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BOLIVIE : Le sinueux chemin vers la refondation

mercredi 22 avril 2009, par Sébastien Brulez


Tiré d’inprécor
N° 547-548, 2009-03-04,

Sébastien Brulez, journaliste belge, actuellement en Bolivie, est le correspondant de La Gauche (revue de la section belge de la IVe Internationale) à Caracas et ex-collaborateur de la chaîne d’information latino-américaine TeleSUR.


C’est l’aboutissement d’une lutte longue de près de deux décennies, qui a commencé avec la « Marche pour le territoire et la dignité » des peuples originaires, au début des années 90, et la revendication d’une Assemblée constituante. Le 25 janvier 2009, 19 ans plus tard, les Boliviens ont approuvé à plus de 60 % l’entrée en vigueur d’une nouvelle Constitution qui prétend refonder le pays et marquer ainsi « la fin de l’État colonial ».

Le résultat au niveau national est sans appel : 61,43 % des électeurs se sont prononcés en faveur du projet, contre 38,57 % qui l’ont rejeté. Mais cela n’est que le point de départ d’un long chemin vers la mise en pratique de ce texte, qui devra faire face aux résistances d’une opposition requinquée par les scores favorables obtenus dans ses bastions.

Le soir même du scrutin, les principaux leaders de la droite se refusaient à accepter la victoire du « oui » et appelaient à un « pacte national » comme « unique chemin pour garantir la paix », selon les mots de Branko Marinkovic, président du Comité civique pro Santa Cruz.

Dans ce département, le « non » s’est imposé par 65,25 % des voix, tout comme dans les autres départements acquis à l’opposition autonomiste que sont Beni (67,33 % pour le « non »), Pando (59,04 %) et Tarija (56,66 %). La « media luna » (1) se reforme donc une nouvelle fois sur la carte du pays, après avoir été timidement fracturée lors du référendum révocatoire de 2008, par une victoire du président Morales dans le département de Pando.

Aujourd’hui B. Marinkovic et certains dirigeants « civiques » s’entêtent à ne pas considérer le résultat national et parlent d’un match nul avec le gouvernement, étant donné que quatre départements sur neuf ont été gagnés par les détracteurs de la nouvelle Constitution.

« Une victoire 60-40 n’est absolument pas un match nul », faisait remarquer pour sa part le vice-président Alvaro García Linera, qui a réaffirmé l’intention du gouvernement bolivien de ne pas accepter de chantage sur l’application de la nouvelle Constitution : « Nous sommes ouverts au dialogue, mais dans le but d’appliquer la loi suprême et non pour en discuter l’application ni le contenu ».

Les autonomies à bras-le-corps

Après une longue période d’errements sur la position à adopter par rapport aux revendications autonomistes, le gouvernement du MAS (Mouvement au Socialisme, le parti d’Evo Morales) a repris, depuis l’adoption de la nouvelle Constitution, la question à bras-le-corps.

En août 2007, le député Alejandro Colanzi, originaire de Santa Cruz et membre du parti d’opposition Unidad Nacional, faisait remarquer lors d’une interview (2) que le MAS n’avait pas une lecture correcte de l’orient bolivien. « Il a une lecture bornée qui l’empêche d’établir des alliances avec des secteurs avec lesquels il pourrait coïncider sur des points fondamentaux ».

L’autre erreur du gouvernement, selon Colanzi, était de décrire les départements de l’est du pays comme étant exclusivement manipulés par l’oligarchie. « Le MAS n’est pas capable de voir qu’il y a des secteurs qui sont favorables aux autonomies, à une plus grande décentralisation ou à une plus grande capacité d’adopter des décisions dans les régions, les provinces, les municipalités, et qui en même temps ne soutiennent pas l’oligarchie. Avec ce préjugé, ce que fait le MAS c’est favoriser l’oligarchie ».

Il insistait sur la nécessité de « démasquer cette oligarchie qui parle maintenant d’autonomie, de décentralisation, mais qui lorsqu’elle gouvernait n’a jamais été capable de mener la décentralisation vers les provinces. Elle a tout centralisé dans la capitale du département (Santa Cruz) ».

Rappelons que dès les années 1980, ce sont les oligarchies de l’orient bolivien (et en particulier de Santa Cruz) qui commencèrent à agiter les premières revendications de décentralisation. A cette époque, les préfets étaient désignés directement par le Président de la République (3).

Avant cela, les Comités civiques étaient nés dans le but de défendre les intérêts de ces oligarchies face à la Révolution nationale de 1952. En 1971, le général Hugo Banzer organisa un coup d’État avec l’aide du Comité civique pro Santa Cruz, qui s’était converti en un bastion d’extrême droite en opposition à la Révolution nationale (4).

Par la suite, la nouvelle élite émergente de Santa Cruz, liée à l’agro-industrie et ayant des intérêts dans l’exploitation du gaz, sera récompensée pour son rôle joué dans le coup d’État. La distribution de terres en sa faveur, les crédits jamais remboursés, ou encore l’argent obtenu via les impôts sur l’exploitation du gaz dans cette région et qui ne furent jamais redistribués au reste du pays, jetèrent les bases pour que cette élite puisse consolider son pouvoir durant les différents gouvernements néolibéraux.

Le texte approuvé par référendum le 25 janvier défie l’oligarchie orientale sur son propre terrain, comme le recommandait Colanzi. En pratique, il consacre la Bolivie comme un État « unitaire, social, de droit, plurinational, communautaire, libre, indépendant, souverain, démocratique, interculturel, décentralisé et avec autonomies ».

Inscrire les revendications autonomistes dans la Constitution permet au gouvernement de les insérer dans un cadre légal et d’obliger ainsi l’opposition à se plier à ce cadre (5). Afin de mener à bien ce projet, le président Morales a créé récemment le ministère des Autonomies. Dès le lendemain du référendum il a également invité les préfets (gouverneurs) de l’opposition à s’asseoir à la table des négociations avec les autres départements et avec l’Exécutif, afin de mettre en place un Conseil national autonomiste et de commencer la rédaction d’une loi sur le sujet.

A l’heure où ces lignes sont écrites les autorités de Santa Cruz, Beni, Tarija et Chuquisaca (dont le préfet est Sabina Cuellar, femme indigène qui s’est alliée à l’opposition) n’avaient encore assisté à aucune des deux convocations qui leur étaient adressées. Ils exigeaient pour cela plusieurs conditions : que la réunion n’ait pas lieu à La Paz mais bien à Santa Cruz ou dans un autre département ; que le Président de la République soit présent à chaque rencontre ; qu’un représentant de l’Église catholique assiste aux réunions, ainsi que des observateurs internationaux de l’Organisation des États américains (OEA).

Malgré ces réticences (finalement habituelles) de l’opposition, le gouvernement serait-il (grâce à la reconnaissance des autonomies dans la nouvelle Constitution) en train de reprendre la main dans ce dossier ? Le refus de participation manifesté jusqu’à présent par les représentants de l’opposition a en tout cas permis au porte-parole de la Présidence, Iván Canelas, d’affirmer que « les conditions exigées par les préfets de l’opposition sont la preuve que ceux-ci sont contre les autonomies ».

Retournement de situation. Alors que jusqu’à présent le gouvernement apparaissait comme un frein à la décentralisation départementale, il se fait aujourd’hui le porte-drapeau d’une décentralisation encore plus profonde. Car le texte constitutionnel approuvé le 25 janvier apporte du nouveau en élargissant le concept d’autonomies.

Celui-ci n’est plus cantonné aux seuls départements et devra désormais intégrer les représentants des peuples indigènes et paysans « élus selon leurs propres normes et procédés ». Les formes d’autonomies reconnues sont, en plus de la départementale, l’autonomie régionale, municipale et « indigène originaire paysanne ».

Si le gouvernement arrive à gérer efficacement ce nouveau scénario, il pourrait priver la droite de son principal (et unique ?) cheval de bataille. Car mis à part la questions autonomiste, l’opposition reste en panne de projet de société qui puisse attirer les votes de la majorité de la population.

Par ailleurs, chaque entité départementale doit maintenant élaborer « de manière participative » le projet de statut qui devra être approuvé par référendum dans la juridiction concernée. De ce point de vue, le président Morales a annoncé récemment l’organisation de référendums régionaux dans les 5 départements qui en 2006 avaient rejeté l’idée d’une possible autonomie (6).

Selon les dispositions transitoires de la nouvelle Constitution, « les départements qui ont opté pour l’autonomie départementale lors du référendum du 2 juillet 2006, accéderont directement au régime d’autonomies départementales, en accord avec la Constitution ». Par conséquent, ces mêmes départements devront adapter leurs statuts au nouveau texte constitutionnel et les soumettre « au contrôle de constitutionalité ». Certains points des statuts approuvés en 2008 dans les départements de la « demi-lune » devront donc être corrigés.

Le Congrès doit maintenant approuver le projet de loi en accord avec les dispositions transitoires. Ce projet de loi prévoit également la réalisation d’élections générales en décembre 2009. La nouvelle Constitution permet désormais deux mandats consécutifs pour le Président de la République, au lieu d’un seul dans l’ancien texte. Evo Morales sera donc candidat à sa succession lors du prochain scrutin, mais son premier mandat exercé sous l’ancienne Constitution sera pris en compte.

Le « oui » s’impose dans les campagnes

Si la division du vote est fortement marquée entre les départements de l’ouest et de l’est du pays, elle est également présente entre les villes et les campagnes. L’Instrument politique (7) trouvant ses racines dans le mouvement paysan indigène, l’appui du vote rural au processus de changements sociaux constitue l’une des caractéristiques du vote bolivien en général, et de ce 25 janvier en particulier.

A titre d’exemple, la capitale du pays, Sucre (8), a voté « non » à 72,90 %, alors que le département dans lequel elle se trouve, Chuquisaca, a soutenu à 51,54 % la nouvelle Constitution. L’exception à la règle du vote rural se trouve dans les villes de La Paz, El Alto et Oruro principalement, où les électeurs ont voté massivement pour le « oui » (85,86 % à El Alto). Ces villes se caractérisent par une forte immigration en provenance des campagnes.

Par ailleurs, le référendum comprenait également une question sur le nombre maximum d’hectares à autoriser pour les grandes propriétés agricoles. L’article 398 de la nouvelle Constitution interdit en effet le latifundium et le considère « contraire à l’intérêt collectif et au développement du pays ».

La question posée aux électeurs était de savoir si une propriété agricole devait être considérée comme latifundium au delà de 5 000 ou de 10 000 hectares (9). Et la population a choisi massivement la première option : 80,65 % des électeurs ont opté pour la limite à 5 000 hectares.

Propriété de la terre limitée à 5 000 hectares

La question de la terre étant l’une des raisons fondamentales pour lesquelles les élites de l’orient s’opposent à cette nouvelle Constitution (10), le vote massif en faveur de la limite à 5 000 hectares représente donc un autre camouflet pour la droite. Il est intéressant de voir que cette option s’est imposée même dans les départements de la « demi-lune », où le « non » l’a pourtant largement emporté. Le département de Santa Cruz a soutenu à plus de 65 % l’idée d’un latifundium limité à 5 000 hectares, Beni à 69,72 %, Tarija à 68,63 % et Pando à 67,10 %.

La principale hypothèse pour analyser les résultats dans ces régions est que les électeurs qui s’opposaient à la nouvelle Constitution n’ont pas jugé utile de voter (le nombre de votes valides se situe aux alentours des 50 % dans les quatre départements). En effet, si le nouveau texte n’était pas approuvé, le choix entre 5 000 ou 10 000 hectares perdait tout son sens, étant donné que les 50 000 hectares permis par l’ancienne Constitution restaient d’application.

Remarquons également que le pourcentage de la population disposant de propriétés agricoles supérieures à 5 000 hectares est extrêmement faible. Et que par conséquent peu d’électeurs avaient quelque chose à perdre avec cette limite, la majorité d’entre eux ayant plutôt à y gagner.

Selon le Secrétaire général de l’Institut national de Réforme agraire (INRA), Juan de Dios Fernández, entre 1953 et 1996 l’État a distribué 60 millions d’hectares de terres, desquelles moins de 20 millions sont revenus aux paysans et indigènes, le reste ayant été distribué aux entrepreneurs de l’orient du pays.

« Un petit groupe concentrait 80 % de la terre productive pendant qu’une immense majorité de paysans et indigènes devait se contenter du reste », rappelle Juan de Dios Fernández (11), qui affirme que dans certaines régions les familles paysannes disposent d’à peine 24 mètres carrés pour leurs cultures.

Le bémol de cette limite de 5 000 hectares c’est qu’elle n’est pas rétroactive. L’article 399 précise en effet que « les nouvelles limites de la propriété agraire s’appliqueront aux terrains acquis postérieurement à l’entrée en vigueur de cette Constitution ». Cet article constitue un net recul par rapport à la première version du texte, qui a dû être renégociée au Sénat (au sein duquel l’opposition dispose de la majorité) afin d’obtenir la convocation du référendum.

Ceci implique que les grands propriétaires terriens ayant acquis leurs terres illégalement ou par « cadeaux » des autorités locales par le passé, ne se verront pas affectés dans la mesure où leurs terres remplissent une fonction « économique et sociale », c’est-à-dire qu’elles soient productives et respectent les conditions de travail établies par la loi.

Le haut fonctionnaire de l’INRA signale que dans le contexte politique que traverse actuellement la Bolivie, celui d’une « révolution démocratique », le pilier central « de l’institutionnalité d’un pays est de garantir la sécurité juridique ». Pour autant une propriété ne peut être expropriée de façon rétroactive, même si elle a été acquise « de manière incorrecte ». Cela reviendrait, selon lui, « à porter atteinte au propriétaire et à rompre les règles du jeu de cette société ». Cependant il assure que l’État vérifiera la fonction « économique et sociale » de la terre tous les deux ans, ce qui permettra « de récupérer des terres et de limiter le latifundium improductif ».

Finalement, en ce qui concerne les ressources naturelles, les peuples indigènes se voient désormais attribuer « l’utilisation exclusive des ressources naturelles renouvelables existantes sur leur territoire », ainsi que la propriété intellectuelle collective de leurs « savoirs et connaissances ». Ces mêmes peuples indigènes sont reconnus comme « nations et peuples indigènes originaires paysans » et chacune de leurs langues (36 au total) est reconnue comme langue officielle, en plus de l’espagnol.

Les ressources naturelles non renouvelables (en Bolivie il s’agit principalement de gaz, pétrole et minerais) sont constitutionnalisées comme propriété « inaliénable et imprescriptible du peuple bolivien ». L’État exerce la propriété sur toute la production d’hydrocarbures dans le pays et est le seul à disposer de la faculté de les commercialiser. « La totalité des recettes perçues pour la commercialisation des hydrocarbures sera propriété de l’État », ajoute l’article 359.

Malgré la concession accordée dans le domaine de la terre, la nouvelle Constitution reste un pas significatif accompli par les Boliviens, les peuples indigènes et les mouvements sociaux qui se sont mobilisés à de nombreuses reprises (dans des manifestations ayant notamment coûté la vie à deux personnes dans la ville de Sucre, en novembre 2007) afin de permettre à l’Assemblée constituante de mener à bien le mandat confié par le peuple bolivien. ■

La Paz, le 27 février 2009

Notes

1. « Media luna » veut dire « demi-lune », c’est l’expression utilisée pour désigner ces quatre départements de l’est du pays qui, ensemble, forment un croissant sur la carte de la Bolivie.

2. M. Harnecker et F. Fuentes, « MAS-IPSP de Bolivia. Instrumento político que surge de los movimientos sociales », Monte Ávila Editores, Colección Haciendo camino al andar, Caracas, 2008.

3. Les premières élections de préfets départementaux ont eu lieu en décembre 2005, en même temps que les élections générales qui ont vu le triomphe d’Evo Morales.

4. Pour une analyse historique détaillée des revendications autonomistes, lire Hervé Do Alto, « Cette Bolivie qui se refuse à Evo Morales », Inprecor, n° 539/540, juin-août 2008.

5. On se souviendra qu’en 2008, les départements de la « demi-lune » ont approuvé leurs propres statuts d’autonomies lors de référendums réalisés en dehors de tout cadre légal, étant donné qu’ils n’avaient été ni convoqués par le Congrès national (seule instance habilitée à convoquer un scrutin), ni reconnus par la Cour nationale électorale.

6. La Paz, Oruro, Potosí, Chuquisaca et Cochabamba.

7. Le parti d’Evo Morales, dont le nom complet est MAS-IPSP (Mouvement au Socialisme – Instrument Politique pour la Souveraineté des Peuples), est né du besoin ressenti par les mouvements sociaux de se doter de leur propre instrument afin de mener sur le terrain politique la lutte pour leurs revendications sociales.

8. Sucre est la capitale constitutionnelle de la Bolivie, mais le siège des pouvoirs législatif et exécutif se trouve à La Paz. Cette répartition date de la guerre fédérale de 1899, lorsque l’oligarchie de La Paz, dont le pouvoir grandissant reposait sur les mines d’étain, pris le dessus sur l’oligarchie décadente des mines d’argent de la région de Potosí et Sucre. Ce conflit fait encore aujourd’hui l’objet de revendications de certains secteurs de l’opposition dans la capitale.

9. L’ancienne Constitution limitait les propriétés agricoles à 50 000 hectares, même si dans la pratique, certaines familles de l’orient bolivien disposent d’étendues dépassant les 100 000 hectares. Le pays compte environ 180 millions d’hectares de terres arables.

10. A titre d’exemple, le statut d’autonomie élaboré par la droite à Santa Cruz donne aux autorités départementales le droit exclusif de légiférer et d’exécuter des politiques en matière agricole et de propriété de la terre, au détriment du pouvoir central de La Paz. (Voir H. Do Alto, op. cit.)

11. Franz Chávez, « Constitución-Bolivia : A desalambrar », IPS, 24 janvier 2009, http://ipsnoticias.net/nota.asp?idnews=91100