L’état de délabrement social dans lequel les politiques néo-libérales ont plongé les sociétés afin de satisfaire aux exigences toujours accrues du capital rend indispensable de prendre à bras le corps les problèmes du chômage, de la précarité et de la continuité des revenus des travailleurs lorsqu’ils sont privés d’emploi. Dans cette perspective, l’allocation universelle, aussi appelée revenu d’existence, est souvent présentée par ses promoteurs comme le moyen, dans l’immédiat, d’assurer la survie des plus pauvres et, à plus long terme, de desserrer l’emprise du capitalisme sur des travailleurs moins tenus à l’obligation de travailler.
Malheureusement, bien que son intention soit louable, la proposition d’allocation universelle présente des failles énormes qui pourraient avoir un effet boomerang sur la condition salariale. En premier lieu, cette proposition s’intègre le plus souvent dans deux croyances erronées : celle en la fin prochaine du travail et celle en la déconnexion de la création de valeur par rapport au travail. D’une part, le nombre de salariés ne diminue pas dans le monde puisque le capitalisme s’étend partout, et, d’autre part, seul le travail est, macroéconomiquement, à l’origine de la création de valeur susceptible d’être distribuée sous forme de revenus monétaires.
La deuxième faille relève de la philosophie politique, terrain sur lequel les partisans de l’allocation universelle entendent pourtant situer le débat. Ils affirment vouloir briser la stigmatisation sociale dont sont victimes ceux qui sont privés d’emploi et de revenu, sans voir qu’elle ne disparaîtrait pas puisque les privés d’emplois seraient désignés par le fait qu’ils ne perçoivent qu’une allocation universelle. En réalité, en filigrane, l’allocation universelle revient à nier la nature contradictoire du travail : un rapport d’exploitation, synonyme de subordination et d’aliénation, et aussi l’un des moyens essentiels de reconnaissance sociale et de réalisation de soi. Lorsque les chômeurs proclament « un emploi, c’est un droit, un revenu, c’est un dû », ils signifient qu’ils ne sont pas seulement à la recherche de quelque argent. Que peut-on opposer à l’allocation universelle qui trouve des partisans jusque dans les rangs libéraux parce qu’elle contribuerait à tirer vers le bas le coût salarial ? Une politique pour tendre vers un plein emploi de qualité avec la garantie d’un revenu à tous tant que le plein emploi n’est pas atteint. Dans cette perspective, la réduction de la durée du travail est la seule manière équitable d’utiliser les gains de productivité, en privilégiant la progression des salaires faibles et modestes pour réduire les inégalités, et en évitant l’intensification du travail et la désarticulation des temps sociaux et familiaux. Il s’agit donc de déconnecter, non pas la création du revenu global du travail social, ce qui est impossible, mais de déconnecter l’acte humain « travail », ses conditions et ses finalités de l’exigence de rentabilité. Ce serait tout le sens d’une transition post-capitaliste.1
1 . Pour un approfondissement : J.M. Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1997 ; et aussi http://harribey.ubordeaux4. fr/travaux/travail/index-travail.html.
La Libre Belgique, 22 juin 2005