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Le tsunami de la faim

mardi 23 septembre 2008, par Esther Vivas

Cet article d’esther VIVAS met en lien les politiques d’ajustement structurel dans le domaine agricole et les révoltes de la faim des derniers mois qui se sont déroulées dans plusieurs pays du Sud. L’exemple d’Haïti est particulièrement édifiant...

Article initialement publié dans Corriente Alterna, nº 58. Traduit par Kusi Colonna-Preti.

Tiré du site Europe Solidaire


L’impossibilité d’accéder aux aliments a poussé dans la rue, ces derniers mois, des milliers de personnes dans les pays du Sud. Des manifestations, des grèves et des protestations se sont répétées d’un bout à l’autre de la planète. Au Bangladesh le prix du riz a doublé cette dernière année, en Haïti le coût des aliments a augmenté plus de 40% et ce même pourcentage a augmenté en Égypte. On a vécu la même dynamique en Côte d’Ivoire, Bolivie, Indonésie, Mexique, Philippines, Pakistan, Mozambique, Pérou, Yémen, Éthiopie... La liste pourrait continuer.

Ces « révoltes de la faim » nous rappellent celles qui eurent lieu entre les années 80 et 90 dans les pays du Sud contre les politiques d’ajustement structurel imposées par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International. A cette période-là, on comptabilisa plus de cinquante soulèvements qui laissèrent des milliers de morts en Afrique, Asie et Amérique latine. La cause, une fois de plus, fut l’augmentation des prix des aliments de base, du transport, du logement... qui aggravèrent les conditions de vie de la plupart des populations de ces pays et difficulté encore plus sa lutte pour la survie quotidienne. L’histoire se répète et les politiques néolibérales continuent de laisser derrière elles des millions d’affamés.

Mais le problème aujourd’hui n’est pas le manque d’aliments : la production de céréales à niveau mondial a triplé depuis les années 70 et les réserves dépassent largement la demande. De fait, la production agricole n’a jamais été aussi abondante. Alors, quel est le problème ? La difficulté réside dans l’impossibilité, pour les pays du Sud, de payer les prix établis. Il s’agit, par conséquent, d’un problème d’accès aux aliments.

Les céréales de base sont celles qui ont souffert l’augmentation la plus spectaculaire cette dernière année : autour de 70%. Parmi celles-ci, il faut souligner le blé, le soja, les huiles végétales et le riz. Le coût du blé, par exemple, est arriver à atteindre 130% de plus que depuis un an et le riz 100%. Evidemment, ce sont les couches les plus pauvres de la population des pays du Sud, en particulier celles qui quittèrent la campagne et qui aujourd’hui habitent massivement les villes, qui sont en train de subir les graves conséquences de cette augmentation des prix des aliments de base.

Une crise qui n’est pas conjoncturelle mais qui est le résultat d’un système agroalimentaire privatisé, centré sur le marché international et subordonné au but lucratif. Il y a plusieurs raisons qui ont déclenché cette crise alimentaire mondiale : l’augmentation des importations de céréales réalisées par des pays jusque là autosuffisants, comme l’Inde, la Chine ou le Vietnam ; la destruction des récoltes due aux sécheresses et à d’autres phénomènes météorologiques dans des pays producteurs, comme le Bangladesh, la Chine et l’Australie ; l’augmentation de la consommation de viande par les nouvelles classes moyennes d’Amérique Latine et d’Asie avec la conséquence d’une croissance de la demande ; la hausse du prix du pétrole qui a répercuté directement ou indirectement sur une agriculture dépendante de celui-ci ; les nouvelles tendances de production du « pétrole vert » ou agrocombustibles ; les croissantes inversions spéculatives en céréales depuis le crack des marchés liés à Internet et immobiliers. Tous ces éléments ont influencé, dans une grande ou moindre mesure, un système agroproductif où les intérêts économiques privés prédominent sur les besoins alimentaires des personnes. Dans cet équilibre fragile, les lois du marché ont fini par déséquilibrer la balance.

Spéculer avec la nourriture

Mais, comment se sont établis les prix actuels ? Le prix des matières premières comme le soja, le maïs et le blé, entre autres, est déterminé par sa cotisation dans les bourses de valeurs comme celle de Chicago, la plus importante. Les opérateurs vendent et achètent dans le « marché des futurs », en fonction des prévisions de l’offre et la demande. Il s’agit, par conséquent, d’opérations spéculatives. Dans la mesure où d’autres secteurs comme Internet ou l’immobilier sont entrés en crise, ces inversions ont dérivé vers les marchés des céréales. Aujourd’hui on calcule qu’au moins 55% de l’investissement financier dans le secteur agricole répond à des intérêts spéculatifs et a un lien direct avec l’augmentation et la volatilité des prix.

Des multinationales comme Cargill et Bunge, ainsi que le gouvernement des Etats-Unis, exercent un grand contrôle sur la production et la commercialisation de ces matières premières, déterminant ainsi leur prix final. Il s’agit d’une dynamique récurrente dans toute la chaîne productive. Ce sont les grandes multinationales, monopolisant chacun de ces maillons, qui sont les premières bénéficiaires de la crise actuelle. Les principales compagnies de semences, Monsanto, DuPont et Syngenta, ont reconnu une augmentation croissante de leurs gains, de même que les principales industries d’engrais chimiques comme Mosaic Corporation (propriété de Cargill) ou Potash Corp. Les plus grandes entreprises de traitement d’aliments, telles Nestlé ou Unilever, ont aussi annoncé une hausse dans leurs bénéfices, bien qu’inférieure par rapport à celles qui contrôlent les premiers maillons de la chaîne. De même que les grands distributeurs d’aliments, comme Wal-Mart, Tesco ou Carrefour, les rois des supermarchés, qui affirment continuer d’augmenter leurs gains.

Insécurité alimentaire

Dans la mesure où l’agriculture s’est mercantilisée, donnant priorité à la production pour l’exploitation sur l’approvisionnement local ou abandonnant des systèmes de cultures traditionnelles au nom d’une agriculture industrielle et dépendante de « drogues » (avec l’utilisation de pesticides et produits chimiques), on s’est retrouvé dans une insécurité alimentaire croissante où nos besoins alimentaires se sont retrouvées dans les mains de multinationales de l’agroindustrie. Les politiques néolibérales appliquées systématiquement depuis les années 70 ont contribué, sans aucun doute, à cela.

Le cas d’Haïti est révélateur. Il y a trente ans, ce pays produisait tout le riz dont il avait besoin pour nourrir sa population, mais vers le milieu des années 80, face au besoin de fonds (quand le dictateur haïtien Jean-Claude « Baby Doc » Duvalier abandonna le pays en dévalisant les caisses de l’État), il dut s’endetter avec le Fonds Monétaire International. Ici débuta une spirale de « domination » qui plongerait le pays dans la plus profonde des dépendances politiques et économiques par rapport aux institutions financières internationales, en particulier, envers les États-Unis.

Pour obtenir ces emprunts, Haïti se vit obligé d’appliquer une série de politiques d’ajustement structurel, comme la libéralisation commerciale et la réduction des tarifs douaniers qui protégeaient la production de plusieurs de ses cultures, parmi elles, le riz. Cette ouverture permit l’entrée non discriminée du riz subventionné par les États-Unis, qui se vendait bien en dessous du prix auquel les agriculteurs locaux pouvaient le produire. Un fait qui plongea dans la misère la plus profonde les producteurs locaux qui, ne pouvant rivaliser avec ce riz, abandonnèrent leurs champs et leurs cultures. Aujourd’hui, Haïti s’est transformé dans un des principaux importateurs de riz des États-Unis.

Mais le cas d’Haïti peut se généraliser à bien d’autres pays du Sud, où l’application systématique des politiques néolibérales au long de ces trente dernières années a plongé les populations dans l’extrême pauvreté. La libéralisation commerciale à outrance à travers les négociations au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce et les accords de libre commerce, les politiques d’ajustement structurel, le payement de la dette extérieure, la privatisation des services et des biens publics ont été quelques unes des mesures qu’ont appliqué la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International tout au long de ces dernières décennies.

Ces politiques ont généralisé une privatisation croissante de l’agriculture et de l’alimentation, ainsi que d’autres secteurs. Une dynamique qui, bien qu’elle montre son visage le plus sanglant dans le Sud, s’est aussi imposée dans les pays du Nord avec une agriculture hautement délocalisée et industrielle. Face aux conséquences de ce modèle il est indispensable de commencer à appliquer tout de suite les principes de la souveraineté alimentaire. Les alternatives sont sur la table, il faut juste une volonté politique pour les appliquer et, évidemment, se battre pour arriver à les imposer.

VIVAS Esther

* Article initialement publié dans Corriente Alterna, nº 58. Traduit par Kusi Colonna-Preti.

* Esther Vivas est auteur de « En campagne contre la dette” (Syllepse, 2008), co-coordinatrice des livres en espagnole »Supermarchés, non merci« et »Où va le commerce équitable ?" et membre de la rédaction de la revue Viento Sur (www.vientosur.info).

Mis en ligne le 8 septembre 2008