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Le Forum social mondial, un modèle durable ?

mardi 3 novembre 2009

Cet article a été écrit pour la revue Viento Sur et doit paraître en espagnol. Une version plus longue est en préparation, libérée des contraintes propres à une revue papier (limitation – souvent bénéfique ! – du nombre de signes) et l’appareil de notes doit encore être complété. Mais dans la mesure où cette version-ci, en français, a déjà été publiée sur le site des Nouveaux Cahiers du socialisme (Québec), nous la mettons en ligne sur ESSF sans plus attendre – en invitant les lectrices et les lecteurs à envoyer des commentaires (par le biais de la page courriel dans la colonne de gauche) qui aideront à retravailler le tout.


Après une période d’expansion remarquable, le processus du Forum social mondial (FSM) marque le pas. Le bilan des derniers grands rassemblements centraux s’avère très contrasté – disons, en simplifiant beaucoup, politiquement négatif dans le cas de Nairobi (Nigéria) en 2007 et positif dans le cas de Belém (Brésil) deux ans plus tard.

La question qui nous est posée n’est pas avant tout numérique : le succès ne tient pas (ou pas seulement) au nombre de participant(e)s ; elle est politique : à quoi servent les forums ? Autant la réponse nous semblait évidente au début des années 2000, autant ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Hier, il y avait une interrelation vivante entre le processus des forums, de grandes mobilisations altermondialistes, des luttes sociales et des campagnes internationales – une synergie qui a atteint son apogée avec le rôle d’impulsion et de popularisation que les forums européen (Florence, Italie) et mondial (Porto Alegre, Brésil) ont joué dans la préparation de la journée antiguerre de mars 2003. L’expansion du FSM fut phénoménale : en quelques années seulement, il a pris forme en Europe et en Amérique latine, puis en Asie, en Amérique du Nord et en Afrique. Il s’est enraciné avec les forums nationaux et locaux. Le réseau et l’Assemblée des mouvements sociaux jouaient un rôle dynamique. L’expansion multiforme était portée par une dynamique combinée d’élargissement et de radicalisation. Dans le cadre des forums, des questions étaient abordées auxquelles le mouvement ouvrier traditionnel n’avait pas encore su donner de réponse. [1]

Aujourd’hui – et sauf exceptions –, le processus des forums est largement déconnecté des luttes et campagnes internationales. D’autres cadres se sont constitués pour répondre à la crise climatique ou à la crise dite financière, sans articulation fonctionnelle avec le FSM. A Malmö (Suède), en 2008, une manifestation altermondialiste dynamique et nombreuse s’est déroulée à l’occasion de la réunion du FS européen, mais sans synergie entre les deux événements. En Europe, le FSE n’a pas su jouer à nouveau le rôle d’impulsion qui avait été le sien contre la directive Bolkenstein. [2] Il est possible que le processus garde sa vitalité en Amérique du Nord, mais il est au point mort en Asie et peine à se redéfinir en Europe. Même si l’Assemblée des mouvements sociaux adopte toujours des appels important par leur contenu (Belém), le réseau connaît une crise prolongée de fonctionnement.

Des nouveautés ont été testées ces dernières années pour assurer un processus plus efficient : réunion des assemblées thématiques dans les forums, définition « d’axes » autour desquels les initiatives se regroupent, propositions « d’agglutination » des ateliers pour accroître les échanges entre composantes et améliorer la visibilité du programme, appel à la réflexion « stratégique », etc. Mais aussi intéressante que soit cette expérimentation, on ne répondra pas aux échéances politiques en ne s’attaquant qu’aux modalités de fonctionnement du FSM. [3]

Le processus des forums continue à offrir le principal espace « commun » à un large éventail de mouvements sur le plan mondial ainsi que dans nombre de pays. Mais en quoi le FSM constitue-t-il pour autant un « modèle durable » ? Il a résisté à la violence offensive idéologique anticontestataire qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001, ce qui n’est pas rien. Mais résistera-t-il à l’impact de la crise capitaliste ? Qu’il y réussisse ou non, y a-t-il des leçons de cette expérience qui méritent d’être retenues pour l’avenir ?

Le processus des forums ne traverse pas simplement un « creux de vague ». Il est menacé par une conjonction de facteurs : tendance lourde à l’institutionnalisation, « neutralisation » d’équipes militantes, divergences politiques, mise en cause du fonctionnement au « consensus dynamique »… [4]

Le FSM, vu d’en haut

Le processus mondial du Forum social est piloté par un conseil international (CI) initialement constitué par autocooptation, puis imparfaitement élargi par cooptation. Vu la nature du mouvement, il était difficile de l’élire sur une base représentative ou de fonctionner à l’échelle mondiale sous forme d’assemblée ouverte. Mais toujours est-il que ce mode de structuration était lourd d’une coupure entre le « sommet » et les bases du FSM. La principale mesure visant à prévenir ce danger a été la limitation des pouvoirs de ce conseil : il décide surtout de la date et du lieu des forums mondiaux et organise des cadres de travail (commissions).

La portée politique du débat au sein du CI sur les rythmes

Le FSM a commencé par se réunir annuellement. La question du rythme des rencontres s’est rapidement posée avec la multiplication des forums régionaux ou thématiques. Loin d’être étroitement « organisationnelle », c’était une question politique qui concerne le lien entre le FSM et les mobilisations sociales. Ainsi, Via Campesina a été l’un des premiers réseaux à demander que les forums mondiaux ne se réunissent que tous les trois ans, sinon tous les deux ans en alternance avec les forums régionaux. Trop fréquents, ils mobilisent le temps militant et les ressources financières aux dépens de la préparation des luttes, du soutien aux organisations nationales et de l’animation des campagnes. D’une aide, ils peuvent alors devenir un frein à l’activité des mouvements engagés dans le processus. [5]

Bien entendu, les forums du FSM ne sont pas de simples conférences internationales. Par le nombre des participant(e)s, l’implication des mouvements et la continuité du « processus », ils constituent une forme de résistance à la mondialisation capitaliste. Mais – bien entendu aussi –, ils ne peuvent se substituer aux combats quotidiens poursuivis par ailleurs.

Les propositions de la Via Campesina et d’autres mouvements visaient à préserver le lien dialectique entre forums et luttes. L’argument était de bon sens ; il n’a pourtant pas été entendu de tous. La décision en ce domaine a été bloquée jusqu’au conseil international de Parme (Italie, octobre 2006). Une étude avait été menée sur les finances du FSM qui notait que la quasi-totalité des organisations interrogées souhaitait que le forum mondial cesse de se réunir tous les ans. Il devenait bien difficile d’ignorer cette exigence. Il a été décidé qu’en 2008, il y aurait une journée mondiale d’action qui n’était pas labellisée « FSM ». [6] Bien que tardivement, la résolution de Parme reconnaissait de fait que le forum mondial ne devait pas nécessairement se réunir tous les ans et elle s’ouvrait aux organisations qui restaient encore à l’écart du processus institué.

Malheureusement, la décision de Parme a été progressivement détricotée. Au final, la journée mondiale de janvier 2008 est redevenue une initiative annuelle du Forum social mondial. Cette journée (ou semaine) fut un succès relatif, qui témoignait de l’attachement des mouvements impliqués dans le FSM à la poursuite du processus. Mais la trahison de l’esprit et de la lettre de la résolution d’octobre 2006 signifiait que les besoins des mouvements militants qui mobilisaient à la fois dans et hors le FSM n’étaient pas pris en compte par le CI – or, ce sont eux qui en tout premier lieu donnent au FSM le caractère d’un forum social, en prise avec les luttes des plus exploités. L’élargissement du processus n’était pas pensé par « en bas », mais plutôt par « en haut ». Qui en effet souhaitait le maintien d’un rythme effréné des forums ? Des personnalités et des organisations pour qui l’intensification du « processus » ne posait pas problèmes : soit parce que le FSM était devenu leur principal lieu de reconnaissance politique (individualités, petites associations), soit parce qu’elles ont à disposition un budget et un appareil de permanents qui leur permettent d’être aisément présents (structures syndicales « au sommet », grosses ONG, agences de financement, mouvements ecclésiastiques…), sans que cela implique nécessairement un réel engagement à construire la dynamique.

Le fonctionnement au consensus, tant vanté, était au point mort, remplacé par une guerre d’usure unilatérale menée par un « bloc d’intérêt » au sommet.

Partis et Églises

Les partis n’ont pas été admis en tant que « coorganisateurs » du processus du FSM (une décision qui me paraît raisonnable). Cependant, lesdits partis participant dans la vraie vie aux mêmes mobilisations que les mouvements, les modalités de leur présence aux forums ont été définis suivant les pays (ce qui me paraît aussi raisonnable). La distinction est importante : nous discutons ici des mouvements qui assument es-qualité une responsabilité dans l’organisation des forums et la représentation du processus au sein du CI.

Il y a donc eu des débats nourris sur la place des partis – mais jamais sur celle des Églises (chrétiennes) et de leurs structures diverses. Ce ne sont pourtant pas des « mouvements sociaux », même dans l’acceptation large du CI du FSM. Bien que Caritas soit enregistré comme une ONG, ses statuts précisent qu’elle est placée sous l’autorité directe du Vatican (une hiérarchie religieuse ainsi qu’un… État !). La question a été soulevée au conseil international de Parme, compte tenu d’informations assez alarmantes sur le poids des églises dans la préparation du FSM de Nairobi. La Marche mondiale des femmes s’inquiétait des conséquences que cela pourrait avoir sur la question du droit des femmes ou des préférences sexuelles… Les représentants indiens rappelaient comment ils avaient soigneusement protégé le forum de Mumbai des conflits confessionnels qui déchirent leur pays. Cependant, à peine amorcé, le débat a tourné court : puisque des organisations comme le Conseil œcuménique des églises ou Caritas étaient membres du CI, la présence de leurs homologues dans les comités nationaux ne pouvait être remise en question.

Les craintes exprimées à Parme étaient malheureusement justifiées au point qu’une déclaration solennelle a été signée de nombreux mouvements pour protester sur la façon dont les droits des femmes et des homosexuels avaient été attaqués de l’intérieur du forum par des courants religieux – c’est-à-dire de l’intérieur même de notre propre espace de liberté. [7] Malgré cela et quelques autres problèmes assez graves posés par Nairobi, il n’y a quasiment pas eu de débat critique sur le bilan de cette expérience lors du CI du FSM qui suivit, à Berlin.

« Les églises ont toujours été là, alors… » C’est aussi vrai des partis, ce qui n’a pas empêché de discuter leur statut. Gageons de plus que si des hiérarchies religieuses non chrétiennes (musulmanes, hindouistes…) demandaient à être membres du CI du FS, débat il y aurait ! Si les églises (chrétiennes) « sont là », c’est que le forum est né au Brésil et que des organisateurs brésiliens l’ont voulu. L’implication d’organisations religieuses dans les mobilisations unitaires et populaires varie suivant les pays (encore plus que les liens entre partis et mouvements). Je ne préjuge pas de ce que serait la conclusion d’une discussion internationale sur leur place dans le processus ni ne dénie les engagements progressistes de certains. Mais de quelles organisations à « définition religieuse » parlons-nous ?

Nous ne sommes plus dans les années 1970, avec les courants de la théologie de la libération en Amérique latine qui se confrontaient à leurs hiérarchies religieuses, avançaient des programmes politiques clairement ancrés à gauche (sauf, généralement, sur des questions comme les droits reproductifs ou les préférences sexuelles), voire rejoignaient la lutte armée comme les Chrétiens pour la libération nationale aux Philippines, apôtres de la théologie de la lutte. Des ordres et des individus font aujourd’hui encore de la résistance. Mais les mouvements dont nous parlons ici ne sont pas en rupture ouverte avec leurs hiérarchies – et ces dernières sont bien rarement progressistes ! Ils sont au mieux dans un rapport ambigu d’autonomie-dépendance vis-à-vis du pouvoir ecclésiastique. Bien des églises protestantes sont très réactionnaires, comme sont fort réactionnaires le pape et sa politique de mise au pas du catholicisme, d’ordre moral et de croisade anti-athée.

Je ne mets pas en cause la participation aux forums de mouvements « à définition religieuse » engagés dans les mobilisations contre la guerre ou pour les droits sociaux. Mais la cooptation d’organisations ecclésiastiques au sein du CI, qui doit organiser l’espace « non confessionnel » (pour citer la Charte du FSM) des forums et assurer leur caractère « social », paraît bien problématique.

Le centre de gravité du CI

La composition du CI est aujourd’hui moins « monocolore » (blancs d’Amérique latine et d’Europe) qu’au début. Mais le poids des organisations « sommitales » n’a cessé de croître. Mentionnons, outre les structures ecclésiastiques, de grandes ONG et des agences de financement qui ne sont plus ce qu’elles étaient dans les années 1980. [8] Les mécanismes actuels de contrôle et d’attribution des fonds leur donnent un pouvoir important sur les organisations « de terrain » (grassroots). Un mouvement social n’est pas un sous-traitant, un prestataire de services ou une boite de consultants – il poursuit des activités qui exigent continuité. Le financement par « projets » répond à une logique toute différente qui place les associations dans une situation d’insécurité permanente, donc de dépendance.

La représentation syndicale aussi s’est modifiée. Nombre de directions syndicales nationales ou internationales ne sont entrées dans le processus du FSM qu’à reculons. Elles n’appréciaient guère sa radicalité, sa diversité inhabituelle et sa spontanéité. Leur intégration constituait une victoire du mouvement altermondialiste. Mais avec l’affaiblissement de son dynamisme, les sommets bureaucratiques du syndicalisme ont repris l’initiative. Ils pèsent dorénavant plus que le syndicalisme de lutte de classe au sein du CI du FSM.

Le FSM vu d’en bas

Vu d’en bas, le panorama est beaucoup plus diversifié que vu d’en haut. En effet, les forums annuels reflètent la situation politique et la dynamique propres des mouvements du pays et de la région d’accueil, ainsi que la qualité de la préparation assurée par le comité d’organisation national.

Mumbai, Nairobi et Bélem

La comparaison des trois forums de Mumbai (2004), Nairobi (2007) et Bélem (2009) éclaire ce point. Tous ont des traits communs, à commencer par le grand nombre de participant(e)s et les multiples rencontres militantes que ces « espaces » favorisent. Tous trois illustrent l’expansion mondiale du processus, de ses terres originelles en Amérique latine et le sud de l’Europe à l’Asie et à l’Afrique de l’Ouest (Bamako, 2006) et de l’Est (Nairobi). Ils n’en diffèrent pas moins profondément.

Plus que tout autre forum mondial, celui Mumbai a mérité son nom de forum social, tant les mouvements ont fait leur cet espace, tant la participation était collective et tant était grande la visibilité des plus démunis. Réuni dans une municipalité hostile, sans bénéficier d’appuis gouvernementaux, ayant sélectionné beaucoup plus sévèrement les sources de financement international qu’il n’était d’usage dans le FSM, il a été sur le plan organisationnel totalement indépendant. Son succès a été permis par l’implication d’un large éventail d’organisations qui souvent ne travaillaient pas ensemble et par une préparation longue permettant à des syndicats et associations populaires de venir des quatre coins de ce pays-continent. [9]

On peut dire que le forum de Nairobi fut par bien des aspects l’antithèse de celui de Mumbai. Les « entités » les plus institutionnelles (dont les Églises) ont dominé le processus. Les liens avec des pouvoirs étatiques étaient étroits. L’organisation était en partie assurée par de grandes entreprises. L’espace n’était pas conçu pour les plus pauvres (coûts d’entrée, restauration chère, peu d’eau potable gratuite…). L’ordre marchand que nous combattons était omniprésent. Le forum a certes offert une occasion rare de rencontre aux mouvements africains – et de rencontre entre mouvements internationaux et africains. Mais il a représenté une véritable dérive politique. [10]

Après Nairobi, le forum de Bélem est apparu comme une renaissance du processus. La très forte participation brésilienne a montré qu’il répondait à un besoin. Il a permis de poser l’immense problème du devenir de la forêt amazonienne. Le lien entre l’écologique et le social a été plus central que de coutume dans les forums précédents. Les droits des populations indigènes ont été affirmés avec éclat. Il a été l’occasion de débats fondamentaux pour la gauche latino-américaine, autour de la confrontation des orientations des gouvernements Lula et Chavez. Pourtant, Bélem était loin d’être une réplique de Mumbai. Le poids des financements para-étatiques était grand et la présence des autorités gouvernementales évidente. Mais le dynamisme des mouvements régionaux (Amazonie) et latino-américains a nourri le forum d’un réel contenu politique militant. [11]

L’avenir du FSM tient donc pour une part des pays dans lesquels il va se réunir, de la façon dont il sera investi par des mouvements nationaux et régionaux, et des enjeux politiques qui pourront s’y exprimer. En Amérique du Nord et au Moyen-Orient, par exemple, des questions comme la guerre et l’impact de la crise capitaliste mondial se poseront avec plus de force qu’aujourd’hui au Brésil. Les forums sociaux se construisent « par le bas » plus encore que « par le haut ».

Évolutions politiques contrastées du mouvement social

Certaines échéances politiques globales affectent cependant le dynamisme de l’altermondialisme. Tant que les coups ont été portés de l’extérieur – après le 11 septembre 2001, répression à Göteborg (Suède) et Gênes (Italie) –, la radicalité du mouvement s’est maintenue à l’échelle internationale. Mais deux tournants politiques majeurs l’ont minée de l’intérieur.

Les équipes militantes du FSM se sont d’abord divisées dans des pays clefs sur la question des gouvernements sociaux-libéraux de gauche, ou de centre-centre gauche. Ce fut particulièrement le cas en Italie vis-à-vis de celui de Prodi et de la participation gouvernementale du Parti de la Refondation communiste. Mais cela est aussi vrai pour le Brésil (Lula), l’Afrique du Sud (l’ANC au pouvoir), ou au Bengale occidental, important Etat indien gouverné par le PCI-M.

L’échec patent de l’expérience italienne (retour au pouvoir de Berlusconi, défaite électorale du PRC), puis l’éclatement de la crise financière n’ont pas suffi à rétablir l’unité dynamique d’antan. Pour une part, cela s’explique par l’affaiblissement durable du mouvement social, mais cela révèle aussi que les divergences auxquelles nous faisons face sont plus profondes que des désaccords temporaires sur la politique du « moindre mal » et le soutien à Prodi contre la droite berlusconienne.

L’antilibéralisme s’est scindé sous la pression de la crise financière, une aile du mouvement « globalisant » ses alternatives, une autre modérant au contraire ses ambitions. Ainsi, Peter Wahl, cofondateur d’Attac en Allemagne et membre de l’ONG Weed, affirme que nous ne pouvons choisir qu’entre diverses variétés de capitalisme. Il place ses espoirs dans des secteurs réformateurs des élites et appelle la société civile à les influencer pour que le capitalisme de demain soit plus juste sur le plan social et plus durable sur le plan environnemental. Il s’en remet à un G20 un peu élargit, un G23, et à l’ONU pour piloter la réforme. [12]

Autre exemple. La France a connu une importante vague de mobilisations radicales (séquestration de hauts cadres…) durant le premier semestre 2009, allant des universités aux entreprises de l’automobile, au point que les élites se sont inquiétées d’une explosion sociale « à la grecque » ou d’un nouveau Mai 68. Il était possible, nécessaire, de prendre des initiatives pour faciliter la convergence de ces luttes. La peur du débordement a cependant poussé les confédérations syndicales à collaborer (un fait sans précédent en France depuis longtemps) pour organiser… une journée d’action nationale tous les deux mois ! Après un indéniable succès initial, la participation à ces journées à répétition a évidemment décru. L’aspiration à l’unité syndicale a été utilisée pour canaliser et essouffler le mouvement. Le gouvernement l’a bien compris qui n’a rien lâché en attendant que le manque de perspectives fasse son œuvre démobilisatrice.

Le mouvement altermondialiste français aurait dû appuyer les luttes, aider à leur synergie. Mais il était paralysé. Une violente polémique opposait des sections syndicales CGT dans les entreprises de l’automobile en lutte à leur direction confédérale, accusée d’immobilisme… Or, c’est ladite direction confédérale qui est représentée dans le comité d’initiative des forums sociaux (CIFS), pas les travailleurs de Continental.

On ne peut certes se contenter d’opposer la « base » au « sommet » pour juger du choix des directions confédérales. [13] Mais pour dire les choses sans détour, la realpolitik de gauche ou syndicale couvre bien souvent des processus de « neutralisation », d’adaptation et de cooptation sociale. Force est de noter que face à la crise, des bureaucraties syndicales et autres mouvements plus ou moins institutionnalisés freinent des quatre fers les prises de conscience et les dynamiques militantes. La crise renforce chez eux la peur de la radicalité.

La brève période d’unanimisme altermondialiste est close. Comment dans ces conditions continuer à construire l’unité la plus large pour les luttes ? La réponse à cette question n’est pas simple – et n’est certainement pas identique suivant les pays ou les régions. Elle est d’autant moins simple que les « espaces » pour en discuter se sont stérilisés et restreints.

Du haut en bas – au conseil international comme dans bon nombre d’assemblées du mouvement altermondialiste –, on discute de bien des choses, mais surtout pas de comment construire les luttes ; alors que cela devrait être une préoccupation majeure et que nous avons besoin, en ce domaine tout particulièrement, d’échanger analyses et expériences ! Le CI du FSM se paie même le luxe d’organiser une réflexion « stratégique » où les aspérités politiques sont rabotées. Étonnante dépolitisation de la stratégie… Mais sans débat, un processus dynamique (la formation d’un consensus) se voit remplacé par un fonctionnement insidieusement autoritaire.

On comprend alors l’involution des appels à la riposte après la crise capitaliste. L’un des plus radicaux est aussi l’un des tout premiers : celui de Pékin. [14] Certaines déclarations poursuivent dans cette lignée, comme celle de l’assemblée des mouvements à Bélem [15] ou autres [16]. Mais dans la plupart des cas, elles restent insipides alors que l’on était en droit d’espérer un approfondissement de la dynamique initiale.

Héritage et avenir
Le Forum social mondial est-il utile aux luttes ? C’était et cela demeure la question essentielle. La meilleure des déclarations (et il y en a qui sont bonnes !) ne sert à rien si elles ne sont pas portées par des mobilisations. La naissance du FSM a représenté une rupture bénéfique vis-à-vis des conférences internationales d’ONG devenues routinières. Mais plus il se déconnecte des combats sociaux, et plus il s’institutionnalise à son tour. Un processus très avancé au niveau du conseil international, mais encore partiellement contrecarré par le dynamisme des mouvements qui investissent certains forums. L’expérience des forums reste généralement enrichissante pour les (nouveaux) participant(e)s. Mais le processus du FSM coûte extrêmement cher en moyens financiers comme en énergie militante. Ces coûts deviennent injustifiables si les luttes n’en bénéficient pas assez.

Quoi que devienne le FSM, il a exprimé une expérience historique dont les leçons positives ne doivent pas être oubliées. Il a ouvert un espace de convergences où a pu se retrouver tout l’éventail des résistances à la marchandisation du monde. Il a aidé à la synergie des luttes quand le mouvement ouvrier ou les organisations politico-militaires ne jouaient plus le rôle centralisateur qui fut le leur le siècle dernier. Il a donné forme à l’altermondialisme, combinant des solidarités anciennes (Nord-Sud…) à des solidarités nouvelles (dites « horizontales »), redonnant des couleurs à un internationalisme qui avait perdu son lustre.

L’expérience des forums peut ainsi contribuer à dépasser certaines impasses stratégiques. Comment, par exemple, améliorer les rapports de forces alors que des grèves massives n’ont pas suffi à bloquer durablement les contre-réformes néolibérales ? L’espace de convergences (y compris sur le plan local) permet d’envisager la mobilisation territoriale : l’action simultanée de toute une population dans et hors les entreprises (ce qui va bien au-delà de la solidarité des habitants avec une grève classique du salariat). La « grève territoriale » a été expérimentée dans bien des pays du « tiers monde », mais dans bien peu de pays du « premier monde ». Mais ce n’est pas pour rien que le « tous ensemble » est devenu un drapeau si populaire à l’heure de la mondialisation. L’expérience des forums, creuset permanent de solidarités multilatérales, offre de quoi réfléchir concrètement à de telles questions – pour l’avenir.

ROUSSET Pierre

Notes
[1] Voir Pierre Rousset, « La experiencia del FSM como un nuevo marco de solidaridades », El futuro del Foro social mundial. Retos y perspectivas después de Nairobi, Icaria Mas Madera, Barcelona : 2008, et “El internacionalismo y su renovación en la era de la mundialización”, Viento Sur numero 100, enero 2009. Voir en anglais sur ESSF : « World Social Forums »
http://www.europe-solidaire.org/spi...
et « L’internationalisme et son renouveau à l’heure de la mondialisation »
http://www.europe-solidaire.org/spi...

[2] Sur le FSE, voir notamment Josep Maria Attentas et Esther Vivas, « FSE : Les défis du mouvement social européen »,
http://www.europe-solidaire.org/spi...
et Josu Egireun, « Notes sur le FSE-Malmö »
http://www.europe-solidaire.org/spi....

[3] Voir notamment Josep Maria Antentas, « FSM (2001-2007) : un balance général », Walden Bello, « El FSM en la encrucijada », Esther Vivas, « FSM : Adaptarse a los nuevos tiempos », Miguel Romero, « El FSM y la politica : el Riego de las extencion », El futuro del Foro social mundial. Retos y perspectivas después de Nairobi, op. cit.

[4] Pierre Rousset, Contribution au débat sur le processus du FSM dans son étape actuelle
http://www.europe-solidaire.org/spi...

[5] Voir João Pedro Stedile, « The WSF Has to Agree On Common Actions Against Common Enemies », IPS, 24 janvier 2008
http://www.europe-solidaire.org/spi...

[6] FSM, « art », ESSF
http://www.europe-solidaire.org/spi....

[7] Voir « art5248 », http://www.europe-solidaire.org/spi...

[8] Voir Michael Warschawski, « Grassroots Activism and NGOs »
http://www.europe-solidaire.org/spi...

[9] Voir Pierre Rousset, « Mumbai : Rien n’était joué d’avance ! », ESSF
http://www.europe-solidaire.org/spi....
Achin Vanaik, « Rendezvous at Mumbai »
http://www.europe-solidaire.org/spi....
Kamal Mitra Chenoy, « Making history : the future of the World Social Forum »
http://www.europe-solidaire.org/spi....

[10] Voir notamment les textes réunis sur Nairobi dans El futuro del Foro Social Mundial, op. cit.

[11] Eric Toussaint & Pauline Imbach, « Le rebond du Forum social mondial »
http://www.europe-solidaire.org/spi....
Sophie Zafari, « Compte rendu sur le neuvième FSM à Belem (26 janvier-1er février 2009) »
http://www.europe-solidaire.org/spi....

[12] Peter Wahl, « With Realistic Radicalism : Which approach to the upcoming era of reforms ? »
http://www.europe-solidaire.org/spi...

[13] Voir l’article de Sophie Béroud et Karel Yon, publié par ContreTemps, http://contretemps.eu. Disponible sur ESSF : « Face à la crise, que fait le mouvement syndical ? »
http://www.europe-solidaire.org/spi...

[14] Appel de Pékin : « The global economic crisis : An historic opportunity for transformation », http://www.europe-solidaire.org/spi...

[15] Déclaration des mouvements, Bélem, « art12820. »
http://www.europe-solidaire.org/spi...

[16] Par exemple aux Philippines, « People Over Profits, Society Over The Market : The Balay Kalinaw People’s Agenda to Respond to the Economic Crisis »
http://www.europe-solidaire.org/spi....