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Commando meurtrier à Bombay, Asie du Sud en crise : Opposer des solidarités de lutte à la spirale infernale du terrorisme

dimanche 7 décembre 2008, par Pierre Rousset

Tiré du site europe-solidaire.org

L’attaque terroriste sur Bombay (Mumbai) dans la nuit du 26 au 27 novembre a fait près de 200 morts et 300 blessés. L’attention des médias indiens et internationaux s’est surtout concentrée sur les deux hôtels de luxe Taj Mahal et Oberoi, dressant une analogie avec les « tours jumelles » de New York détruites le 11 septembre 2001. Certes, c’est là que les combats ont duré trois jours entre l’armée et une poignée de djihadistes. Mais c’est aussi là que les riches ont été touchés. La capitale économique de l’Inde a néanmoins été frappée en sept endroits dont des hôpitaux, un restaurant, un cinéma duplex, un centre culturel juif, un marché populaire et le grand terminal ferroviaire de Chatrapathi Shivaji (CTS). De cela, les médias ont beaucoup moins parlés alors qu’il y a eu pas moins de trente morts dans la gare centrale ; mais il s’agissait d’Indiens ordinaires qui font rarement l’actualité. [1] Des anonymes dont on a bien du mal à identifier les corps.

Le fait que l’attaque ait été menée simultanément en tant de lieux met en lumière l’ampleur des failles dans l’appareil de sécurité. Un commissariat a d’ailleurs été sous le feu (onze policiers figurent parmi les victimes) et le chef de la section antiterroriste de la ville a été abattu. La « visibilité » médiatique, l’industrie du tourisme, les juifs et les étrangers (états-uniens ou britanniques) n’étaient pas les seules cibles, les seuls objectifs des dijihadistes. Il s’agissait aussi de porter un coup d’arrêt à la normalisation des rapports entre le Pakistan et l’Inde et de créer, par un bain de sang, des haines intercommunautaires difficilement surmontables.

De nombreux commentateurs ont évoqué la piste d’Al Qaeda, assurant que l’action du commando porte sa signature (on se demande en quoi !). Les autorités indiennes affirment que les attaquants étaient tous des Pakistanais que la presse s’empresse de relier au Lashkar-e-Taiba, un groupe qui aurait, en l’occurrence, agit de Karachi. Il est encore difficile de juger si ces accusations sont fondées. Mais quels qu’en soient les auteurs, l’opération s’inscrit dans un contexte national et régional déjà dangereusement dégradé. Evoquer Al Qaeda est une façon d’évacuer les problèmes politiques en brandissant le spectre d’une mystérieuse organisation terroriste, déracinée, frappant n’importe où, indépendamment des réalités locales, et face à laquelle « l’antiterrorisme » serait le seul remède. Se contenter de pointer du doigt le Pakistan permet aux autorités indiennes de taire la gravité de la situation en Inde même. [2]

En Inde cependant, la spirale des violences intercommunautaires et du terrorisme a pris un tour nouveau après le massacre en 2002 d’environ 2000 musulmans par des hindouistes dans le Gujarat, à l’ouest du pays. Les auteurs, commanditaires et soutiens politiques de ces pogromes n’ont jamais été condamnés. Pire, le gouverneur Narendra Modi, bien que très impliqué, a été réélu à son poste. L’affaire est d’autant plus grave que, malgré la partition de 1947 qui a conduit à la création du Pakistan, la fédération indienne comprend toujours une importante population musulmane, forte de 150 millions de personnes (soit 14% des Indiens). Le sentiment d’insécurité et d’injustice a favorisé la naissance de groupes de Moudjahidins dans plusieurs Etats et l’apparition d’un terrorisme islamiste « indigène » plus ou moins en lien avec des groupes d’origine pakistanaise ou bangladaise.

La virulence des nationalistes d’extrême droite du Parti du peuple (BJP) –pour qui seuls les Hindous sont véritablement Indiens– et leur volonté d’en finir avec le caractère laïc de l’Etat ont attisé les tensions intercommunautaires, y compris contre les chrétiens. Le terrorisme le plus répandu en Inde est hindouiste. Dans cette atmosphère, les attentats islamistes se sont fait beaucoup plus fréquents et meurtriers. Ainsi, des bombes placées dans les gares et les trains avaient déjà fait 186 morts à Bombay en juillet 2006 et en mai dernier, 63 personnes ont été tuées par des explosions à Jaipur, la capitale du Rajasthan ; les riches et les étrangers ayant été épargnés, on en avait moins parlé.

La guerre d’Afghanistan et la question jamais résolue du Cachemire ont pour leur part beaucoup pesé dans la dégradation de la situation au Pakistan. Elles ont permis le développement des mouvements fondamentalistes débouchant sur de sanglants conflits entre sectes musulmanes. Elle contribuent à la décomposition d’un Etat déjà fragilisé par des antagonismes nationaux ou régionaux (Baloutchistan, zones tribales, etc.) – personne n’est plus à même de contrôler les diverses fractions des services secrets (ISI) ou de l’armée. Elles rendent aléatoires tout processus de paix avec l’Inde. Les opérations militaires états-uniennes menées en territoire pakistanais ont ajouté beaucoup d’huile sur le feu nationaliste et « extrémiste », déstabilisant encore un peu plus le pays.

D’autres conflits militaires ensanglantent l’Asie du Sud et un véritable arc de crise s’est constitué qui va de l’Afghanistan à l’ouest, à la frontière birmane à l’est en passant par Sri Lanka au sud. Chaque conflit s’enracine dans une réalité locale, comme l’oppression des Tamiles dans le cas sri-lankais. Mais tous contribuent à créer une situation d’ensemble d’autant plus explosive que de grandes puissances interviennent (tel les Etats-Unis, la Russie et la Chine) avec notamment en ligne de mire l’Asie centrale, sa position géopolitique, son pétrole et ses « corridors énergétiques ».

La violence des rapports sociaux dans bien des régions d’Asie du Sud offre aussi un substrat favorable au terrorisme tant elle dévalorise la vie humaine. Des propriétaires fonciers font assassiner des dirigeants paysans ; des possédants de castes « supérieures » ordonnent la liquidation de dalits (« hors castes ») ou adivasis (membre de tribus indigènes) ; des conseils d’anciens condamnent à mort des femmes coupables de refuser un mariage imposé… Le meurtre d’innocents est coutumier, banalisé. Les meurtriers sont rarement inquiétés.

La gauche indienne et pakistanaise a condamné l’attaque de Bombay. Elle en appelle à la solidarité et exige que tous les terrorismes – y comprit hindouistes en Inde et islamiste au Pakistan – soient réprimés. Mais certaines organisations indiennes, sous le choc de l’événement, réclament aussi un renforcement des services de sécurité, de la police, de l’armée. [3] C’est mettre le doigt dans un engrenage mortel. L’Etat n’est en effet pas étranger au terrorisme, loin s’en faut.

Tous les mouvements terroristes évoqués ici on été soutenus à un moment (comme les courants islamistes afghano-pakistanais les plus radicaux par Washington contre l’occupation soviétique) ou sont aujourd’hui soutenus par des « pouvoirs établis » économiques et politiques, nationaux ou étrangers. Le BJP indien protège le terrorisme hindouiste, il a dirigé le gouvernement fédéral et dirige toujours divers Etats ; ses réseaux pénètrent l’appareil de sécurité. Il suffit de se rappeler le régime d’état d’urgence imposé en 1975-1977 pour voir de quoi le Parti du Congrès est capable.

De plus le terrorisme d’Etat est lui-même l’une des principales composantes du terrorisme – et c’est vrai jusqu’en Occident : voir par exemple le cas de la France avec le recours massif à la torture dans la répression par l’armée des luttes de libération coloniale, avec le torpillage du Rainbow Warrior (le navire de Greenpeace) par les services secrets, avec les probables complicités dans le génocide rwandais des tutsis…

Au nom de l’anti-terrorisme, les Etats réduisent aujourd’hui comme peau de chagrin les libertés publiques. Une sorte d’état d’exception permanent tend progressivement à vider de son contenu l’état de droit. Les mouvements sociaux sont menacés d’être criminalisés. L’évolution de la situation aux Etats-Unis depuis les attentats du 11 septembre 2001 [4] –mais aussi en Europe–, ou l’existence des années durant d’un scandale judiciaire et humanitaire comme la prison de Guantanamo, ne laissent aucun doute sur la gravité de ces dérives liberticides.

Par ailleurs, la mondialisation capitaliste met en compétition les travailleurs entre eux et avive les particularismes, favorisant les replis communautaristes, la xénophobie, le racisme et le « castéisme », les fondamentalismes religieux dont se nourrit le terrorisme.

Tous les gouvernements d’Asie du Sud (et presque tous les gouvernements du monde) imposent les politiques néolibérales qui minent les solidarités. Or, c’est précisément en renforçant les solidarités que l’on peut s’opposer au terrorisme. Il ne suffit pas de faire appel aux bons sentiments ou à la « tolérance ». Le thème de la tolérance est à la mode au point qu’un festival musical a été organisé à Agadir (Maroc) pour la chanter. Mais on tolère… ce que l’on n’aime pas !

La tolérance vaut certes mieux que l’intolérance, mais c’est un programme vraiment minimum ! Pour bloquer la spirale infernale des violences intercommunautaires et des terrorismes, il faut défendre et reconstituer des solidarités actives. Valoriser ce qu’il y a de commun entre les gens ordinaires, les travailleurs, le petit peuple, par delà les frontières administratives, religieuses et culturelles. Cela passe nécessairement par la défense de leurs intérêts sociaux et démocratiques face aux possédants, aux gouvernants et à la domination impériale. De telles solidarités intercommunautaires et internationalistes ne peuvent se nouer que dans la lutte.

ROUSSET Pierre
Notes
[1] Voir notamment sur ESSF Gnani Sankaran, Hotel Taj : icon of whose India ?
http://www.europe-solidaire.org/spip.php ?article12193

[2] Voir notamment sur ESSF Tariq Ali, The Assault on Mumbai : India’s Leaders Need to Look Closer to Home
http://www.europe-solidaire.org/spip.php ?article12157

[3] Voir notamment sur ESSF Focus on the Global South, On the Mumbai Terror Attacks : Supporting the Human Chain in Mumbai on Dec. 10th
http://www.europe-solidaire.org/spip.php ?article12199

[4] Voir notamment sur ESSF Biju Mathew, As the Fires Die : The Terror of the Aftermath
http://www.europe-solidaire.org/spip.php ?article12205