L’année 2005 a commencé par un tsunami tragique, faisant 300 000 morts sur le pourtour de l’Océan Indien (Indonésie, Sri Lanka, etc.). Plus récemment, fin août, le cyclone Katrina a dévasté une partie de la Louisiane et du Mississipi (Etats-Unis), provoquant la mort de plus de 1 100 personnes parmi les plus pauvres, laissant environ un million d’autres sans abri. En octobre, la tempête tropicale Stan a ravagé une partie de l’Amérique centrale (Guatemala, Salvador, Nicaragua) et du Mexique, faisant plus de 2 000 morts et affectant au moins 3,5 millions de personnes dans la région. Simultanément ou presque, un séisme dévastait une partie du Cachemire (Pakistan, Inde) ; les estimations s’élèvent à 40 000 morts, 60 000 blessés et plus de 2,5 millions de sans-abri. N’est-ce là qu’une succession de désordres naturels exceptionnels qui dépassent les frêles êtres humains que nous sommes ? Au-delà des questions liées au dérèglement climatique, les choix politiques et économiques n’ont-ils pas un lien avec ces évènements ?
Le nombre des catastrophes naturelles recensées par décennie a été multiplié par 2,5 entre les années 1970 et les années 1990, tout comme le nombre de personnes affectées. Pour la décennie en cours, l’accélération est impressionnante. Certaines régions du globe sont plus concernées que d’autres : les Caraïbes, l’Amérique centrale, la zone méditerranéenne, l’Iran, l’Asie du Sud... Mais comparativement, les pays pauvres sont plus touchés. Entre 1992 et 2001, les pays à faible indice de développement humain ont connu 20 % des catastrophes recensées mais ont enregistré la moitié des décès qui y sont liés. Les catastrophes font plus de victimes dans les pays pauvres : lors de la décennie écoulée, chacune d’elles a entraîné en moyenne 44 décès dans les pays développés, contre 300 dans les pays à faible indice de développement humain.
Les destructions causées par les catastrophes naturelles prennent des proportions gigantesques dans les pays pauvres. Dans les années 1990, selon la Banque mondiale, les catastrophes ont amputé le PIB du Nicaragua de 15 % et celui de la Jamaïque de 12 %. Les économies des pays touchés sont mises à rude épreuve, mais elles sont déjà fragilisées en amont, bien avant le déclenchement de la catastrophe. Le monde globalisé s’est privé des moyens de protéger les populations exposées au nom d’une idéologie néolibérale irresponsable. La dette en a été le vecteur.
Dans les années 1960-70, l’endettement des pays du Sud est encouragé par les créanciers privés du Nord (dont les coffres regorgent de liquidités), par les gouvernements des pays riches (qui proposent des prêts conditionnés par l’achat de leurs marchandises) et par la Banque mondiale (qui lance, sous la présidence de Robert McNamara, une politique offensive d’incitation à l’endettement pour renforcer les alliances stratégiques du bloc occidental - Suharto en Indonésie, Mobutu au Zaïre, Pinochet au Chili, etc.). L’augmentation brutale des taux d’intérêts, initiée aux Etats-Unis en 1979, démultiplie les sommes à rembourser, alors que la surabondance de matières premières exportées par le Sud entraîne une baisse sévère des cours. En août 1982, la situation devient intenable : c’est la crise de la dette.
Le Fonds monétaire international (FMI) consent alors de nouveaux prêts aux pays exsangues, qui, en contrepartie, sont contraints d’appliquer des réformes économiques draconiennes dictées par le FMI : les « programmes d’ajustement structurel », impliquant réduction drastique des budgets sociaux, suppression des subventions aux produits de base, augmentation de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), privatisations massives, libéralisation de l’économie et mise en concurrence déloyale des producteurs locaux avec les multinationales... Leur objectif est d’attirer les capitaux étrangers et de réduire les dépenses de l’Etat pour lui permettre de rembourser la dette. Ne tenant aucun compte des besoins humains et sociaux, ils ont entraîné une paupérisation accrue et une augmentation importante des inégalités dans la totalité des régions où ils été docilement appliqués. Joseph Stiglitz, ancien économiste en chef de la Banque mondiale et prix Nobel d’économie, explique pourquoi des mesures aussi néfastes pour les populations ont été imposées avec autant de force : « Si l’on examine le FMI comme si son objectif était de servir les intérêts de la communauté financière, on trouve un sens à des actes qui, sans cela, paraîtraient contradictoires et intellectuellement incohérents. »
Les coupes claires dans les budgets sociaux aboutissent à une sclérose, voire une suppression, des organismes susceptibles de travailler à réduire les risques, d’alerter efficacement ou de répondre à l’urgence. Cette désorganisation est donc structurelle. Avec un autre type d’organisation sociale, en juillet dernier, au moment de l’ouragan Dennis (de force 4, comme Katrina), les autorités cubaines ont pu évacuer 1,5 million de personnes et établir 2 200 structures d’accueil ; il n’y a eu que 16 morts. Le faible nombre de victimes est dû à la mobilisation de l’armée, de la protection civile, mais aussi de nombreuses structures sociales (syndicats, comités de quartier, coopératives) s’appuyant notamment sur une diffusion rapide de l’information et sur un réseau de volontaires mobilisé très vite. Ailleurs, l’hémorragie de capitaux due à la dette et l’affaiblissement continu de l’Etat, orchestré par les institutions financières internationales, exposent les populations les plus fragiles à des risques démesurés.
La déforestation à grande échelle joue également un rôle central. Elle résulte souvent de la surexploitation des richesses naturelles (l’exportation de bois rares est une source précieuse de revenus) ou est une conséquence directe de la pauvreté, puisque les populations démunies sont souvent contraintes de déboiser les flancs des montagnes ou les pentes des volcans, pour pratiquer l’élevage ou pour planter du maïs, du café... Le bois est alors utilisé pour le chauffage ou transformé en charbon. Les montagnes déboisées ne retiennent plus l’eau, les dégâts causés par un cyclone s’en trouvent démultipliés, les glissements de terrain mutilent la région.
Les conséquences des catastrophes naturelles sont donc liées à l’histoire politico-économique et à l’organisation de la société sur laquelle elles s’abattent. Or les politiques imposées par le FMI et la Banque mondiale de par le monde sapent les fondements de toute organisation sociale efficace et toute prise en compte de l’intérêt collectif. Pour continuer à imposer leur domination sur la planète, ces institutions laissent croire à tort qu’elles élaborent une solution à un problème dont elles sont fondamentalement la cause. C’est ainsi que la Banque mondiale a offert 40 millions de dollars au Pakistan dernièrement, alors que le Pakistan rembourse plus de 500 millions de dollars chaque année à la Banque mondiale.
L’outil de domination qui permet cela doit être brisé pour que ces pays souverains puissent enfin se doter de véritables moyens de prévention et de réaction face à ces catastrophes. Dès lors, l’annulation totale et inconditionnelle de la dette de tous les pays en développement et l’abandon des politiques d’ajustement structurel s’imposent. Il ne s’agit pas ici de charité. Ces catastrophes sont des révélateurs des profondes béances du modèle économique néolibéral. Elles doivent ouvrir les yeux de chacun d’entre nous, au Nord et au Sud, et nous inciter à peser bien davantage dans les choix qui sont faits entre notre nom. Derrière un chaos apparent, opère une logique implacable, qu’il faut comprendre et combattre.
(*) Damien Millet est président du CADTM France (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), co-auteur avec Eric Toussaint du livre Les tsunamis de la dette et auteur du livre L’Afrique sans dette (Syllepse/CADTM, 2005). Site : www.cadtm.org