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La Chine du XXe siècle en révolutions – I – 1911-1949 ou de la chute des Qing à la victoire maoïste

mercredi 10 septembre 2008, par Pierre Rousset

La Chine du XXe siècle en révolutions – I – 1911-1949 ou de la chute des Qing à la victoire maoïste
ROUSSET Pierre

Tiré du site Europe Solidaire
18 août 2008

Introduction

Il peut être utile, en introduction, de préciser ce dont ce texte traite – et ce dont il ne traite pas.

La Chine dont il est ici question est celle des Hans, l’ethnie majoritaire qui représente 92% de la population actuelle. Plus de cinquante minorités sont par ailleurs officiellement reconnues et certaines peuplent des espaces immenses à l’ouest et au nord du pays : à lui seul le Tibet historique s’étend sur un quart du territoire. Le Turkestan oriental (Xinjiang) et la Mongolie intérieure occupent aussi des positions géostratégiques de première importance.

Par bien des aspects, la question des « minorités » – des minorités au sein l’espace chinois s’entend, pas nécessairement sur leurs propres territoires – est très importante –, il suffit de rappeler ici les invasions mongoles (fondatrices d’une dynastie !) pour s’en convaincre. Mais, au XXe siècle, ces populations n’ont joué qu’un rôle marginal dans les luttes révolutionnaires de la Chine des Hans, à la différence de ce qui s’est passé dans d’autres pays de la région, comme le Vietnam ou les Philippines (sans même parler de la Birmanie). Or, c’est à l’analyse de ces luttes que ce texte s’attache.

La Chine des Hans elle-même offre une image contrastée. Celle d’une grande cohérence, d’une forte identité historique et culturelle d’une part. Celle d’une vivace diversité régionale d’autre part, favorisé par l’immensité du territoire : une seule écriture par idéogrammes (une puissante marque identitaire) sert de lien unificateur à des langues parlées très différentes (elles sont toutes tonales mais peuvent comprendre de 4 à 7 « tons » – ou plus suivant des experts qui ne sont pas d’accord entre eux) ; une civilisation du riz qui s’étend d’une zone chaude au sud à une région tempérée aux hivers rigoureux au nord-est (où l’on cultive… le blé).

Ainsi, l’unité de la Chine des Hans, qui apparaît pourtant si évidente, n’est pas « donnée » : elle a été et reste l’un des principaux enjeux des conflits sociopolitiques nationaux et internationaux contemporains.

La Chine du XXe siècle connait une importante variété de structures sociales. Le commerce international, le marché capitaliste et l’industrialisation ont tout d’abord bouleversé les régions côtières et quelques grands bassins fluviaux ; ils n’ont concerné que marginalement la Chine de l’intérieur. Le monde rural lui-même est contrasté, la grande propriété foncières existant dans certaines zones (au sud notamment) et pas dans d’autres (au nord-est notamment). Les mouvements sociaux sont donc pour une part façonnés par des réalités régionales fort différentes les une des autres. C’est pourquoi il est rare de pouvoir décrire ce qui se passe « en Chine » : on doit souvent préciser de quelles régions il est question, quitte à alourdir le style de l’écriture.

A cette complexité géographique, culturelle et sociale de la Chine des Hans au XXe siècle, ajoutons deux questions d’ordre plus générales.

La Chine appartient à une autre lignée de développement historique que l’Europe. Mêmes si les mouvements paysans se ressemblent, les notions utilisées pour analyser l’héritage de la féodalité européenne (aristocratie, hobereaux, etc.) ne peuvent rendre compte de l’héritage légué par la Chine classique : leur usage donne une fausse impression de familiarité. Malheureusement, pour diverses raisons (dont le dogmatisme stalinien), il n’y a pas de mots communément utilisés pour retranscrire les réalités chinoises. On emprunte donc des termes, comme celui de gentry pour nommer la propriété foncière « à la chinoise » (mi-petits lettrés, mi-propriétaires fonciers).

Autre problème, la Chine du XXe siècle est ce que l’on peut appeler une « société en transition » – ou plutôt une succession de deux sociétés de transition très différentes l’une de l’autre : schématiquement de 1911 à 1949 d’abord ; après 1949 ensuite. La première correspond à un pays passé (ou en train de passer) sous la dépendance du capital international, où les structures sociales anciennes sont désarticulées sans pour autant disparaître et où de nouvelles forces sociales se constituent. On en a trouvé bien des variantes dans le « tiers monde ». La seconde correspond la situation née d’une révolution qui a brisé ce lien de dépendance vis-à-vis du capital international, mais où un nouvel ordre social stable (qu’elle qu’il soit) est encore bien loin d’être instauré.

Le but de ce texte est de proposer des éléments d’analyse des révolutions de la Chine du XXe siècle, pas de poursuivre un débat théorique sur les concepts (concernant la « nature » des partis, des pouvoirs, des révolutions…). Mentionnons seulement ici que trop souvent, le débat conceptuel ne tient pas assez compte de cette donnée fondamentale : nous avons à faire à des sociétés en/de transition. Il en devient trompeur.

Mais même dans le domaine de l’analyse historique, cette question complique considérablement la tâche. Analyser, c’est faire apparaître un lien entre événements, processus, évolutions culturelles, couches sociales et mouvements politiques. La difficulté tient évidemment à ce qu’il n’y a pas de correspondances simples entre partis politiques, classes sociales, institutions, idéologies… Cette difficulté est démultipliée dans le cas des sociétés de transition où les « discordances » sont plus fréquentes que les « concordances » : les classes sociales se défont et se font, les partis sont souvent en évolution rapide, les institutions étatiques bénéficient d’une autonomie particulièrement grande, les références culturelles sont en crise…

Nous rencontrons ce problème tant dans l’analyse du Guomindang (Kuomintang) que dans celle du Parti communiste chinois – des deux côtés donc de la confrontation révolutionnaire des années 1926-1949.

De plus, dans un pays comme la Chine de 1911-1912, les structures de pouvoir sont multiples, entrecroisées et emboitées : divers niveaux administratifs, armées concurrentes, sociétés secrètes, clans familiaux, réseaux de clientèles, amicales régionalistes, corporations de métiers et guildes commerçantes… Les partis politiques ne sont que les derniers venus.

Là encore, l’analyse doit simplifier, pour ne pas se noyer dans l’infinité des nuances, sans pour autant gommer la complexité de la réalité. Comment être simple sans être simpliste ? L’exercice n’est pas aisé – et je n’ai pas toujours échappé au piège de la simplification à outrance.

La transcription. Encore un mot sur la transcription des noms chinois. Il y a eu, selon les périodes et les pays, plusieurs systèmes de transcription des idéogrammes chinois. Le gouvernement de la République populaire a mis au point, dans les années cinquante, le système pinyin : c’est celui-ci qui est aujourd’hui accepté comme norme internationale (bien qu’une autre transcription soit utilisée à Taiwan).

Dans la plupart des cas, les noms propres transcrits en pinyin sont aisément reconnaissables. Par exemple, le parti Kuomintang (KMT) est devenu Guomindang (GMD), Mao Tsé-toung est devenu Mao Zedong, Chou En-lai est devenu Zhou Enlai ou Liu Shao-shi est devenu Liu Shaoqi (en chinois, le nom de famille précède les prénoms). Mais dans d’autres cas, le pinyin est très éloigné de la transcription usuelle en français qui s’attachait parfois à une prononciation cantonaise, alors que le pinyin part du mandarin. Pour faciliter la lecture, la version française traditionnelle été conservée pour les noms propres les plus connus : Pékin (Beijing en pinyin), Canton (Guangzhou), Nankin (Nanjing), Confucius (Kong Zi), Sun Yat-sen (Sun Zhongshan) ou Chiang Kai-shek (aussi orthographié Tchang Kaï-chek, ou Jiang Jieshi en pinyin).

I. La Première Révolution chinoise : 1911 ou le prélude

La dynastie des Qing (prononcer « T’sing ») a été fondée en 1644. Les Qing ou Mandchous, venus du nord, se sont « sinisés », culturellement absorbés, après avoir conquis le pays. A la fin du XIXe siècle, le régime impérial est à bout de souffle. Il a dû faire face à d’immenses soulèvements paysans, dont en 1850-1864 la révolte des Taiping (« la Paix céleste »), et à des interventions militaires occidentales comme les guerres de l’Opium, ainsi nommées parce qu’elles visaient notamment à obliger la Chine à s’ouvrir au marché de la drogue produite dans les Indes britanniques. La culture du pavot et la consommation d’opium, assez répandues en Chine, avaient été interdites par les Mandchous. Mais à l’époque, pour les puissances européennes, les marchands de drogue n’étaient pas des trafiquants, mais de riches et respectables commerçants : presbytériens écossais et juifs de Bombay (Mumbay)…

Sous le règne de l’impératrice douairière Cixi, qui meurt en 1908, le régime s’est avéré incapable de se réformer. Il a dû signer les Traités inégaux et céder des territoires à la Russie, au Japon, à l’Angleterre, aux Portugais… Il n’est plus maître de fixer le montant des droits de douanes et les ressortissants étrangers échappent à la loi chinoise. Les Puissances profitent de ces privilèges d’extra-territorialité pour constituer des concessions étrangères sous leur contrôle dans de grandes villes : Shanghai, Tianjin, Hankou, Canton.

Le Double Dix. Le 10 octobre (« double dix ») 1911, quelques bataillons de l’armée se mutinent à Wuchang, dans le Hubei, au centre du pays. Ce soulèvement somme toute mineur déclenche une série d’événements qui se conclut par la chute de la dynastie impériale. Les provinces du centre et du sud proclament leur indépendance. Un gouvernement républicain provisoire est établi. Le 1er janvier 1912, Sun Yat-sen devient président de la nouvelle République. D’extraction populaire, paysanne, devenu médecin, il a fédéré dans la Ligue jurée les courants antimandchous. Mais il doit rapidement céder la place à Yuan Shikai, un militaire conservateur qui contrôle les principales forces armées ralliées au nouveau régime.

Yuan Shikai se retourne contre les républicains et tente de fonder une nouvelle dynastie. Mais il ne peut faire face aux pressions exercées par le Japon et se déconsidère. Il meurt en 1916. Le pouvoir se fragmente : le règne de potentats locaux, les seigneurs de la guerre à la tête de puissantes armées privées, commence. Replié à Canton, Sun Yat-sen, tente de refonder le projet républicain, mais il se trouve dans la position inconfortable d’un seigneur de la guerre dépourvu de moyens militaires.

La dynastie mandchoue a été renversée avant que ne débutent les grandes luttes révolutionnaires des années 1920. La Première révolution chinoise, appelée « républicaine », a sanctionné la faillite des élites traditionnelles qui avaient administré la Chine : les Lettrés, la « bureaucratie céleste » et ses mandarins…

De nombreux acteurs sont entrées en action à cette occasion : intellectuels de formation moderne gagnés à l’idée républicaine, militaires de l’Armée nouvelle, lettrés et mandarins réformistes, innombrables sociétés secrètes antimandchous venues du lointain passé chinois, bourgeoisie des « ports ouverts » (zones portuaires ouvertes aux Puissances)... Mais ils n’ont mobilisé que des forces sociales d’ampleur limitée et, au nom de l’ordre, les hommes d’affaires ont rapidement soutenu Yuan Shikai contre Sun Yat-sen. Dans une large mesure, la Première Révolution chinoise n’a été menée qu’au « sommet » de la société.

L’incertitude. Rétrospectivement, on connaît l’importance de la période ouverte en Chine par le renversement en 1911 de la dynastie des Qing : elle se conduit en 1949, près de quatre décennies plus tard, à la victoire d’une révolution communiste – un événement de portée historique. Mais à l’époque, l’avenir du pays apparaissait très incertain. Le pouvoir était morcelé. Sur le plan international, les Etats européens n’étaient pourtant pas en mesure de saisir cette opportunité pour imposer une domination coloniale sur l’Empire du Milieu : ils allaient bientôt entrer en guerre les uns contre les autres. Les nouvelles puissances impérialistes (Etats-Unis et Japon) n’étaient pas encore prêtes pour postuler à leur place à la conquête de l’immensité chinoise. Mais ce n’était que parti remise.

La Chine semblait condamnée à être dépecée en zones d’influences nippo-occidentales.

Née dans les convulsions de la Première Guerre mondiale, la révolution russe de 1917 a montré qu’une alternative était possible : même dans un pays alors jugé « arriéré », le communisme pouvait être une réponse aux menaces de domination impérialiste – il permettait de sauver d’un même mouvement les pauvres et la nation. Cependant, la Chine n’était pas la Russie, loin s’en faut. Elle appartenait à un autre monde culturel et à une autre formation sociale, produits d’un un passé historique bien différent. Les mouvements politiques modernes, comme le Guomindang (Parti nationaliste, fondé par Sun Yat-sen à la suite de la Ligue jurée), n’en étaient qu’à un stade initial de formation : leurs traits constitutifs restaient à définir.

Le fait que la révolution européenne ait commencé en Russie plutôt qu’en Allemagne avait déjà constitué une surprise de taille pour les marxistes du début du XXe siècle. Le passage (encore hypothétique) du relais en Asie orientale représentait un véritable saut dans l’inconnu. Le marxisme russe offrait certes une matrice politique de référence aux premiers communistes chinois, car il avait déjà dû penser la révolution dans un pays à la structure sociale largement pré-capitaliste. Mais le communisme chinois restait pour l’essentiel à inventer.

Pour ajouter aux incertitudes, durant ces quelques décennies de guerres civiles et mondiales, deux nouveaux acteurs sont entrés dans l’arène mondiale via la question chinoise. L’URSS d’une part qui, à peine née, a joué un rôle important grâce à son influence sur les mouvements politiques chinois. Le Japon impérial d’autre part qui a dévoilé ses ambitions asiatiques en voulant conquérir la Chine. Pour la première fois aussi, du moins à partir des années quarante, les Etats-Unis ont affirmé leur prééminence sur le théâtre d’opération Asie-Pacifique. Le jeu des Puissances en est devenu plus complexe.

Quelle modernisation pour la Chine ? La Première révolution chinoise s’est rapidement enlisée ; mais elle a concrètement posé la question de l’avenir : que sera la Chine de demain ? Comment la moderniser ? Les partis politiques qui tenteront d’y répondre n’existaient alors pas encore, si ce n’est à l’état embryonnaire. Mais ils prendront forme au lendemain de la Deuxième Révolution chinoise (1925-1927). Alors, le Guomindang d’un côté et le Parti communiste de l’autre, après s’être alliés contre les seigneurs de la guerre, vont se combattre violemment au cours d’une longue guerre civile. Ils s’affronteront frontalement sur cette question essentielle de la modernisation : modernisation capitaliste ou non ? Modernisation subordonnée à l’Occident ou pas ? Dans un pays « arriéré » comme la Chine, peut-on et doit-on sortir de l’équation : modernité = capitalisme ?

La crise de l’Empire du Milieu ne signifiait évidemment pas la disparition des rapports sociaux traditionnels, notamment dans l’immensité rurale. Le Guomindang s’en accommodait volontiers, pas le PCC. La révolution que ce dernier conduisit était sociale, menée à la fois contre l’ordre ancien et la volonté hégémonique affichée par la bourgeoisie chinoise. Elle était nationale, anti-impérialiste, visant à sauvegarder l’unité du pays et à garantir son indépendance. Elle portait aussi une vision de la modernité potentiellement en rupture avec les conceptions dominantes pour qui l’Occident capitaliste incarnait l’avenir du monde (« potentiellement » seulement, car le mouvement communiste restait à l’époque intellectuellement tributaire du modèle de développement des pays capitaliste « avancés »).

La recherche d’une « voie chinoise » a été, dès l’origine, l’un des enjeux des débats qui ont agité la nouvelle gauche révolutionnaire en constitution.

Le Mouvement du 4 Mai. Le nationalisme est né assez tardivement en Chine, en réaction à l’arrivée des Européens. « L’Empire du Milieu » avait longtemps été un pays plus « avancé » qu’« arriéré », sûr de sa suprématie régionale et considérant comme « barbares » les civilisations lointaines. Le choc culturel provoqué au XIXe siècle par l’arrogance et la puissance des impérialismes occidentaux n’en a été que plus profond.

Aux lendemains de la Première Guerre mondiale, le sentiment national s’est renforcé dans de nombreuses couches sociales, en particulier à la suite de l’indignation suscitée par les « 21 demandes » avancées par le Japon impérial en 1915 : commerçants, étudiants et intellectuels, ouvriers et employés des « concessions » étrangères… Il s’est exacerbé quand, lors de la Conférence de Versailles, en 1919, les Puissances ont rejeté les revendications de la délégation chinoise : les droits et privilèges allemands au Shandong n’ont pas été annulés au profit de la Chine, mais ont été transférés au Japon qui commençait à jouer un rôle de « gendarme de l’Extrême-Orient », y compris contre le pouvoir bolchevique en Sibérie.

Le Mouvement du 4 mai 1919 a surgit à ce moment dans la mince intelligentsia urbaine en voie de formation. Il a inauguré une période d’intense bouillonnement intellectuel où tout était objet débats : idéaux nationalistes et avenir de la Chine, tradition et modernisation, science et démocratie, patriarcat et condition féminine, libération des mœurs, ouverture au monde et protection du patrimoine culturel, philosophie des Lumières, anarchisme et socialisme…

Contre l’ordre dynastique ancien et contre l’emprise conservatrice du confucianisme, l’intelligentsia radicale s’est ouverte à la pensée occidentale (aux Lumières, au marxisme, souvent confondus…). Mais, dans un même mouvement, elle opposait l’identité nationale chinoise à l’impérialisme et aux prétentions culturelles de l’Occident. La modernisation de la Chine devait à ses yeux provenir d’un renouveau intérieur et non essentiellement de l’ailleurs occidental.

Marxisme et sinisation. Le milieu révolutionnaire chinois était alors pluraliste, avec des courants libertaires et anarchistes, ou socialistes non marxistes. Dans un premier temps, l’anarchisme est d’ailleurs bien plus répandu que le marxisme. Qiu Jin, une des premières féministes chinoises, est exécutée en 1907 pour complot antimandchou. En 1910, le procès de Wang Jingwei, accusé de participation à un attentat terroriste, a un tel retentissement populaire qu’il est acquitté. Cet anarchisme chinois a une importante dimension éthique : ne pas fumer, boire de l’alcool ou manger de la viande ; ne pas utiliser de domestiques, fréquenter les prostituées ou accepter de fonctions politiques…

Mais, l’influence de la révolution russe aidant, des figures clefs du Mouvement du 4 mai, dont Chen Duxiu et Li Dazhao, aident à la fondation du Parti communiste qui a tenu, en 1921, son premier congrès (il a 53 membres). Bientôt, après une décennie de convulsions sociales et politique, c’est la référence marxiste (elle même plurielle) qui va s’imposer dans le camp de la révolution.

La Chine est l’un des pays du « tiers monde » où la référence marxiste s’est le plus tôt et le profondément enracinée. Elle a dû, ce faisant, cesser d’être une idéologie « importée » et trouver des racines politiques et culturelles nouvelles, nationales, pour pouvoir « devenir chinoise ». Ce processus fondamental de « sinisation » a été facilité par l’existence, dans l’Empire du Milieu, d’un histoire étatique plus ancienne encore qu’en Europe (l’Etat central étant donc naturellement perçu comme l’enjeu des conflits), de vivaces traditions de luttes sociales (soulèvements paysans, sociétés secrètes…), d’une pensée militaire venue de la lointaine tradition de Sunzi (Sun Tzu) et d’une pensée dialectique (dans le taoïsme), d’une sociologie du pouvoir (dans le confucianisme), d’une conception de la légitimité impériale qui fait peu de cas des « lignées » (en cas de crise dynastique, le « mandat du ciel » peut échoir à qui l’emporte, fut-il roturier et étranger)…

Bien entendu, tout en s’en inspirant, les révolutionnaires chinois vont devoir combattre aussi l’héritage socioculturel du pays et ses puissantes traditions conservatrices dont leurs adversaires vont faire bon usage. Mais ils ont su opérer la greffe communiste dans la culture nationale.

Encore fallait-il pour cela qu’ils survivent à la contre-révolution de 1927.

II. La Deuxième Révolution chinoise : 1925-1927 ou l’épreuve du feu

La Première Révolution chinoise avait commencé dans le centre du pays par un soulèvement militaire. La Deuxième a, en revanche, débuté dans le Sud, en 1925, sous l’impulsion d’une montée des luttes sociales et nationales. Sun Yat-sen était alors président du gouvernement révolutionnaire de Canton dont l’influence n’était que régionale. Une grande partie du territoire étant sous le contrôle militaire des seigneurs de la guerre, les révolutionnaires chinois avaient pour objectif de réunifier le pays dans le cadre d’une République. Mais de quelle république ?

Durant la révolution de 1925-1927 de nouveaux acteurs sociaux sont entrés en scène avec (en sus des classes rurales) un rôle important joué par des couches urbaines de la bourgeoisie et du (semi)prolétariat. Ainsi, au cours des années vingt, le mouvement national a été traversé par d’intenses conflits de classe. La Première Révolution avait clôt un chapitre de l’histoire chinoise, l’ère impériale. La Deuxième a ouvert le chapitre suivant : celui du lien entre guerre nationale et révolution sociale.

Mais que sont ces classes « modernes » ?

Bourgeoisie. Il n’y a pas « une » bourgeoisie chinoise agissant comme un corps collectif. Il y a la bourgeoisie bureaucratique d’Etat, la riche gentry rurale dans l’arrière-pays, les compradors (servant d’intermédiaires au capital étranger), les manager-commerçants, les entrepreneurs…

A la fin du XIXe siècle, le secteur industriel moderne est encore très faible, adossé aux chantiers navals et aux activités des « ports ouverts ». En 1879-1896, le « mouvement des Affaires à l’occidentale » cherche à moderniser l’industrie, les mines, les transports et les finances. Les entreprises mixtes (associant mandarins-administrateurs et marchands-gestionnaires) se développent. Mais, confronté à l’instabilité sociale et politique du pays, la tentative de modernisation industrielle de la fin du XIXe siècle échoue.

Le développement industriel reprend vers 1910 avec la construction (tardive) de chemins de fer et l’arrivée de capitaux étrangers. Puis, la Première Guerre mondiale crée des conditions favorables à un essor de la bourgeoisie chinoise : « l’industrialisation de substitution » comble une demande à laquelle l’étranger ne peut plus répondre. Durant les années d’après-guerre, les besoins de la reconstruction sont considérables. Les entreprises privées prennent le pas sur les entreprises publiques ou mixtes. Le secteur bancaire se développe. Une multitude de petites entreprises sert de base à la formation de quelques grands groupes. Les années 1911-1927 sont considérées comme « l’âge d’or » du capitalisme chinois.

Prolétariat. Une classe ouvrière se constitue dans les nouveaux secteurs industriels : traitement du coton (métiers à tisser mécaniques), meuneries et rizeries (où le riz est décortiqué), huileries, soieries, usines de cigarettes et d’allumettes… Industries mécaniques de Shanghai, de Hongkong et du Guangdong, métallurgie lourde du Moyen-Yangzi et de la Mandchourie …

En 1915-1920, la classe ouvrière est estimée à 650.000 travailleurs pour toute la Chine et à 1,5 million au début des années vingt (pour au moins 250 millions de paysans). Issue de la plèbe des villes ou des campagnes, elle fait l’expérience traumatisante du déracinement et de l’exploitation sauvage. Elle reste infiniment minoritaire dans le pays : une grande partie de la production de textile et d’habillement provient toujours du secteur artisanal. Dans les centres urbains, le gros du semi-prolétariat est constitué de précaires, les coolies (manœuvres, journaliers, porteurs). Mais la classe ouvrière industrielle est aussi concentrée dans d’importantes entreprises qui, comme à Shanghai, compte plus de 500 ou plus de mille travailleurs.

Villes et campagnes. Dans le monde rural, l’effondrement du pouvoir central a contribué à rompre l’équilibre traditionnel du village. Le manque de terres arables, la pauvreté et le morcellement des propriétés aiguisent, dans biens des provinces, les tensions entre paysannerie et gentry, ou au sein même de la paysannerie entre plus riches et plus pauvres.

L’expansion capitaliste ne touche certes la Chine que de façon très inégale. L’immense arrière-pays évolue beaucoup plus lentement que les zones côtières, la vallée du Yangzi et la Mandchourie. Mais dans ces dernières régions, l’impact de la crise agraire se fait sentir alors que le prolétariat et le petit peuple des villes gardent encore de nombreux liens avec leurs familles résidant à la campagne. Or au début des années vingt, les capitaux et les produits occidentaux font un retour en force, concurrençant directement le secteur industriel chinois et réveillant des résistances nationalistes. Les conditions étaient réunies pour que les prochains soulèvements ruraux commencent, au moins localement, à se lier aux luttes urbaines.

Anti-impérialisme. Au début des années vingt, les tensions sous-jacentes étaient sociales, mais la conscience politique était dans la Chine côtière largement anti-impérialiste. Certes, les puissances occidentales, lors de la conférence de Washington en novembre 1921-février 1922, ont cette fois forcé le Japon a restituer le Shandong, mais elles profitent aussi du morcellement politique du pays et, en 1923, exigent un contrôle sur les chemins de fer. La position de faiblesse de la Chine est patente. Le Parti communiste est alors bien trop petit pour postuler à la direction du mouvement national. Ce rôle incombe au Guomindang, établi à Canton, autour du thème mobilisateur de « l’Expédition du Nord » : la réunification du pays à l’occasion d’une grande campagne militaire contre les seigneurs de la guerre et le gouvernement de Pékin, alliés aux Puissances.

Le Guomindang bénéficie du prestige de Sun Yat-sen, mais il est désorganisé, divisé. Il se tourne vers Moscou pour renforcer son organisation, recevoir un soutien financier, une instruction et une aide militaires. L’offre de collaboration chinoise tombe à point nommé pour la direction soviétique : depuis l’échec de la révolution allemande, les échéances révolutionnaires sont reportées sine die en Europe. L’horizon à l’Ouest étant bouché, l’importance géopolitique de la Chine à l’Est n’en devient que plus grande. Dans ce contexte, sur les conseils (ou plutôt les ordres) des envoyés du Komintern, les membres du PCC intègrent malgré leurs réticences le Guomindang. Le troisième Congrès du Parti communiste entérine en juin 1923 cette tactique inhabituelle de « front uni de l’intérieur » ou « bloc du dedans » ; il a alors 420 membres. Le Guomindang (50.000 membres) fait de même en janvier 1924. L’alliance avec Moscou est scellée. Trois communistes, dont Li Dazhao, sont élus au comité central du Guomindang – six autres étant suppléants, dont le jeune Mao Zedong.

Malgré des débuts décevant, l’alliance nouée entre le Guomindang de Sun Yat-sen, Moscou et le PCC s’avère très dynamique. Après les déceptions de la révolution de 1911, elle redonne vie au mouvement national, formidable force latente dans ce pays de vielle civilisation unifiée devenue une semi-colonie à la souveraineté morcelée.

Le Mouvement du 30 Mai. Le 30 mai 1925 à Shanghai, la police, sous direction anglaise, tire dans la concession internationale sur des manifestants qui protestent contre l’assassinat par un contremaître japonais d’un ouvrier gréviste chinois, faisant de nombreux morts. C’est le début d’un immense mouvement de protestation anti-impérialiste. La solidarité avec les grèves de Shanghai s’exprime du nord au sud de la Chine. Le 23 juin 1925, les forces franco-anglaises tirent à leur tour sur une manifestation à Canton, tuant cette fois 52 personnes et provoquant la longue grève-boycott de Canton-Hongkong (elle a duré 15 mois). Un Comité central de grève est constitué, véritable « deuxième pouvoir » dans la région, des détachements armés surveillant les côtes.

Nationaliste dans ses objectifs, le mouvement est prolétarien dans ses formes et populaire dans son assise, porteur d’une possible convergence des mobilisations urbaines et rurales dans certaines régions du centre ou du sud. Des Unions paysannes commencent à voir le jour sous le drapeau du Guomindang, avec l’aide de rares militants communistes actifs dans les campagnes. L’Expédition du Nord contre les seigneurs de la guerre débute en juillet 1926 : l’armée du gouvernement de Canton progresse rapidement grâce aux soulèvement de masse qui l’accompagnent.

Syndicats, unions paysannes et Parti communiste. Le mouvement syndical et le Parti communiste sont nés presque en même temps que le prolétariat chinois. Les marins de Hongkong ont mené une grève victorieuse en janvier-mars 1922. Le premier Congrès national du travail s’est réuni à Canton le 1er Mai de la même année (il annonce 300.000 membres). Les militants communistes, bien que très peu nombreux, sont présents dans la métallurgie, les arsenaux, les mines, le textile. Mais le mouvement syndical a rapidement reculé dans le nord du pays face à une violente répression. Il s’est en revanche renforcé au sud.

A partir de 1925, les syndicats, le mouvement paysans et le PC chinois prennent conjointement leur envol. En mai 1926, le troisième Congrès national du travail (où le rôle de Liu Shaoqi est important) annonce 1.240.000 membres et 2.800.000 en avril 1927. En mars 1926, Mao Zedong publie son Analyse des classes de la société chinoise. Le premier Congrès national du mouvement paysan se tient en avril de cette année et en 1927, l’influence du PC aurait touché environ 10 millions de paysans, surtout dans le Guangdong, le Hunan et le Hubei. En 1925, les effectifs du Parti communiste se montent à un millier pour dépasser les 57.000 à la veille de la contre-révolution de 1927.

Nationaliste, le Mouvement du 30 mai 1925 avait commencé dans la métropole industrielle de Shanghai par une vaste mobilisation interclassiste avec la participation des syndicats ouvriers, des organisations étudiantes, des associations de petits commerçants et de la Chambre de Commerce (la grande bourgeoisie moderne). Mais les élites chinoises se sont rapidement inquiétées de la montée en puissance du mouvement populaire et de l’influence croissante des communistes. Sun Yat-sen est mort en mars 1925. Il laisse le champ libre à l’homme fort du Guomindang, le général Chiang Kai-shek (Jiang Jieshi), qui multiplie les mesures anti-communistes : proclamation de la loi martiale, désarmement des piquets ouvriers, arrestations de membres du PC, restriction des activités syndicales…

Il est dès lors clair qu’une épreuve de force décisive s’annonce au sein du Guomindang et du mouvement national. Chen Duxiu en informe l’International Communiste, demandant que le PC chinois sorte du GMD pour assurer son indépendance organisationnelle. A l’origine, la politique du « bloc du dedans » (le PCC intégrant le Guomindang) avait été formulée (contre l’avis de Chen) par le hollandais Henk Sneevliet (Maring) et reprise par Joffe (un ami de Trotski). Sneevliet s’était en fait inspiré d’une expérience précédente en Indonésie.

En 1926, cependant, au vu de l’évolution de la situation, Trotski et ses proches soutiennent la position de Chen Duxiu. Malheureusement, deux ans après la mort de Lénine, les luttes de fractions font rages au sein du parti soviétique. La « question chinoise » devient l’otage des conflits en cours en URSS. Sur les injonctions de Staline et Boukharine, l’IC repousse, lors de son plénum de novembre-décembre 1926, la formation de « fractions » de gauche communistes dans le Guomindang et toute perspective « sortiste ».

L’écrasement. A cette époque, le PCC n’est politiquement pas en mesure de rompre la discipline imposée par Moscou et l’IC. Il perd l’initiative alors que Chiang Kai-shek organise la contre-révolution. La défaite de la Deuxième Révolution chinoise se joue en trois actes sanglants, tout au long de l’année 1927.

Le premier acte est joué à Shanghai où, le 21 mars 1927, les syndicats et les communistes mènent une insurrection victorieuse. En conformité avec la politique de l’IC, ils ne s’opposent pas, par la suite, à l’occupation de la ville par les forces de Chiang Kai-shek. Le 12 avril, quelques 5.000 militants ouvriers sont massacrés par l’armée « nationale », les gangs de la pègre (la Bande verte) et les milices patronales. Le 21 mai, le Guomindang organise un nouveau massacre à Changsha. On estime à 10.000 le nombre de communistes tués en quelques jours dans la capitale du Hunan et ses environs.

Le deuxième acte se joue à Wuhan, la capitale de la province du Hubei, dans le centre de la Chine. C’est là que siège, après une scission au sein de la direction du Guomindang, le gouvernement « de gauche » de Wang Jingwei, que Moscou soutient. Mais, le 11 juin, le gouvernement de Wuhan se retourne à son tour contre son allié communiste qu’il réprime violemment pour se réconcilier avec Chiang.

Le troisième acte se joue finalement à Canton. Devant l’évolution désastreuse de la situation, Moscou a brusquement décidé d’organiser une insurrection dans le sud du pays, le 11 décembre 1927. Isolée, la Commune de Canton ne peut tenir. La répression est une nouvelle fois féroce.

Une première expérience historique. Pour le mouvement révolutionnaire international du début des années 20, l’expérience dramatique de la Deuxième Révolution chinoise a constitué un véritable test historique sur les rapports entre combat national et combats sociaux dans un pays du « tiers monde », pour utiliser un terme anachronique. Un test d’autant plus significatif que, dans un premier temps, un large éventail de forces sociales s’était rassemblé face aux multiples pressions et aux exactions japonaises, anglaises ou françaises. L’évolution politique du Guomindang de Sun Yat-sen semblait ouverte, prometteuse, en alliance avec l’URSS. Le mouvement ouvrier lui-même avait pris forme au sein du mouvement national. Le travail de masse en milieu paysan s’était développé par le canal du GMD.

Pourtant, dès que le combat anti-impérialiste a pris de l’envergure –grâce aux mobilisations ouvrières, populaires et paysannes– les contradictions sociales se sont aiguisées au point de faire voler en éclat l’unité du mouvement nationaliste. Le Guomindang de Chiang Kai-shek devient l’instrument de la contre-révolution bourgeoise et les antagonismes de classes l’emportent sur l’urgence nationale.

La bourgeoisie chinoise soutient sans réserve la répression anti-communiste et plus largement anti-populaire menée par Chiang Kai-shek. Mais ce dernier établit une dictature népotique. Il relance le capitalisme d’Etat et n’hésite pas à soumettre les hommes d’affaires au chantage et à la terreur pour servir ses ambitions. Il ravive ainsi des fractures au sein des classes dominantes qui lui coûteront chères quand il devra faire face à la montée révolutionnaire qui suit la Seconde Guerre mondiale.

Pour l’heure, la répression du PCC inaugure des années de guerre civile.

III. La guerre civile sans fards : 1927-1935 ou la survie

Le Parti communiste chinois a payé un tribut très lourd à la contre-révolution. Dans l’ensemble du pays, de nombreux militants et des dirigeants centraux, comme Li Dazhao, ont été tués. Mais il garde encore des forces, grâce notamment aux insurrections de l’été 1927.

Les insurrections de 1927. La droite du Guomindang contrôle l’essentiel des forces armées nationalistes, mais l’influence communiste est parfois importante, comme dans IVe Armée, qui se rebelle le 1er août 1927 (célébré a posteriori comme la date anniversaire de la fondation de l’Armée rouge) : c’est le Soulèvement de Nanchang, dirigé par Zhou Enlai et les officiers procommunistes He Long et Ye Ting. De même, en septembre, une insurrection paysanne éclate dans le Hunan où se trouve Mao Zedong : c’est le Soulèvement de la Moisson d’Automne. Mao s’est replié dans les monts Jinggangshan, à la frontière du Hunan et du Jiangxi, où il est rejoint par Zhu De. Plus au nord, dans la région de Wuhan, Peng Dehuai commande lui aussi une force militaire significative.

En 1930, l’essentiel des forces communistes commandées par Mao Zedong, Zhu De, Zhou Enlai et Peng Dehuai se regroupent dans la nouvelle République soviétique du Jiangxi. Malgré une succession de défaites, elles comptent alors encore, dans l’ensemble du pays, quelque 300.000 soldats, ce qui donne la mesure de la radicalisation de 1925-1927. L’armée rouge est donc née de soulèvements de masse, de grandes luttes sociales et de rebellions militaires, et non pas de petites unités de guérillas ; c’est bien ce qui permet de comprendre sa longévité : après avoir été enfantée par la Deuxième Révolution chinoise, elle est devenue le fer de lance de la Troisième Révolution chinoise et de la victoire de 1949. Elle a ainsi constitué un trait d’union essentiel entre tous les grands épisodes révolutionnaires des années 1920-1940.

L’enjeu. Pour bon nombre d’auteurs, la défaite de 1926-1927 était inévitable : les conditions sociales d’une « révolution urbaine » n’étaient pas réunies et la situation n’était pas révolutionnaire à l’échelle de toute la Chine, loin s’en faut. C’est mal poser le problème. Un double pouvoir territorial est né dans le sud de la Chine à la suite de la Deuxième Révolution malgré les erreurs dramatiques d’orientation et malgré la violence de la contre-révolution. Si le PCC et Moscou avaient préparé dès 1926 l’affrontement annoncé avec Chiang Kai-shek, ce double pouvoir aurait pu naître dans un bien meilleur rapport de force.

Dans la pire des situations, les forces du Parti communiste ont tenu face aux armées blanches jusqu’en 1934. Dans une situation moins défavorable, elles auraient probablement pu tenir jusqu’au début de l’invasion japonaise du pays (1937). Le cours de la révolution chinoise en aurait été modifié.

Dans un pays immense comme la Chine, l’enjeu en 1925-1927 n’était pas le « tout ou rien » : soit la victoire d’une révolution communiste dans l’ensemble du pays (une hypothèse manifestement irréaliste), soit la défaite radicale. Comme la suite des événements l’a montré, ce qui était concrètement en jeu, c’était les conditions d’émergence d’une situation de double pouvoir dans une ou plusieurs régions du sud et du centre – et donc les conditions de la poursuite du combat révolutionnaire.

Les rapports entre le PCC et Moscou. En URSS, la fraction stalinienne a consolidé son pouvoir. Plutôt que de faire l’autocritique de l’orientation dont elle a imposé la mise en œuvre en Chine, elle a fait porter l’entière responsabilité des échecs aux seuls dirigeants qui se sont succédés à la tête du PCC entre 1927 et 1930 : Chen Duxiu, Qu Qiubai, Li Lisan… La condamnation officielle vient frapper un tout jeune parti qui s’est retrouvé au cœur d’une tourmente révolutionnaire quelques années seulement après sa constitution et qui a naturellement accordé sa confiance à ses camarades russes et aux envoyés de l’IC ! Le PCC est ainsi l’un des premiers partis à avoir été si directement confronté aux conséquences internationales du triomphe stalinien en Union soviétique.

Quelle leçon tirer de cette amère expérience ? Chen Duxiu, l’une des plus grande figure survivante du marxisme chinois, rejoint (un temps seulement) l’Opposition de gauche internationale –le mouvement trotskiste–, fort de sa critique du processus de bureaucratisation de la révolution. Rentrant de Moscou pour prendre officiellement la tête du Parti communiste, Wang Ming reste pour sa part fidèle à la fraction stalinienne. Mais dans le Jiangxi, la nouvelle équipe dirigeante en train de se constituer autour de Mao prend plus pragmatiquement ses distances par rapport aux Russes, convaincue que c’est dorénavant aux Chinois de décider de l’orientation en Chine.

Le conflit entre les fractions Wang Ming et Mao va marquer l’histoire du Parti durant les deux décennies qui suivent. Elle débute très tôt, dans la République soviétique du Jiangxi. Mao en est élu président le 7 novembre 1931, mais les membres de sa fraction sont néanmoins écartés des postes de responsabilité en 1933. Ce n’est que deux ans plus tard, durant la Longue Marche, que la direction maoïste consolide son emprise. Entre temps, l’Armée rouge a dû quitter ses bases du sud de la Chine.

La formation de la direction maoïste. De 1930 à 1934, Chiang Kai-shek mène 5 grandes « campagnes d’extermination » anti-communistes contre les zones contrôlées par le PCC, mobilisant d’énormes moyens militaires. Les bases du Henan, Hubei et Anhui doivent être assez rapidement évacuées. Mais celle du Jiangxi, où se trouve Mao, résiste. Ce n’est qu’en août 1934 que l’abandon de la base est finalement décidé. L’Armée rouge force le blocus : c’est le début de la légendaire Longue Marche, une véritable épopée mais aussi une retraite stratégique qui ne s’est terminée qu’en octobre 1935 dans le Shaanxi, au nord-ouest du pays.

Quand il a pris le départ, le corps d’armée où se trouvait Mao était fort de 86.000 soldats. Après un périple de 10.000 kilomètre, quand il a atteint le Shaanxi, il en comptait moins de 5.000. Grâce à l’arrivée de troupes venues d’autres régions, l’Armée rouge, finalement basée à Yan’an, se monte à 40.000 combattants, un chiffre dérisoire pour la Chine.

La nouvelle équipe maoïste s’est forgée dans l’épreuve, mais se divisera encore dans les années qui suivent. Elle comprend, autour de Mao Zedong, des dirigeants politico-militaires clefs comme Zhu De, Peng Dehuai, Lin Biao, Chen Yi ou le « dragon borgne » Liu Bocheng, ainsi que des « ralliés » de premier plan comme Zhou Enlai. Des cadres, opérant dans d’autres zones que le Jiangxi, l’intègrent ultérieurement. C’est notamment le cas de Deng Xiaoping et Liu Shaoqi.

Pendant que révolution et contre-révolution s’affrontaient dans le camp nationaliste, le Japon impérial renforçait ses positions sur le continent. En septembre 1931, il envahit la Mandchourie, dans le nord-est, où il crée l’année suivante un protectorat : l’Etat du Mandchoukouo. En janvier 1932, les Japonais attaquent Shanghai dont ils brisent la résistance après trois mois de siège et un atroce massacre de la population. En 1933, ils occupent le Jehol et pénètrent au Chahar. Durant cette période, Chiang Kai-shek passe des accords avec Tokyo pour mieux concentrer ses armées contre les bastions communistes. Pour sa part, le PCC déclare (symboliquement) la guerre au Japon et présente la Longue Marche (en fait une retraite forcée) comme le moyen de se rapprocher des forces japonaises pour mieux se préparer à les combattre.

En pleine guerre civile, la question nationale est donc restée au cœur de l’actualité chinoise.

Le maoïsme n’existait pas encore au milieu des années vingt. Il s’est forgé en tant que courant politique distinct au feu de la Deuxième Révolution et des violentes confrontations qui ont suivi. Il a été nourri, à sa naissance, d’une formidable expérience de luttes urbaines et rurales ; d’une expérience politique riche et complexe, notamment dans les rapports entre le GMD, le PCC et l’URSS ; ainsi que d’une double expérience militaire à la fois précoce et ample contre les seigneurs de la guerre d’abord, dans la guerre civile déclenchée par Chiang Kai-shek ensuite. Il a vécu lien intime entre question nationale et question sociale. Il a éprouvé la violence sans merci de la contre-révolution et s’est trempé dans la défaite.

III. La résistance antijaponaise : 1937-1945 ou les feux croisés

Au sortir de la Longue Marche, la jeune direction maoïste était socialement et géographiquement marginalisée, repliée sur Yan’an. Mais, mûrie par l’épreuve, elle était en mesure de reprendre l’initiative politique dès que la situation le permettrait. Ce fut le cas quand, en juillet 1937, le Japon est parti à la conquête de la Chine. L’ancien Empire du Milieu risquait bien, cette fois, de passer entièrement dans la sphère d’influence de l’impérialisme nippon.

Il s’agissait aussi d’un tournant majeur pour la région : la Seconde Guerre mondiale a débuté cette année-là en Orient. Dans certains pays, le nationalisme pan-asiatique prôné par Tokyo a reçu une écoute temporairement favorable de la part de secteurs du mouvement national anticolonial. Mais en Chine, les armées impériales sont perçues comme une force brutale d’occupation. Le Massacre de Nankin – six semaines de tueries de décembre 1937 à janvier 1938 – reste dans les mémoires comme le symbole des atrocités commises par l’occupant.

La nation attendait des partis chinois qu’ils fassent ensemble front contre l’envahisseur. La question des alliances était à nouveau posée.

En 1937, Chiang Kai-shek a assuré son contrôle sur l’essentiel du territoire chinois. Les seigneurs de la guerre sont militairement défaits ou intégrés au nouveau régime. Dans les villes, le mouvement ouvrier est durablement brisé, tant par les Japonais que par la bourgeoisie chinoise. Les cadres communistes sont décimés et les principaux représentants de l’Opposition de gauche incarcérés (Chen Duxiu, Peng Shuzi).

Le Guomindang établit un régime dictatorial avec des traits fascisants autour du mot d’ordre « Une Doctrine, Un Parti, Un Chef ». Les nervis des Chemises bleues sèment la terreur. Chiang Kai-shek ne veut laisser aucun espace démocratique qui aurait permis aux mouvements sociaux de se reconstituer ou à une « troisième force » d’apparaître. Mais il ne réussit pas à porter au PC sous direction maoïste le coup de grâce.

Un échec qui se révélera pour lui fatal.

Front uni et guerre civile. Le Guomindang ayant fait le vide politique, le conflit sino-japonais s’est mené à trois : l’armée nippone, les forces du Généralissime Chiang Kai-shek et le Parti communiste. Le GMD et le PCC ont bien formé en 1937 un Front uni antijaponais, mais cette fragile alliance n’a pas mis un terme au conflit de classes qui les opposait.

Deux guerres se sont mené simultanément et recoupées de 1937 à 1945 : une guerre de défense nationale contre l’invasion nippone et la poursuite de la guerre civile entre forces révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Ni Chiang ni Mao ne sont dupes de l’alliance qu’ils ont nouée contre Tokyo. Tous deux savent que la question du pouvoir se posera en Chine dès le lendemain de la défaite japonaise. Ainsi, en pleine période de « front uni », de violents combats opposent parfois les « blancs » aux « rouges ». En janvier 1941, l’« Incident du Sud Anhui » montre jusqu’où cet antagonisme peut mener : une colonne communiste forte de 9.000 soldats est décimée par le Guomindang. Victoire militaire, la bataille du Sud Anhui coûte politiquement très cher à Chiang Kai-shek : au vu de l’opinion publique, il a massacré des combattants nationalistes montant au front contre l’occupant nippon !

Chiang Kai-shek a une conception de la résistance antijaponaise très rationnelle par rapport à ce que l’on doit bien appeler son « point de vue de classe ». Il veut préserver au maximum ses forces militaires et affaiblir celles du PCC pour se retrouver en position favorable quand la défaite nippone laisserait les deux armées chinoises face à face. Il utilise à cette fin l’immensité du territoire chinois, reculant progressivement devant l’avancée des troupes japonaises : il perd certes de l’espace, mais pour gagner du temps. Cette stratégie est confortée par l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1942 : Tokyo sera défait dans le Pacifique par les Alliés ; raison de plus pour économiser ses forces en Chine.

Le talon d’Achille de la stratégie du Généralissime est politique : il combat certes, mais recule face aux Japonais, laissant la population sans défense, alors que les guérillas communistes tiennent bon et s’infiltrent dans les arrières ennemis pour mieux organiser, auprès du peuple, la résistance à l’occupant. L’opinion nationaliste bascule progressivement en faveur du PCC.

Chiang Kai-shek sous-estime aussi l’efficacité de la stratégie alternative mise en œuvre par la direction maoïste : la guerre populaire prolongée.

La guerre populaire. En Chine, la guerre civile précède de plusieurs décennies la conquête du pouvoir alors qu’en Russie, elle lui avait succédé. La structure sociale des deux pays est par ailleurs fort différente. Dans quelle mesure faut-il donc s’inspirer de l’expérience de l’armée rouge soviétique – ou plutôt des traditions nationales de guerres paysannes ? Dès 1932, les débats d’orientation sur la « voie chinoise » prennent, à la direction du PCC, la forme d’une longue controverse militaire ou les tenants de « l’orthodoxie russe » s’opposent « l’archaïsme chinois » des références de Mao Zedong. Ces débats ne sont ni simples ni figés et certains des critiques de Mao ont ultérieurement intégré son équipe de direction. Mais les désaccords de fond entre la fraction de Wang Ming et les maoïstes vont continuer à se manifester durant toutes les années 1930 et 1940 : l’aile Wang Ming du PCC préconise une politique militaire plus conventionnelle et s’en remet plus à l’alliance avec le Guomindang.

On retient souvent de la stratégie maoïste que « la campagne encercle les villes ». Il ne faut cependant pas oublier que l’Armée rouge est née d’insurrections de masse (urbaines ou rurales) et des soulèvements militaires à l’époque de la Deuxième Révolution. Le repli sur Yan’an n’a pas été un choix politique « libre », mais une option imposée par la défaite. S’il l’avait pu, Mao aurait préféré tenir durablement des zones « rouges » dans le sud du pays et engager de là la résistance antijaponaise. Il cherche donc, au milieu des années 1930, à répondre à une question précise : comment, après une défaite majeure, préserver les forces sociales et militaires qui ont échappé au désastre, et comment dans ces conditions reprendre l’initiative ? Il donne à ces questions une réponse profondément politique – qui reflète un autre « point de vue de classe » que la stratégie de Chiang Kai-shek.

Le redéploiement des armées communistes vers le nord du pays illustre concrètement ce point. A la fin des années 30, la direction maoïste prend une décision très audacieuse : étendre le réseau communiste à l’échelle nationale, mais envoyer le gros des moyens militaires en Chine du nord, derrière les lignes japonaises, quitte à dégarnir ses bastions traditionnels. Elle tient compte de considérations tout à la fois tactiques et stratégiques, politiques et sociales. Le recours à la mobilité des partisans et à la grande flexibilité opérationnelle d’une guerre de guérilla permet de s’opposer à un ennemi bien armé. L’Armée rouge peut opérer dans ces provinces septentrionales sans entrer en conflit direct avec les forces de Chiang Kai-shek, restées en deçà des lignes nippones ; et elle en profite pour liquider discrètement le pouvoir résiduel du Guomindang. Face à la brutalité de l’occupation japonaise, elle gagne rapidement une base de masse, même dans des zones où elle ne possédait pas auparavant d’organisation. En répondant aux revendications des paysans, elle transforme la guerre de défense nationale en une véritable « guerre du peuple », lui donnant par là une force considérable. Le Parti communiste constitue ainsi de nouvelles zones libérées, de fait sous son contrôle exclusif.

Le PC a risqué très gros en redéployant si radicalement ses corps d’armée : le Guomindang en a profité pour prendre l’offensive dans les régions dégarnies et a même pu (en 1947) occuper Yan’an, la « capitale de guerre » des communistes. Mais les maoïstes ont beaucoup gagné. Leur conception de la guerre populaire prolongée, dans les conditions chinoises de l’époque, leur a effectivement permis d’accumuler d’importantes forces militaires, sociales et politiques. En 1945, au moment de la capitulation du Japon, les zones libérées qu’ils contrôlent incluent déjà près de 100 millions d’habitants. Elles reconstituent un double pouvoir territorial face au régime de Chiang Kai-shek.

La résistance antijaponaise permet au PCC de préparer la victoire de la Troisième Révolution chinoise.

IV. La Troisième Révolution chinoise : 1946-1949 ou la guerre-révolution

Les armées japonaises se sont enlisées et épuisées dans leur tentative de conquête de la Chine. En mettant essentiellement l’accent sur la bataille du Pacifique et l’intervention des forces américaines (voire britanniques et australiennes), nombre d’auteurs occidentaux sous-estiment le rôle tout aussi essentiel de la résistance chinoise dans la défaite de Tokyo. Mais la capitulation japonaise a été précipitée par l’anéantissement nucléaire d’Hiroshima et Nagasaki (des crimes de guerre s’il en est !). Les états-majors chinois ont été pris de court par la rapidité des événements. Toutes les forces en présence ont engagé une course de vitesse pour renforcer leurs positions en prévision de l’effondrement nippon.

Après Hiroshima. Le 6 août 1945, une première bombe atomique frappe Hiroshima. Le 8 août, l’URSS entre en guerre contre le Japon et pénètre en Mandchourie. Le 9 août, Mao appelle à une « contre-offensive générale » contre les Japonais en vue, notamment, de s’emparer de leur armement. Le 14, Tokyo signe la reddition. Dans la foulée de la capitulation, le Commandement allié ordonne aux troupes japonaises stationnées en Chine de ne se rendre qu’au Guomindang. Les forces de Chiang Kai-shek étant positionnées dans le sud-ouest du pays, d’énormes moyens aéroportés sont mis en œuvre par les Etats-Unis pour les transférer rapidement dans les provinces centrales et septentrionales, empêchant les communistes de conquérir les principaux centres urbains. Le GMD ainsi aidé récupère l’essentiel du butin de guerre nippon.

Malgré l’intervention américaine, le PC réussit à étendre ses zones libérées. Il concentre des forces en Mandchourie – où cependant les Soviétiques occupent le terrain jusqu’en 1946. C’est Moscou qui reçoit la reddition japonaise et en profite pour faire main basse sur l’outillage industriel de cette région riche en investissements nippons ! Moscou laisse aussi le Guomindang reprendre le contrôle des grandes villes. Mais le PCC renforce son implantation et son armement.

Parallèlement à cette course de vitesse engagée dans des conditions inégales entre le GMD et le PCC, des négociations de paix s’ouvrent entre les deux partis. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les rapports de forces ont atteint un point d’équilibre instable. La population aspire à la paix et chaque parti politique doit démontrer que la reprise de la guerre civile serait de la responsabilité de l’autre. Sur le plan international, les Etats-Unis et l’URSS négocient. Moscou a pris son temps pour se retirer de Mandchourie, mais, fondamentalement, la direction soviétique respecte les accords de Yalta selon lesquels la Chine, pays « tampon », appartient de fait à la zone mondiale d’influence occidentale (Staline, d’ailleurs, ne croit pas qu’une victoire communiste est alors possible en Chine). Les Etats-Unis appuient efficacement le Guomindang, mais ils ne sont pas en mesure de s’engager eux-mêmes dans une nouvelle guerre sur le continent. Chiang Kai-shek bénéficie d’une formidable puissance militaire ! Mais il lui fallait du temps pour se redéployer dans l’ensemble du pays : les premières attaques menées contre des zones du PCC tournent vite mal…

Le retour à la guerre. Rétrospectivement, la reprise de la guerre civile apparaît inévitable, mais la négociation s’est imposé comme un moment nécessaire de la guerre. La bataille de la paix a été, pour un temps, un terrain essentiel de confrontation politique entre révolution et contre-révolution.

Les négociations de paix sont menées sous égide américaine. Malgré un début flamboyant, elles s’enlisent rapidement. Le retour effectif à la guerre civile commence dès mars-avril 1946. Les combats se généralisent durant l’été. Un an plus tard, l’Armée rouge (dorénavant appelée Armée populaire de libération – APL) prend l’offensive en Mandchourie. La débâcle nationale du Guomindang commence fin 1948-début 1949, après la défaite décisive essuyée par ses forces durant la bataille de la Huai (une rivière à la frontière des provinces du Shandong et du Jiangsu). Pour « verrouiller » l’accès à Shanghai, Chiang Kai-shek a regroupé plus de 500.000 hommes dotés d’un armement bien supérieur à celui des « rouges ». Les combats se terminent pourtant sur un désastre total pour l’armée du Généralissime.

A partir de ce moment, l’avance des forces communistes est irrésistible. Elles l’emportent en janvier à Pékin, en mai à Shanghai, en octobre à Canton, en décembre à Nanning (à la frontière du Vietnam). Sévèrement défait, le Guomindang se replie sur Taiwan, au grand dam des habitants de l’île.

Alors que les combats se poursuivent encore dans le sud-ouest, la République populaire est proclamée le 1er octobre 1949. La victoire de l’Armée populaire de libération a été remarquablement rapide, alors que les rapports de forces militaires lui étaient au départ défavorables. C’est l’évolution des rapports de forces sociaux qui a permis aux communistes de vaincre ainsi : la guerre civile chinoise est belle et bien devenue une révolution sociale.

La paysannerie. Si le centre de gravité des luttes révolutionnaires en Chine s’est situé dans les campagnes, c’est pour une part la conséquence de l’écrasement des mouvements urbains dans les années 1925-1937. Mais c’est aussi et avant tout parce que 90% de la population est rurale ! Et parmi eux, 80% sont des cultivateurs. Le prolétariat rural –formé d’ouvriers agricoles, de vagabonds et de colporteurs si pauvres qu’ils ne peuvent souvent se marier– ne compte que pour 10-12% des ruraux.

Les paysans s’opposent d’abord à leurs exploiteurs directs : propriétaires, marchands, usuriers. Face aux agents extérieurs (représentants de l’administration, armées..), ils restent en même temps tributaires de solidarités « inter-classistes » de village, corporation ou clan, Les jacqueries paysannes n’en ont pas moins été endémiques en Chine, au XIXe et XXe siècle, laissant place à bon nombre de soulèvements généralement locaux et éphémères, mais nourrissant parfois des rébellions d’une très grande ampleur, dont la révolte des Taiping à l’idéologie égalitaire, syncrétique, nationaliste – voire moderniste et féministe.

Pour la première fois à l’époque moderne, à la suite du moins du cas assez particulier des Taiping, les luttes paysannes des années 1920-1940 se voient intégrées, par-delà même la conscience des intéressés, à des conflits dont l’enjeu est proprement national : un enjeu qui touche au cœur l’Etat et la structure de classe de la société dans son ensemble. Pour la première fois aussi, avec leur incorporation dans l’Armée rouge, des centaines de milliers, des millions de jeunes paysans sillonnent le pays, reçoivent une éducation politique, vivant une expérience sans précédent. En ce sens, le monde paysan est refaçonné par le PCC et la révolution.

Il n’y a pas toujours eu concordance entre le programme d’action du PCC, plus ou moins radical suivant les politiques fluctuantes d’alliance, et les mouvements paysans. Le parti a parfois semblé débordé par les mobilisations spontanées d’une paysannerie pauvre qui partait à l’assaut du ciel, alors qu’en d’autres lieux, ou à d’autres moments, il lui fallait déployer d’intenses efforts pour libérer les couches les plus démunies du village des liens de sujétion claniques. A partir de la fin 1945, la question de la réforme agraire (et non seulement de la réduction des loyers) a pris une place de plus en plus importante. En mai 1946, le mot d’ordre central de « La terre à ceux qui la travaillent » est lancé à l’échelle nationale. En septembre 1947, dans la perspective de la conquête du pouvoir, le PC fait adopter par une Conférence sur la terre le principe d’une Loi agraire abolissant le système d’exploitation « féodal et semi-féodal ». Il préconise des mesures très radicales qu’il doit ultérieurement modérer pour ne pas s’aliéner les paysans moyens.

La structure agraire variait considérablement en Chine suivant les régions, ce qui ne facilitait pas la définition d’un programme d’action. Là où la terre était particulièrement rare, les paysans pauvres se retournaient contre les paysans moyens, et non plus seulement contre les notables et les propriétaires fonciers. Le PCC a tenté de mieux ajuster sa politique dans le cours de l’année 1948. Toujours est-il qu’une véritable révolution agraire s’est amorcée dans le cours de la Troisième Révolution chinoise, puis s’est généralisée après la victoire. Dans bien des cas, au village, le changement de pouvoir a été radical, avec la désintégration de la classe des propriétaires fonciers et la marginalisation des paysans riches.

Une crise d’effondrement. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Chiang Kai-shek peut encore espérer stabiliser son régime dans les centres urbains de la côte. Mais son autorité s’effondre rapidement. Corruption, incurie, fractionnalisme et autoritarisme lui aliène l’opinion démocratique. Des étudiants initient une vaste campagne contre l’occupation américaine après que deux marines aient été accusés du viol d’une jeune Chinoise. L’inflation atteint des proportions gigantesques. Les classes moyennes et les fonctionnaires sont touchés de plein fouet. La « fuite » (vers Hongkong notamment) des hommes d’affaires commence dès 1946, bien avant la victoire communiste.

La classe ouvrière entre en lutte, manifestant une combativité qui lui a permis d’obtenir en 1946 l’échelle mobile des salaires. Manifestations et grèves se multiplient en 1947-1948. Cependant, le prolétariat urbain est alors beaucoup moins politisé que dans les années 1920. Le PCC a gardé un réseau militant dans le mouvement ouvrier, mais très affaibli. En revanche, les traditions corporatistes restent puissantes.

Le régime de Chiang Kai-shek prend encore l’opinion nationale à rebrousse poil quand il semble prêt à entrer dans une nouvelle alliance internationale avec les Etats-Unis et… le Japon. Déconsidéré et haï, il perd politiquement la guerre dans les citadelles urbaines. La confrontation finale avec les forces communistes s’engage à l’occasion d’une véritable crise nationale, une crise révolutionnaire aiguë.

IV. Au sortir de quatre décennies de guerres et de révolution

Quatre décennies après la révolution chinoise de 1911 et la révolution russe de 1917, la Chine a changé de camp : c’est l’un des premiers (avec la Yougoslavie) et le plus grand des échecs de la conférence de Yalta. Un échec qui n’est pas l’œuvre de Moscou mais d’un parti qui, sans rompre avec la direction stalinienne de l’IC, a imposé son indépendance de décision et a élaboré sa propre orientation stratégique.

Un « communisme national ». D’un certain point de vue, Mao Zedong représente personnellement, jusqu’à la caricature, la formation d’un marxisme « sinisé ». Etudiant, il a beaucoup lu et travaillé sur les traductions d’auteurs européens, comparant les approches philosophies et les théories politiques classiques (ce n’est qu’à 26 ans qu’il commence à prendre connaissance du marxisme). Il dévorait la presse suivait avec attention l’actualité mondiale. Il a été soumis à de nombreuses influences intellectuelles et s’est intéressé à de nombreux courants d’idées, en particulier à l’anarchisme. Mais, malgré de louables efforts, il n’a jamais réussi à utiliser les langues étrangères. Il n’a pas voyagé en dehors de Chine (sauf, brièvement, pour rencontrer Staline) et cite plus volontiers les philosophes chinois que les pères du marxisme occidental. Il est en cela très différent d’autres personnalités majeures du marxisme asiatique, comme Ho Chi Minh qui incarne à la perfection la figure vietnamienne de « l’oncle Ho », mais a aussi fait ses armes politiques en France et dans le Komintern. Il ne faut pas oublier pour autant que l’équipe de direction maoïste comprend d’autres fortes personnalités que Mao et de fins connaisseurs du monde, comme Deng Xiaoping et Zhou Enlai.

La « sinisation » du marxisme ne se réduit ni à Mao Zedong ni au maoïsme. D’autres personnalités –comme les fondateurs du PCC que sont Li Dazhao (assassiné en 1927) et Chen Duxiu (mort en 1942)– et d’autres courants (libertaires, Opposition de gauche…) ont contribué à l’assimilation de références marxistes en Chine et à leur enracinement culturel. Mais 25 années de guerres et de répression ont étouffé le pluralisme du mouvement révolutionnaire chinois. Le PCC sous direction maoïste est sorti seul vainqueur de l’épreuve. Dans ce succès, le rôle particulier, pivot, qu’a joué Mao est indéniable. Plus profondément, l’histoire du Parti communiste chinois dans les années 1920-1940 pose la question de ce que l’on peut appeler la formation de « communismes nationaux » – un processus que l’on retrouve dans d’autres pays, à commencer par le Vietnam.

Transformations rurales. La révolution maoïste présente bien des traits autoritaires et répressifs. La nouvelle direction du PCC s’est forgée dans un combat militaire permanent, sans merci – et, au sein même de son parti, dans d’intenses luttes de fractions. Elle s’est repliée dans des régions reculées, socialement très conservatrices. Elle s’est adossée à un « camp » international dominé par le stalinisme et a précocement opposé un culte de la personnalité de Mao au culte de Staline. Longtemps avant la conquête du pouvoir à l’échelle nationale, une mince bureaucratie politico-administrative s’est constitué dans les vastes zones libérées du nord.

La révolution maoïste a aussi été le produit d’intenses luttes sociales qui ont posé la question de la modernisation du pays du point de vue des classes dominées. Certes, rien n’est simple ou univoque dans la révolution chinoise. Le Parti communiste a « instrumentalisé » les mouvements paysans pour mieux les intégrer à sa stratégie nationale et à ses objectifs locaux (l’utilisation et la destruction des multiples réseaux concurrents de pouvoir). Mais les paysans (ou diverses couches paysannes) ont aussi « instrumentalisé » le PC pour défendre leurs intérêts spécifiques.

L’ordre traditionnel au village est ébranlé dans ses fondements. Que les paysans pauvres prennent la parole et une partie du pouvoir au village représente un acte révolutionnaire majeur. Il en va de même de la mobilisation des femmes dans le monde rural. En ce qui concerne la libération des femmes, la doctrine maoïste a varié suivant les périodes : fort libertaire à l’époque de la République soviétique du Jiangxi, beaucoup plus conservatrice à l’époque de Yan’an. Mais l’engagement des paysannes dans les luttes, la création de structures communistes féminines dans les villages, la multiplication des organisations de masse féminines ou les fameux « meetings d’amertume » durant les quels les villageoises accèdent à une conscience collective de leur oppression et affirment leurs revendications ont aussi une portée démocratique.

Les critiques (souvent justifiées) de l’autoritarisme maoïste ne doivent pas faire oublier cette importante dimension de la révolution agraire. Une dimension sanctionnée au lendemain de la victoire par l’adoption de deux lois phares par le nouveau régime : la loi sur la réforme agraire et la loi sur la famille.

Sous le régime dictatorial du Guomindang aussi, la société chinoise évolue, mais il s’agissait essentiellement de la société urbaine. La condition des femmes aisées ou éduquées change. Mais la « révolution nationale » de Chiang Kai-shek ne peut s’attaquer à l’oppression du paysan pauvre ou de la villageoise, car il dépend dans le monde rural du pouvoir traditionnel des notables, de la gentry et des clans. La bourgeoisie (chinoise ou internationale) n’est pas anti-« féodale ». Dans les villes et les campagnes environnantes, le développement capitaliste dissout certes les rapports sociaux traditionnels, mais dans des conditions d’exploitation qui interdise à cette « libération » d’acquérir une dimension démocratique.

Tournant urbain. Pendant les années de guerre civile, il y a dans les villes d’importants mouvements d’opinion qui préparent la révolution de 1949 : mobilisations anti-impérialiste, évolution de l’opinion intellectuelle et nationaliste en faveur du PCC, rejet grandissant du Guomindang, identification d’une partie croissante des étudiants avec le combat de l’Armée rouge… Les communistes gagnent la bataille de la légitimité. Mais leurs réseaux sont trop faibles dans les métropoles urbaines pour organiser en profondeur les classes populaires. Autant le prolétariat se révèle combatif sur le plan revendicatif aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, autant il reste largement passif sur le plan proprement politique.

A l’approche de la victoire, le PCC prend un grand tournant politique. En mars 1949, Mao Zedong annonce que dorénavant, le centre de gravité de l’action communiste doit à nouveau se situer dans les centres urbains, alors que, de 1927 au début 1949, il avait été dans les campagnes. Il affirme dans son rapport du 3 mars au comité central : « Dès maintenant commence la période où la ville dirige la campagne ». Ce qui implique, souligne Liu Shaoqi, un énorme effort pour organiser la classe ouvrière : « Avant notre parti était étroitement lié à la classe ouvrière, mais ces liens se sont relâchés quand il a dû se retirer à la campagne, le Guomindang ayant alors tout le temps de renforcer son influence parmi elle et de semer la confusion. Le résultat maintenant est que nos cadres (et les membres du comité central) ont perdu l’habitude de travailler parmi les ouvriers et que ceux-ci leur sont devenus étrangers. C’est pourquoi nous devons nous mettre à l’étude… ».

Une seconde expérience historique. A son tour, comme en dans les années vingt (et plus encore), la Troisième Révolution chinoise a représenté pour le mouvement révolutionnaire international une expérience pionnière, soulevant des questions majeures sur les classes sociales des pays du « tiers monde », le rôle de la paysannerie, la pensée militaire, la formation de « communismes nationaux », les implications de la victoire du stalinisme en URSS, la stratégie et les alliances politico-sociales…

La trajectoire sociopolitique du PCC représente l’un des traits les plus étonnants de la révolution chinoise : obligé de se replier dans les campagnes, il est pour l’essentiel resté plus de 20 ans immergé dans le monde rural. C’est sur la paysannerie qu’il s’est appuyé pour poursuivre un combat commencé dans les villes. Malgré cela, et contrairement à bien des pronostics, il n’est pas devenu un « parti paysan ». Dès qu’il a repris pied dans les centres urbains, la ville a de nouveau « commandé », pour reprendre l’expression de Mao. Ce qui a permis au PCC de reconstruire un Etat à l’échelle du pays-continent qu’est la Chine. Et d’ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire chinoise, celui du maoïsme au pouvoir.

Note : La bibliographie de référence est publiée dans le prochain chapitre.

ROUSSET Pierre