Accueil > Histoire et théorie > Économie > L’économie d’abord, oui, mais laquelle ?

L’économie d’abord, oui, mais laquelle ?

lundi 22 décembre 2008

Eric Pineault, Département de sociologie, UQAM

Édition du jeudi 27 novembre 2008.

Les signes avant-coureurs d’une importante crise financière ont été pour le premier ministre du Québec l’occasion de déclencher des élections, prétendant qu’il devait aller chercher un « mandat fort » afin de »piloter le navire » à travers les temps difficiles qui nous attendent. Avec le slogan « l’économie d’abord », le parti libéral espère prendre de court les autres partis politiques, qui selon la perception publique construite par les sondeurs, seraient moins aptes à gouverner le Québec en période d’instabilité économique.

Or, pour ceux et celles qui suivent et étudient depuis un an les mécanismes à l’origine de la crise financière, il apparaît de plus en plus évident que nous sommes au tout début d’un processus qui non seulement a déclenché la récession globale que nous connaissons, mais qui a le potentiel d’engendrer en Amérique du Nord un cycle à caractère dépressif-déflationniste tel que celui qu’a connu le Japon lors de sa décennie perdue, de 1990 à 2000. Les libéraux, ou toute autre formation politique au pouvoir dans 6 à 18 mois, risque de se retrouver devant une économie d’abord et avant tout en crise, où les stratégies classiques de relance soutenues ne fonctionneront tout simplement pas. Nous serons donc, comme société, contraints d’imaginer et de débattre de solutions nouvelles et radicales aux contradictions économiques et aux problèmes sociaux générés par un capitalisme financiarisé et typiquement anglo-américain.

Vers un anti-capitalisme « ordinaire » ?

Nous croyons que cela constitue, pour une gauche qui ose rompre avec la logique économique dominante, une occasion de se renouveler et de sortir de la marginalité. Ayant été exclue du débat électoral québécois, elle doit dès maintenant élaborer des critiques, propositions et solutions afin de proposer une sortie de crise « progressiste ». Ce débat doit se faire en parlant de capitalisme plutôt que de néolibéralisme ou d’économie de marché, pour plusieurs raisons. Premièrement, parce que c’est nommément cette forme d’économie que souhaitent « refonder » les dirigeants du G20. Ensuite, parce que c’est une variante financière du capitalisme qui est actuellement en crise et qui a déterminé en grande partie notre économie et nos conditions de vie pendant les trois dernières décennies. Finalement, parce que l’ampleur de la crise et de l’effort demandé à la société pour refonder ce capitalisme exigent que l’on s’interroge sérieusement sur la nature du système économique que nous souhaitons et que nous pouvons nous permettre. La crise actuelle ouvre ainsi un espace de discussion largement inédit pour notre génération, celle d’une critique du capitalisme qui se base sur la viabilité de ce que nous pouvons nommer l’ordinaire. C’est-à-dire de la viabilité du mode de vie, du quotidien, du travail, de la consommation, de l’économie de ceux et celles qui apparaissent comme largement intégrés sur les plans économique et social. Un mode de vie, soulignons-le, qui est largement le reflet et le produit d’un régime de croissance basé sur l’accumulation financière. Nous soumettons ainsi au débat trois ordres de questionnements sur ce mode de vie « ordinaire » qui risque dans les prochains mois de tomber en crise.

1. Pourquoi relancer la croissance d’un capitalisme qui a vu l’augmentation du temps que la société doit globalement consacrer au travail, au point où la question de la conciliation entre la possibilité d’une vie familiale et d’une pratique parentale soit politisée ? Pourtant, les 30 dernières années ont prolongé, certes à un rythme moins rapide, les gains en productivité qui ont marqué l’histoire du capitalisme au XXe siècle. Il y a 30 ans, la question sociale qui inquiétait la droite et faisait rêver la gauche était celle de la fin du travail et de l’avènement d’une société de loisir.... Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi ces gains en productivité ne se sont-ils pas traduits en un raccourcissement du temps de travail nécessaire ? Une sortie de crise doit-elle nécessairement passer par l’emploi ? Si oui, quels emplois et comment les arrimer à la redistribution des rôles dans les familles contemporaines et soutenir un mode de vie qui laisse plus de place au temps hors travail ?

2. Pourquoi relancer une croissance qui a produit les inégalités les plus criantes parmi les ménages salariés depuis les années 1930 ? Pourquoi relancer une croissance dont la viabilité économique reposait sur un niveau d’endettement des ménages sans précédent dans l’histoire de l’Occident pour soutenir la demande en objets de consommation de masse ? La relance doit-elle valider ces dettes privées qui ont pris la relève de l’endettement public dans les années 1990 ? Doit-on relancer une économie qui a vu la part de revenu des salariés diminuer systématiquement au profit des bénéfices des grandes entreprises ? Doit-on, finalement, relancer une économie qui exige que les salariés endettés consacrent, en vue de leur retraite, une part croissante de leurs revenus à l’investissement dans des fonds spéculatifs sur lesquels ils n’ont que peu de contrôle ? Que signifie d’ailleurs réellement la notion d’entreprise privée quand une part importante du capital action et des dettes des plus grandes corporations sont largement détenus par des fonds qui gèrent et placent cette épargne des salariés ? Comment assujettir la gestion de ces fonds, tel que la Caisse de dépôt et placement, à des finalités collectives et à des impératifs autres que le rendement financier ?

3. Pourquoi relancer une croissance qui s’est montrée incapable de répondre sérieusement à la menace écologique qu’elle génère ? Pourquoi soutenir la relance d’un régime qui propose de gérer le risque écologique avec les mêmes outils que ceux qui sont en partie à l’origine de la crise actuelle, soit les produits dérivés et une bourse du carbone ? Si nous sommes contraints à recapitaliser et à soutenir d’importants secteurs de notre industrie, quelles finalités doit-on — peut-on — assigner à leur production en termes de qualité des produits, d’empreinte écologique des procédés et produits et de retombés sociales dans les communautés dépendantes de cette production ? Comment élaborer une politique de souveraineté économique nationale qui territorialise cette contrainte écologique tout en étant ouvert à un commerce international équitable ?

Voilà trois axes pour lancer un débat sur la pertinence de « refonder » le capitalisme. Dans les circonstances actuelles et à venir, il semble que la position anti-capitaliste redevienne raisonnable. Quelle forme prendra-t-il ? Rien dans la crise actuelle ne permet de le savoir. Sera-t-il conservateur et moraliste comme l’était l’anti-libéralisme québécois des années 1930, progressiste et étatiste comme l’était cet anti-libéralisme canadien des Prairies qui a donné naissance à l’ancêtre du NPD, le CCF ? Sera-t-il communiste ou contre-culturel et écologiste ? Cela dépendra des débats développés à l’extérieur du cadre et des limites des discussions actuelles. Nous n’avons qu’une certitude : on ne peut ignorer l’échec des recettes basées sur l’étatisme industriel du XXe siècle et on peut encore moins se cantonner dans un radicalisme à la marge.

L’anti-capitalisme doit aussi devenir « ordinaire ».