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Le NPA, le foulard et l’émancipation : avec Ilham Moussaïd

mardi 23 février 2010, par Philippe Corcuff


Tiré du site Médiapart
12 Février 2010 Par Philippe Corcuff


Le NPA Vaucluse, en présentant Ilham Moussaïd en quatrième position de ses candidats aux élections régionales en PACA, a orienté opportunément la radicalité politique dans le sens du pragmatisme et du souci de l’individualité, sans pour autant contrevenir à une orientation laïque et féministe. On est bien loin du brouhaha électoraliste et manichéen qui a accueilli cet événement du côté des gauches bien pensantes (PS, PCF, PG...)...

Les médias se sont déchaînés, ainsi que les représentants des principaux partis, à l’extrême-droite, à droite, à gauche et dans la gauche de la gauche. Dans la réaction du Mouvement Ni Putes Ni Soumises (« Le voile de Besancenot - Le NPA scelle le mariage islamo-gauchiste », 5 février 2010) transparaît même une des formes de raisonnement les plus pauvres intellectuellement et politiquement : la figure conspirationniste du complot « islamo-gauchiste » (voir mon texte « "Le complot" ou les aventures tragi-comiques de "la critique" », Mediapart, 19 juin 2009) ! Et cette association pousse le ridicule jusqu’à envisager de porter plainte contre la liste du NPA... Des turbulences ont également gagné le NPA en interne.

Pourquoi ? Ilham Moussaïd, trésorière du NPA dans le Vaucluse, se définissant comme « anticapitaliste, féministe, laïque, antiraciste et internationaliste », est croyante et porte un foulard islamique comme signe de cette croyance, privée mais publiquement visible. Martine Aubry, Aurélie Filippetti et Lionel Jospin, pour le PS, Marie-Georges Buffet et Pierre Laurent, pour le PCF, comme Jean-Luc Mélenchon, pour le Parti de Gauche, ont-ils raison de s’inquiéter pour l’avenir de l’émancipation ou ont-ils fait preuve d’un électoralisme flirtant avec des passions troubles traversant la société française ? Je crains que le deuxième terme de l’alternative ne soit le plus proche de la vérité. Ce qui me rend dubitatif quant à l’avenir de ces gauches.

Laïcité : des chrétiens de gauche des années 1970 à Ilham Moussaïd

En quoi la laïcité, en tant notamment que nécessaire séparation entre les pouvoirs politiques et les pouvoirs religieux, est-elle mise en danger ? On confond ici souvent la laïcité (qui fait partie des « Principes fondateurs » du NPA), en tant que garantissant au contraire la diversité des croyances et incroyances, et l’athéisme (qui ne fait pas partie des « Principes fondateurs » du NPA). Jean Baubérot, titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, a bien mis en évidence la possibilité d’une laïcité ouverte et interculturelle (voir son blog et la vidéo de sa conférence à l’Université Populaire de Nîmes, le 12 décembre 2008 sur « Vers une laïcité interculturelle »), à l’écart des raidissements laïcards.

La croyance d’Ilham Moussaïd est visible, mais reste une affaire privée, comme un des attributs de sa personnalité bigarrée. Elle ne fait pas l’objet d’un prosélytisme religieux dans l’espace politique.

Et si nos socialistes et communistes aujourd’hui courroucés se rappelaient de la belle aventure des « chrétiens de gauche » dans les années 1970, qui a accompagné la montée de l’Union de la gauche ? Le passage du « christianisme social » (qui était encore celui de l’Abbé Pierre, député en soutane du MRP, puis dissident, en 1946-1951) aux « chrétiens de gauche » avait justement à voir avec l’incorporation des valeurs de la laïcité, du féminisme et de l’anticapitalisme parmi ces croyants, dans le choc de l’après-1968. La croyance de ces militants (dans le PSU, au PS, au PCF ou hors de ces partis) était visible publiquement, mais sans que cela ne remette en cause la séparation des églises et de l’État. Elle était même visible dans les campagnes électorales. C’est notamment ce qui a contribué à faire de la Bretagne une terre enracinée électoralement à gauche. Par exemple, lorsqu’en 1983 j’ai été élu jeune conseiller municipal PS dans la municipalité d’Union de la gauche de Floirac dans la banlieue populaire de Bordeaux, il y avait sur notre liste des socialistes, des communistes et des « personnalités locales », dont un « chrétien de gauche » estampillé publiquement comme tel.

Est-ce qu’associé à la revendication légitime de laïcité, il n’y a pas alors aujourd’hui un rapport plus trouble à un islam diabolisé et discriminé ?

Féminisme : de la pluralité des usages du foulard et des conditions de l’émancipation

Ilham Moussaïd se déclare « féministe », d’autres militantes féministes l’associent à un symbole uniforme d’oppression des femmes. Peut-on tenter de clarifier le problème sans manichéisme ?

Il faudrait peut-être ici faire droit à des ressources philosophiques et sociologiques nous éloignant d’une tendance générale à essentialiser les débats politiques. Ainsi, contre les approches en termes de « substances » ou d’« essences », c’est-à-dire partant d’entités supposées homogènes, intemporelles et fixes, le philosophe Ludwig Wittgenstein a mis en avant dans sa « seconde philosophie », la diversité des usages du langage en fonction des contextes. Les sciences sociales contemporaines, quant à elles, sont fréquemment amenées à insister sur la pluralité des pratiques, dans les divers domaines de la vie sociale, ne rentrant guère dans de telles « essences ».

On pourrait ainsi acter : 1) que les origines religieuses du foulard portent une tendance principale à la discrimination sexiste ; 2) que l’obligation de porter le foulard dans certains pays de culture musulmane reconduit cette tendance ; 3) que certains usages du foulard en France font de même ; mais 4) que cela n’englobe pas la diversité des rapports au foulard dans notre pays. C’est en tout cas ce que montrent les enquêtes sociologiques existantes (voir en particulier la synthèse, qui n’a rien d’« islamo-gauchiste », de Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar, Le foulard et la République, La Découverte, 1995). Le rapport féministe, laïc et anticapitaliste au foulard d’Ilham Moussaïd s’inscrit dans cette galaxie plurielle d’usages du foulard islamique.

Mais ces usages contemporains du foulard, revendiquant une rupture avec l’oppression des femmes, ne restent-ils pas marqués par un inconscient historique discriminatoire, non présent à la conscience de celles qui le portent aujourd’hui ? Ce n’est pas impossible, mais comme certaines de nos pratiques d’homme et de femmes ²de gauche peuvent restées travaillées inconsciemment par des bouts de machisme, de racisme, d’arrogance coloniale, d’homophobie ou de racisme de classe (de mépris du populaire si présent dans les classes moyennes et supérieures de gauche dans les discours « anti-beaufs », « anti-Bidochon »...).

Face à ces adhérences du « vieux monde » en nous, la tentation de la stratégie léniniste (en gros : « je dois t’apporter de l’extérieur la vérité sur ta condition d’opprimé, car tu es trop complètement aliéné pour t’émanciper toi-même »), qui semble hanter certaines interventions féministes dans le débat, n’est-elle pas contraire à la perspective même de l’émancipation ? Car a-t-on alors affaire à un processus d’émancipation d’opprimé-e-s ou prétend-on plutôt les émanciper de l’extérieur ? Quid alors de « l’émancipation des opprimés sera l’œuvre des opprimés eux-mêmes », c’est-à-dire de la composante d’auto-émancipation ? Et qui garantit que les fameux émancipateurs des autres ne sont pas également travaillés par des adhérences inconscientes de stéréotypes dominants ?

La logique de l’émancipation individuelle et collective, si elle suppose la participation des opprimé-e-s à leur propre émancipation, n’appelle-t-elle pas alors une dynamique d’apprentissages coopératifs ? C’est la voie pragmatiste qu’a mis en œuvre le NPA du Vaucluse.

NPA Vaucluse : une logique pragmatiste novatrice dans « un chaos créateur »

La création du NPA a constitué ce que j’ai appelé ailleurs « un chaos créateur » (voir « L’aventure "NPA" : un chaos créateur - Et comment "le mort saisit le vif" dans la gauche de la gauche », Mouvements.info, 12 décembre 2008) mettant en branle des itinéraires militants, culturels, intellectuels, etc. hétérogènes. Cela peut déboucher sur des écueils, des difficultés, des ratés, mais aussi une certaine capacité d’innovations dans le rapport avec les souffrances et les imaginaires émergeant de notre société. Avec l’audace d’avoir présenté Ilham Moussaïd aux élections régionales, le NPA du Vaucluse apparaît aux avant-postes de la créativité politique.

On est proche de ce qu’on appelle en philosophie le pragmatisme, avec tout particulièrement les apports de l’Américain John Dewey (voir notamment son ouvrage Le public et ses problèmes, 1ère éd. américaine 1927, trad. franç., Publications de l’Université de Pau/Farrago/Éditions Léo Scheer, 2003). Pas grand-chose à voir avec ce que l’on appelle « pragmatisme » en un sens courant, c’est-à-dire une recherche de l’efficacité pour l’efficacité. Dewey était un démocrate radical, qui avait une vue expérimentale de la politique émancipatrice. L’exploration d’un monde commun appelait expériences pratiques, tâtonnements, essais-erreurs, rectifications...Philippe Pignarre a récemment relancé cette inspiration dans son livre Etre anticapitaliste aujourd’hui - Comprendre le NPA (La Découverte, 2009 ; voir des extraits sur Contretemps web), afin de dessiner une association de radicalité anticapitaliste et de pragmatisme pour le NPA. La sociologue et militante libertaire Irène Pereira s’est inscrite dans une voie analogue, mais à partir principalement de la tradition anarchiste (dans Peut-on être radical et pragmatique ?, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », février 2010).

Le cas du NPA Vaucluse me semble exemplaire de ce point de vue. Ainsi, à travers la mobilisation contre les massacres à Gaza, Ilham Moussaïd a noué des liens avec les militants anticapitalistes (voir Hendrik Davi, militant du NPA à Avignon, « Une candidate anticapitaliste portant le voile ! Et pourquoi pas ! », Mediapart, 3 février 2010), puis s’est inscrite dans le collectif militant NPA et y a pris progressivement des responsabilités. Les conceptions des uns et des autres de l’anticapitalisme, du féminisme, de l’antiracisme, de l’internationalisme et de la laïcité ont pu se confronter, s’ajuster, s’éclaircir, se déplacer mutuellement dans une dynamique faite de pratiques communes, de débats, d’apprentissages et de vivre ensemble.

On est vraiment loin du manichéisme, du conspirationnisme et de l’électoralisme des gauches bien pensantes !

Quand les émancipateurs crachent sur l’individualité

Quand on parle d’émancipation, ne vise-t-on pas l’émancipation individuelle et collective ? Si en tout cas on suit Marx et Engels, plus individualistes que les lectures exclusivement collectivistes qui ont souvent été faites de leurs écrits. Ils écrivent ainsi dans Le Manifeste communiste (1848) : « L’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses conflits de classes, fait place à une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous. » Marx reconnaissait ainsi la place éminente de l’individualité de chacun, en tant qu’unicité, singularité, dans une perspective émancipatrice.

Or nos gauches bien-pensantes ne se sentent pas tellement gênées pour cracher à répétition sur l’individualité d’Ilham Moussaïd. Pour elles, Ilham Moussaïd ne renvoie pas une personnalité unique, métissée de différents traits et expériences (sur le métissage propre aux identités singulières, voir mon texte « De nos identités métisses », Le Zèbre, novembre 2008), mais est réduite à un objet (en tant que « femme objet » ?), un foulard. On piétine, on méprise, on caricature, on essentialiste, sans vergogne. Au nom de l’émancipation, on écrase l’émancipation.

De la question religieuse à une question sociale élargie

Un NPA du côté de la nuance, du pragmatisme, de la complication, de l’individualité, sans pour autant émousser sa radicalité anticapitaliste. Des gauches bien pensantes du côté du manichéisme et du conspirationnisme. Pourquoi ?

Le débat sarkozyste sur « l’identité nationale », récupérant de manière soft des thèmes ethnicisants longtemps portés par le FN (voir mon analyse dans « Du dégoût vis-à-vis du sarkozysme et des réponses politiques », Mediapart, 17 décembre 2009), est passé par là. Les gauches ont courageusement récusé ce débat, à cause de ses relents islamophobes trop apparents. Mais, dans un télescopage avec une bonne conscience laïque et féministe, ne surfent-elles pas maintenant de manière électoraliste sur des peurs vis-à-vis de l’islam qui travaillent certains secteurs de notre société ? C’est en tout cas une question que l’on peut poser aux Aubry, Filippetti, Jospin, Buffet, Laurent et autres Mélenchon. Après les promesses envolées de l’après-1981, après les attentes déçues des Marches pour l’égalité de 1983 et 1984, après la poursuite de la marginalisation sociale des banlieues populaires et l’approfondissement des discriminations, de quel droit ces gauches de gouvernement donnent-elles des leçons à Ilham Moussaïd ? Si arrogants à l’égard de cette jeune femme, sont-ils bien certains que ce ne sont pas aussi des bouts d’inconscient colonial mal digérés qui lui demandent ainsi de montrer patte blanche ?

Toutefois la critique nécessaire du climat islamophobe et de ses effets mal maîtrisés jusque dans les gauches ne doit surtout pas nous conduire à faire de la question religieuse le cœur du débat public. C’est d’ailleurs Ilham Moussaïd qui le demande elle-même, en ne faisant de son foulard qu’un des traits de sa personnalité, et non pas l’axe de son combat politique. Il faudrait même déplacer le débat politique des questions ethnico-religieuses, dans lesquelles tente de nous enfermer le sarkozysme, à la question sociale. Mais pas une question sociale réduite à la seule contradiction capital/travail. Une question sociale élargie à la diversité des dominations et des discriminations : discriminations sexistes, discriminations racistes et postcoloniales affectant systématiquement et structurellement les personnes immigrées et issues de l’immigration, discriminations homophobes, etc., en interaction avec les mécanismes d’exploitation capitaliste et impérialiste, mais non réductibles à ces mécanismes.

Des risques à venir pour le NPA ?

Malgré le pragmatisme du NPA 84, la situation n’est pas sans risques pour le NPA en général suite à cet événement. Car son Comité exécutif national a annoncé, dans une déclaration du 8 février 2010, que son prochain Congrès se saisirait du débat « Religion et émancipations ». Selon quelles modalités ? On ne le sait pas encore. Mais il pourrait y avoir un danger à trancher prématurément et définitivement ce type de débat au niveau national, en rupture avec le pragmatisme rencontré dans le Vaucluse. Pourquoi ne pas laisser les comités et les fédérations du NPA expérimenter pratiquement ce type de questions, là où elles se posent, dans le rapport avec des pratiques militantes et des collectifs militants ? Pourquoi trancher, en général, en avivant les passions, dans un espace où les préjugés et les méconnaissances seront moins contenus par des expériences vécues dans la sociabilité militante ? Pourquoi continuer à concevoir la politique radicale dans le vocabulaire traditionnel de « l’unité », de « l’unification » et de « la centralisation » ? Il faudrait poser autrement la question du rapport entre le pluriel et le commun, en cherchant par exemple du côté de la philosophie politique d’Hannah Arendt (dans son livre Qu’est-ce que la politique ?, manuscrits de1950 à 1959, publication posthume), où la politique consiste à créer un espace commun en partant de la pluralité humaine, sans écraser cette pluralité au nom de l’Un (risque totalitaire). C’est déjà présent à titre d’amorce dans le vocabulaire des « convergences », des « coordinations » et des « coopérations » utilisé dans la galaxie altermondialiste (voir mon texte « Esquisse d’une méthodologie altermondialiste pour l’émancipation au XXIème siècle », Mediapart, 30 novembre 2009).

Ce n’est qu’un début, continuons la radicalité pragmatiste...En attendant, souhaitons une patience radicale à Ilham !

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Pour en savoir plus :

 Entretiens (télé et radio) d’Ilham Moussaïd

 Ilham Moussaïd et Julien Salingue : « Avec ou sans foulard, nous sommes d’abord laïcs », Rue 89, 11 février 2010

 Communiqué du NPA 84 du 3 février 2010 : « A propos de la candidature d’une femme portant un voile en PACA »

 Communiqué d’une minorité de membres du NPA Vaucluse à propos de la candidate portant le voile, 3 février 2010

 Liste des candidats vauclusiens du NPA aux élections régionales en PACA, 7 février 2010

 Déclaration du Comité exécutif national du NPA (8 février 2010)

 Hendrik Davi (militant NPA Avignon) : « Une candidate anticapitaliste portant le voile ! Et pourquoi pas ! », Mediapart, 3 février 2010

 Philippe Marlière (politiste à Londres, ancien membre du PS et militant du NPA) : « Voile et NPA : "Cher Jean-Luc Mélenchon, tu dérapes !" », Rue 89, 4 février 2010

 « L’insoluble contradiction du voile anticapitaliste », enquête de Stéphane Alliès, Mediapart, 4 février 2010

 Stéphane Lavignotte (pasteur écolo-libertaire) : « Le NPA et le voile : la contradiction de quel côté ? », Mediapart, 5 février 2010

 « Soutien large à la candidature d’Ilham », 5 février 2010

 Pierre Haski (directeur de la publication de Rue 89) : « Et si la candidate au foulard était une bonne nouvelle ? », Rue 89, 9 février 2010

 Sadri Khiari (Mouvement des Indigènes de la République) : « Foutez donc la paix à d’Ilham Moussaïd ! », 10 février 2010

D’autres billets sur Mediapart repérés après la publication initiale de mon billet :

 Patrick Daquin : "Un racisme à peine voilé" (la vidéo du film documentaire du même titre de 2004 de Jéröme Host), 12 février 2010

 Velveth : "Samuel Johsua (NPA) et la campagne xénophobe visant Ilhem Moussaïd", 13 février 2010