D’où vient la notion d’éducation populaire ?
Franck Lepage - En 1944, un projet ambitieux proposait de mettre en place une direction de l’éducation politique des adultes, d’initiation à l’esprit critique, à la démocratie, tant il est vrai que l’on sait, au sortir de la guerre, qu’il ne suffit pas d’être instruit pour préférer la démocratie au fascisme. Mais le gouvernement de l’époque met en place une direction de l’éducation populaire des mouvements de jeunesse, sabotée après sa fusion avec les sports, dans le cadre de l’opposition entre gaullistes et communistes, et elle accouche d’une direction générale de la jeunesse et des sports, en 1948, avant de tenter de renaître, en 1959, sous la forme d’un ministère des Affaires culturelles. Ce sera le premier en démocratie, les trois seuls ministères de la Culture connus concernaient l’Allemagne hitlérienne, l’Italie mussolinienne et l’URSS stalinienne ! Mais l’administration de Malraux éliminera impitoyablement toute trace d’éducation populaire dans le projet des maisons de la culture, pour ne plus mettre en avant que les plus « hautes » œuvres de la création nationale.
Et aujourd’hui, à gauche, quels sont les rapports avec la culture ?
F. Lepage - À gauche, la culture a colonisé le champ du politique au point de s’y substituer. Depuis 1981 et Jack Lang, la figure qui rassemble à gauche n’est plus celle de « l’ouvrier » qui s’organise collectivement et dispose d’un métier ou d’un savoir-faire (années 1970), mais celle de « l’artiste » (années 1980), qui crée individuellement et dispose d’un savoir être. être de gauche ne veut plus dire mobiliser les travailleurs vers un rapport de force fondé sur une explication des causes collectives des inégalités, mais défendre la liberté d’un individu porté aux nues : l’artiste créateur, nouveau héros substitué à la figure de l’ouvrier. Ce basculement idéologique correspond aux exigences du « nouveau management » qui vise à casser les solidarités syndicales et le sens du métier pour mettre en place une forme de travail individualisée fondée sur la notion de projet et où la « compétence » remplace la « qualification ». C’est une bataille des mots que nous sommes en train de perdre. Marcuse nous avait prévenus : nous ne pourrons bientôt plus critiquer « efficacement » le capitalisme, parce que nous n’aurons plus de mots pour le désigner négativement - les défavorisés ont remplacé les exploités, le lien social a remplacé l’ordre, la culture a remplacé le politique.
En réduisant la culture aux Beaux-Arts, la Ve République a piégé durablement la gauche dans la défense des créateurs. Exit la culture ouvrière ou paysanne, toutes les formes possibles et imaginables de culture populaire, en commençant par le combat politique et le combat syndical, qui se trouvent reléguées hors du champ « culturel ». Véritable élimination du politique, comme le dira Malraux : « Nous allons enfin savoir ce qui/ peut être autre que le politique dans l’ordre de l’esprit humain. »
Dans cette optique, quelle est la place des artistes ?
F. Lepage - Le « créateur », ce nouveau héros de la gauche, est devenu un véhicule idéologique du capitalisme, et de ses maîtres mots : innovation, liberté, pouvoir et valeur. Innovation, par exemple, quand l’art « contemporain » glorifie une nécessité de renouvellement constant et immédiat qui correspond à l’impératif de renouvellement permanent du stock de la marchandise culturelle. Ce qui est passé est dépassé, ringard et dévalué. Le ministère de la Culture finance de la « nouveauté », à l’exclusion de toute autre considération.
Liberté, quand l’art fait croire à la démocratie, à travers une fausse liberté d’expression, sans enjeux, sans objets, sans risque, et qui ne remet en cause aucun pouvoir ni aucune institution. Petites provocations gratuites et décadentes, non-événements absolus, quand les acteurs de Jan Fabre urinent « pour de vrai » dans la cour d’honneur du palais des Papes au Festival d’Avignon. Ce summum de « courage artistique » fait trembler le patronat sur ses bases ! Il s’agit, sans doute, d’une manifestation de la démocratie, d’une culture officielle, qui consiste à valoriser en permanence la liberté d’expression sans objet, et à éliminer le politique. Pouvoir, au travers de la souveraineté absolue du créateur, qui a tous les droits et dont il faut exaucer tous les caprices au nom de sa liberté d’initiative, réplique de la souveraineté du patron sur son entreprise. Aucune critique ne peut leur être adressée, ils sont « propriétaires » de leur production.
Valeur enfin, quand l’art réalise le rêve du capitalisme : fabriquer de la valeur sans fabriquer de la richesse et en éliminant totalement le travail humain. Les petits morceaux de nappes en papiers déchirés par un artiste contemporain lors de ses différents petits-déjeuners, exposés à la foire d’art contemporain de New York, puis vendus plusieurs millions d’euros avant de rejoindre la spéculation sur le « marché de l’art », sont une manifestation éclatante de la possibilité de fabriquer de la valeur sans s’embarrasser du travail, de dématérialiser la production.
Quelle solution proposer ?
F. Lepage - La gauche devrait remettre en cause cette organisation de la culture et prendre ses distances avec des pièges idéologiques tels que l’acriticisme du créateur individu, ou l’illusion que le soutien financier de l’État à quelques barons du théâtre, serait un combat contre l’uniformisation américaine. Le problème n’est pas artistique, il est culturel. Il consiste à faire à nouveau rentrer la politique dans la culture. Aujourd’hui, le PS et le PCF sont englués dans la « défense de la création contemporaine », qui met fin à toute véritable réflexion sur la question culturelle, et nous infantilise en nous positionnant comme simples « réceptacles béats » des lumières de créateurs tout-puissants. Reprenons la question culturelle là où Malraux l’a laissée. Construisons une culture qui soit l’expression des individus et des groupes sur leurs conditions de vie, ainsi qu’un axe de transformation sociale !
LEPAGE Franck, GUIMBERT Ivan
* Paru dans Rouge n° 2174 du 28 septembre 2006. Propos recueillis par Ivan Guimbert