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L’Autre Colombie

dimanche 30 novembre 2008, par Raúl Zibechi

Nous publions ici un article de qui date du 24 octobre 2008. Depuis, de nombreux évènements sont intervenus : Urribe a décrété l’état d’urgence social. De nombreux épargnants ruinés sont descendues dans la rue. La ’’Minga’’ (marche de protestation autochtone) est arrivée à Bogota le 21 novembre. Toute une ébullition sociale face à la violente repression d’un état colombien qui peut hélas se targuer d’un accord de libre-échange avec le Canada.

“Quelque chose de nouveau se passe dans le pays”, dit Alfredo Molano, journaliste et sociologue poursuivi par le régime uribiste pour dire ce qu’il voit et exprimer ce que sentent des millions de colombiens pour lesquels les médias sont fermés. Il ne le dit pas dans un bureau fermé, mais à ciel ouvert au Forum de la Solidarité à Moravia, quartier pauvre de Medellín construit sur une énorme montagne de déchets que les déplacés dus aux guerres successives convertirent en trame urbaine, périphérique et résistante, avec comme base un impressionnant réseau de solidarités.

Le nouveau est l’amplitude, l’extension et la profondeur de la protestation, et surtout la confluence d’acteurs qui sont poussés dans les cordes par le gouvernement d’Álvaro Uribe. Les grèves les plus montrées par les médias sont celles du secteur public pour les salaires, comme celle de la justice, qui a amené le gouvernement à décréter l’état de “commotion intérieure”. Ensuite suivirent les fonctionnaires du système électoral [Registraduría], les professeurs, les camionneurs et autres agents du service public qui voient leurs salaires réduits par l’incessante augmentation des prix. Cependant, ce qui inquiète le plus les puissants est la confluence d’en bas.

Le 15 septembre passé, a débuté la grève de 10 milles coupeurs de canne à sucre qui occupent huit engins de Valle del Cauca [sud-ouest de la Colombie]. Les coupeurs de cannes travaillent sans relâche et dans des conditions féodales. Quasi tous afrocolombiens, ils se lèvent à quatre heure du matin, travaillent de six heure du matin à cinq heure de l’après-midi sous un soleil de plomb et rentrent à huit heure du soir chez eux, après avoir donné 5 400 coups de machette et inhaler la fumée de canne brûlée et le glyphosate [herbicide] utilisé dans les plantations. Ils gagnent un peu plus que le salaire minimum, payent de leur poche la sécurité sociale, les outils, les habits de travail et le transport jusqu’à la cannaie. A la fin de la journée, on les voit, silhouettes brunes élancées à bord de la Panamericana, entre Cali et Popayán, brimbalant comme des zombis après une journée de travail criminelle.

La grève des plus pauvres a surpris tout le monde, autant pour sa durée que pour le suivi massif avec le syndicat Sinalcorteros. Pour le gouvernement et l’Association des Cultivateurs de Canne à Sucre (Asociación de los Cultivadores de Caña de Azúcar) la grève est un problème ; elle a déjà obligé d’importer du sucre d’Equateur et de Bolivie, paralysé la production d’éthanol et augmenté le prix de l’essence, parce que des bras brisés des coupeurs sort l’éthanol pour vos voitures. Peut-être pour cela le ministre de la Protection Sociale (ironie de ceux d’en haut) dit au parlement que la grève n’est pas un problème social, mais une protestation de délinquants, et accusa les coupeurs d’être infiltrés par les FARC [Forces Armées Révolutionnaires de Colombie].

Les coupeurs demandent l’obtention d’un contrat directement avec l’entreprise, car ils sont actuellement obligés d’entrer dans des coopératives qui sont des bourses de travail dans le but d’abaisser les salaires ; qu’on leur payent les jours perdus pour arrêt de travail des entreprises, ainsi que ceux pour raisons médicales, en effet les accidents du travail rendent inapte au travail 200 coupeurs chaque année. Ils exigent, de plus, la suppression des “bascules mobiles” [básculas móviles] qui pèsent en faveur du patron, l’arrêt de l’utilisation de machines qui font le travail de 150 coupeurs, et une augmentation salariale de 30 pour cent.

Dans les 516 années de résistance, le 12 octobre dernier a commencé la Minga de los Pueblos qui reprend les décisions du premier Congrès Itinérant des Peuples pour la Vie, la Joie, la Justice, la Liberté et l’Autonomie (Congreso Itinerante de los Pueblos por la Vida, la Alegría, la Justicia, la Libertad y la Autonomía), réalisé en septembre 2004, lequel impulsa le Mandat Indigène et Populaire (Mandato Indígena y Popular) qui considère : le refus du TLC [Traité de libre échange avec les Etats-Unis], un traité “entre patrons et contre les peuples” ; la dérogation des réformes constitutionnelles qui soumettent les peuples à l’exclusion et à la mort ; “la fin de la terreur du Plan Colombie (…) qui envahit nos territoires et apportent la mort et les déplacements de population” ; le respect par l’Etat des accords à l’origine du massacre du Nilo en 1991, où furent assassinés 20 nasas ; et la construction de l’Agenda des Peuples (Agenda de los Pueblos), qui propose de “partager et sentir la douleur d’autres peuples et processus”.

La Minga, travail collectif dans le monde andin, a commencé au bord de la route Panamericana, où quelques 10 milles indigènes, surtout nasas regroupés au sein du CRIC (Consejo Regional Indígena del Cauca) et de l’ACIN (Asociación de Cabildos Indígenas del Norte del Cauca), installèrent un territoire de Paix, Vie en Communauté et Dialogue dans la municipalité La María Piendamó. Ils coupèrent la route et furent brutalement attaqués par les forces armées, ce qui laissa un total de deux morts et 90 blessés, la plupart par balle. La violence n’a pas réussi à les déloger, mais incita le soutien de toute la Colombie d’en bas.

Echouée la négociation avec les autorités, la Minga se mit à marcher jusqu’à Cali, où 12 milles indiens escortés par sa garde indigène, auxquels viennent s’ajouter les coupeurs et autres travailleurs regroupés à la CUT [Central Unitaria de los Trabajadores, congrégation des unions syndicales de Colombie], arrivèrent le lundi 27 à la troisième ville du pays après avoir parcouru 100 kilomètres par la riche plaine couverte de plantations de canne. Le plus marquant est que la Minga de los Pueblos s’est convertit en une articulation de ceux d’en bas sans appareil bureaucratique, une rencontre sous et dans la lutte, confluence entre de multiples courants qui commencent à former l’énorme lit de l’Autre Colombie (Otra Colombia). L’un d’eux fut l’arrêt de travail national convoqué par la CUT pour hier, jeudi [23 octobre].

La liste des injustices est impressionante. A eux seuls, les indigènes dénoncent que, durant les six années de gouvernement d’Uribe, ils assassinèrent 1243 indiens de plus de 100 ethnies existantes en Colombie et que 54 milles furent expulsés de leurs territoires. Dans les 15 derniers jours, on compte déjà 19 assassinats. “Nous sommes tous coupeurs, nous sommes tous indigènes”, déclare un communiqué de ACIN. La longue expérience du peuple nasa leur dit que “aucun secteur agissant seul peut affronter l’agenda d’exploitation et de soumission de ceux qui, au sein du régime, le mette en oeuvre”.

La Minga est le moyen avec lequel ceux d’en bas ont décidé de “convenir d’une parole et de la convertir en chemin”. Ce n’est à peine qu’un premier pas. Mais c’est celui qui indique le cap et laisse des traces.

Traduit par Julien Michel pour http://socio13.wordpress.com/
Source : rebelion.org (La Jornada, 24-10-2008

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