Depuis que la crise immobilière des subprimes a éclaté aux Etats-Unis il y a plus d’un an, pour atteindre les principales banques et autres fonds de placement, beaucoup se sont demandé comment la contenir. Aujourd’hui, les nouvelles faillites de Lehman Brothers et de Merril Lynch montrent, s’il était besoin, que cette question est doublement dépassée.
Deux digues, en effet, ont été rompues. D’abord, en raison de la globalisation du capital, ce ne sont pas seulement les institutions financières américaines qui ont été touchées, mais une bonne partie de celles du monde entier, tellement la circulation des titres hypothécaires avait été grande. Ensuite, déjouant les pronostics de nombreux experts qui se voulaient rassurants, la crise bancaire et financière a franchi la barrière de l’économie réelle puisque l’économie américaine et celle de l’Europe sont au bord de la récession (- 0,3 % pour le PIB français au deuxième trimestre, - 0,5 % en Allemagne et - 0,2 % dans la zone euro) et que, au niveau mondial, le ralentissement de la croissance est désormais certain.
La raréfaction du crédit consécutive à la fragilisation de nombreuses banques a conduit les banques centrales, notamment la Réserve fédérale et la Banque centrale européenne (BCE), à injecter des centaines de milliards de dollars et d’euros et, pour la première à réduire son taux directeur, mais cela n’a suffi ni à sauver la mise de certaines institutions financières ni surtout à éviter que l’économie productive soit gangrenée.
Deux questions méritent d’être posées. Pourquoi la crise s’est-elle globalisée, au point qu’aux dires des voix les plus officielles, nous sommes en présence de la crise la plus importante depuis la fin de la seconde guerre mondiale, c’est-à-dire depuis 1929 ? Comment empêcher le retour des crises, et non pas comment contenir une crise qui a déjà répandu ses méfaits ?
La généralisation de la crise financière, ses répercussions sur la pratique spéculative des fonds qui ont réorienté leurs placements vers de nouvelles valeurs refuges comme les matières premières et les céréales, faisant exploser les prix de ces dernières, et la fragilisation du système productif sont imputables au capitalisme néolibéral qui a imposé sa logique implacable et ses normes à toutes les sphères de la société. La libre circulation des capitaux, les procédures de titrisation, le développement des marchés à terme portant sur les produits dérivés, les politiques de dérégulation menées par les Etats sur leur territoire national ou bien dans un cadre communautaire comme en Europe et les facilités de crédit accordées au système financier pour participer aux restructurations gigantesques de l’appareil productif mondial, notamment par la technique du leveraged buy out (LBO, effet de levier), ont multiplié les secousses financières. Crises mexicaine (1995), asiatique (1997), russe (1998), argentine (2001), crise de la nouvelle économie (2000), crise des subprimes (2007) se sont succédé, une bulle chassant l’autre. Comment pouvait-il en être autrement puisque la promesse d’enrichissement perpétuel des détenteurs de patrimoine financier était fondée en dernière analyse sur la détérioration de la condition salariale : chômage, précarité, déconnexion des salaires par rapport à la productivité du travail, augmentation de la durée du travail, laminage de l’assurance-maladie et des retraites vouées à être confiées à la Bourse. La pérennisation d’un rapport salarial injuste n’est sans doute pas étrangère à la frénésie financière et à l’incapacité du capitalisme néolibéral de se construire une trajectoire stable : 100 000 personnes seulement, selon Merill Lynch, disposent d’avoirs financiers équivalents au quart du PIB mondial, soit près de 15 000 milliards de dollars (10 601 milliards d’euros).
L’instabilité chronique est renforcée par la stérilisation des instruments traditionnels de régulation. Les banques centrales alimentent les bulles financières en période de surchauffe et, plus tard, volent au secours des institutions ayant pris trop de risques : Northern Rock au Royaume-Uni, Bear Stearns, Fannie Mae et Freddie Mac aux Etats-Unis. En Europe, la BCE augmente son taux directeur, contribuant ainsi à la surévaluation de l’euro par rapport au dollar et aux variations erratiques du prix du pétrole, au risque de l’inflation qu’elle prétend combattre et malgré la récession imminente. L’"échec des négociations" de l’Organisation mondiale du commerce est l’aboutissement de l’incapacité de cette instance, dont le seul critère est la concurrence exacerbée, à réguler sur une base coopérative les rapports entre les Etats. L’aggravation des tensions géopolitiques (Moyen-Orient, Balkans et Caucase) et des politiques sécuritaires doivent être vues comme les conséquences du fait que le monde est livré à une logique mortifère.
Un nouveau Bretton Woods est donc indispensable. Mais pas n’importe lequel. N’oublions pas que la principale proposition formulée en 1944 fut rejetée : la monnaie mondiale et l’Union de compensation envisagées par Keynes ne virent jamais le jour pour laisser le champ libre au dollar et à l’hégémonie américaine. La taxation des transactions financières et des revenus financiers est devenue une nécessité impérieuse, non seulement pour rétablir un contrôle des mouvements de capitaux, mais aussi pour financer les biens publics mondiaux.
En outre, une nouvelle architecture monétaire et financière internationale n’aurait aucune chance d’améliorer la situation si, dans le même temps, les "réformes structurelles" des marchés du travail étaient poursuivies, Au contraire, elles auraient pour conséquence de renforcer la financiarisation des économies française et européenne puisqu’elles signifieraient une reprise de la détérioration de la part salariale dans la valeur ajoutée, aujourd’hui ramenée à un niveau très bas, comme le reconnaissent bien tardivement l’UE et le Fonds monétaire international (FMI).
Décidément, le capitalisme est indécrottable. Plus il se rapproche de sa "pureté" théorique analysée par Marx (le surplus de valeur pour l’actionnaire et rien que pour lui), plus il accroît le risque de délitement des sociétés et éloigne la perspective de régulation de la planète. Jamais nous n’avons été aussi proches du franchissement de limites, au-delà desquelles le saut dans l’inconnu pourrait être catastrophique. Contenir la crise financière, non, c’est trop tard. Faire reculer l’emprise de la finance qui en est la source, il est plus que temps.
Jacques Cossart, Jean-Marie Harribey et Dominique Plihon sont économistes, membres du conseil scientifique d’Attac. (publié dans Le Monde)