

Les changements politiques ont charrié des évolutions dans les discours. Que veut dire être de gauche aujourd’hui en Algérie ? Que veut dire être d’extrême-gauche, case où l’on classe généralement le PST ?

Gauche n’est pas un concept précis. Cela a commencé dans la révolution française quand les opposants au veto du roi ont pris l’habitude de se placer à gauche. Et c’est resté. Le sens s’est fixé ces dernières années dans la pratique parlementaire de pays d’Europe comme la France ou l’Italie qui ont des partis importants liés à l’histoire du mouvement ouvrier.
C’est en outre une notion relative. On est plus à gauche quand on est plus porté ou plus radical sur la défense de ceux d’en bas. Ainsi, en Algérie, dans les années 1970, le PAGS, était de gauche. Les groupes comme le nôtre qui préconisaient une politique plus radicale, refusant le soutien critique au régime d’alors, étaient donc plus à gauche. Nous aurions dit gauche radicale ou gauche conséquente. Nos adversaires nous disaient gauchistes ou extrémistes, l’extrême gauche. La réponse de défi fut de dire oui nous sommes l’extrême gauche.
Dans le panorama politique d’aujourd’hui où est la gauche ? Nous sommes certes les plus à gauche, donc à l’extrémité gauche de l’échiquier politique. Mais qui d’autre se réclame de la lutte de ceux d’en bas contre l’exploitation et l’oppression. A part quelques envolées lyriques en périodes électorales, les partis et les discours politiques rivalisent dans la course à l’adaptation au monde moderne, à la mondialisation libérale. Personne ne disant qu’il est à gauche, il serait bizarre de nous traiter d’extrême gauche.
Nos camarades en Europe ont une situation analogue. La gauche traditionnelle organisait les travailleurs et avait dérivé vers une politique de collaboration de classe, proposant de réformer le capitalisme. Ceux qui sont restés socialistes conséquents, donc anticapitalistes, sont devenus l’extrême gauche. Mais les formations de la gauche traditionnelle sont devenues sociales libérales. Elles conduisent les politiques agressives contre les travailleurs et les peuples. Pour marquer leur refus de contester le capitalisme, elles se veulent non de gauche mais du centre... Alors nous leur disons nous sommes toujours de gauche 100% à gauche.
Le PST est actuellement au coeur d’une recomposition politique qui implique tous ceux qui se considèrent à gauche, c’est à dire proches de ceux d’en bas, partisans d’une politique déterminée contre l’oppression et l’exploitation.

Pour finir, on voudrait bien savoir ce qui vous différencie du PT, dont le PST partage les racines...
L’opposition de gauche, à la dérive bureaucratique en URSS, a été désignée comme trotskiste. Ce courant s’est trouvée au lendemain de la deuxième guerre mondiale dans une situation inédite. La victoire contre l’Allemagne nazie a dissimulé les tares du régime de Staline et lui a donné un prestige immense. Pour notre courant, c’est la traversée du désert. Que faire ? C’est dans ce débat que se sont séparées les deux familles politiques qui ont donné le PST et le PT. Entrée tactique entriste dans les grandes organisations ouvrières ou démarche puriste préservant le splendide isolement. Ceux qui ont choisi une voie pragmatique sont allés à la rencontre de tous les mouvements de radicalisation. Ils ont, par exemple, soutenu le FLN et le mouvement de libération nationale algérien, par des actions concrètes. Nous en avons hérité le dynamisme dans le mouvement social réel et une tradition d’ouverture. Les autres dont le chef charismatique, Pierre Lambert, vient de décéder, se sont, quelque peu, sectarisés. Soutenant le MNA, ils se croient obligés d’en faire un mouvement quasi bolchevique et de traiter le FLN de parti bourgeois opposé à la révolution. Leur culture est assez différente de la nôtre. A la moindre divergence on est traité d’agent à la solde du pouvoir, des multinationales ou d’Israël. La scission date de 1953. Ca date donc. C’est de l’histoire.
Dans les années 1980, nous avons collaboré avec leur groupe. En 1990, nous les avons appelés à un front électoral, ainsi que le PAGS. Mais quelques mois plus tard, ce n’est plus possible. Leur alignement opportuniste sur les courants intégristes était incompatible avec la démocratie et avec une politique socialiste. Et la boucle est bouclée aujourd’hui avec leur soutien public au Président pendant que ronronne un discours antilibéral impeccable mais inoffensif.

Entretien réalisé par Nabil Benali