Tiré de la revue Contretemps
13 janvier 2010
Un tremblement de terre de la magnitude de celui qui a ravagé Haïti aurait provoqué d’énormes dommages à n’importe quelle grande ville du monde, mais ce n’est pas un hasard si la majeure partie de Port-au-Prince ressemble désormais à une zone de guerre. La meilleure manière de comprendre les ravages du dernier désastre en date à frapper Haïti consiste à l’interpréter comme une nouvelle conséquence d’une série d’agissements résolument humains qui s’inscrit dans une longue et horrible séquence historique.
Ce pays a affronté plus que son lot de catastrophes. Des centaines de morts à Port-au-Prince durant le tremblement de terre de juin 1770, l’énorme tremblement de terre du 7 mai 1842 aurait tué à lui seul 10’000 personnes au nord de l’île, dans la ville de Cap-Haitien. Des ouragans frappent l’île à intervalles réguliers, les derniers en date en 2004 et 2008 ; les tempêtes de septembre 2008 ont inondé la ville de Gonaïves et détruit l’essentiel de sa frêle infrastructure, tuant plus de mille personnes et détruisant plusieurs milliers d’habitations. L’ampleur des destructions provoquées par ce tremblement de terre ne sera probablement pas mesurable avant plusieurs semaines. Des réparations, même minimales, prendront des années et l’impact à long terme de cette catastrophe est incalculable.
Il est néanmoins déjà très clair que cet impact sera le résultat d’une longue histoire d’appauvrissement et d’asservissement délibéré. Haïti est traditionnellement décrit comme "le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental". Cette pauvreté constitue l’héritage direct du système colonial probablement le plus brutal de l’histoire, aggravé par des décennies d’oppression post-coloniale systématique.
La noble "communauté internationale", qui s’affaire à envoyer son "aide humanitaire" à Haïti est largement responsable de l’étendue des souffrances qu’elle cherche à réduire. Depuis l’invasion et l’occupation du pays par les USA en 1915, toute tentative politique visant à permettre au peuple haïtien de passer "de la misère absolue à une pauvreté digne" (pour reprendre les termes de l’ancien Président Jean-Bertrand Aristide) a été violemment et délibérément bloquée par le gouvernement étasunien et certains de ses alliés.
Le gouvernement Aristide lui-même (élus par près de 75% des votants) fut la dernière victime de ce projet lorsqu’il fut destitué par un coup d’Etat soutenu internationalement, qui fit des milliers de victimes et laissa la population dans un état de ressentiment inextinguible. L’ONU a ensuite maintenu une énorme et coûteuse force de pacification et de stabilisation dans le pays.
Haïti est désormais un pays dans lequel, selon les meilleures études disponibles, environ 75% de la population "vit avec moins de 2$ par jour et 56% - 4,5 millions de personnes – vit avec moins de 1$ par jour". Des décennies d’"ajustements" néolibéraux et de d’interventions néo-impérialistes ont privé son gouvernement de toute capacité significative d’investir pour sa population ou de réguler son économie. Le caractère punitif du commerce international et des arrangements financiers impliquent que ce dénuement et cette impuissance vont rester des caractéristiques structurelles de la vie haïtienne dans l’avenir proche.
C’est la pauvreté et l’impuissance qui expliquent l’ampleur de l’horreur qui touche Port-au-Prince actuellement. Depuis la fin des années 1970, les assauts néolibéraux n’ont laissé aucun répit à l’économie agraire haïtienne et poussé des dizaines de milliers de petits paysans à grossir les rangs de bidonvilles surpeuplés. Bien qu’il n’existe pas de statistiques fiables, des centaines de milliers d’habitants de Port-au-Prince vivent désormais dans des habitations informelles désespérément insalubres, souvent perchées de manière précaire à proximité de ravins ravagés par la déforestation. La sélection des personnes vivant dans ces conditions n’est pas plus "naturelle" ou accidentelle que l’étendue des dommages qu’elles ont subi.
Comme l’affirme le directeur de l’Institut pour la Justice et la Démocratie d’Haïti, Brian Concannon : "Ces personnes se sont installées-là car eux, ou leurs parents, ont été intentionnellement chassés de la campagne par les politiques d’aides et de commerce conçues expressément dans le but de créer une grande force de travail captive et donc exploitable pour les villes ; par définition, ce sont des personnes qui n’ont pas les moyens de construire des habitations pouvant résister à un tremblement de terre." De même, les infrastructures urbaines de base – eau courant, électricité, routes, etc – sont restées scandaleusement inadéquates et souvent même inexistantes. La capacité du gouvernement à mobiliser un secours répondant quelque type de désastre que ce soit est proche de zéro.
Dans les faits, la communauté internationale gouverne Haïti depuis le coup d’Etat de 2004. Les mêmes États qui tentent d’envoyer une aide d’urgence en Haïti ont, durant les cinq dernières années, constamment voté contre toute extension du mandat de l’ONU au-delà des objectifs militaires immédiats. Les propositions pour réorienter certains de ces "investissements" vers la réduction de la pauvreté ou le développement agraire ont été bloquées afin de respecter les modalités qui continuent à façonner la distribution de l’"aide" internationales
La même tempête qui a fait tant de victimes en 2008 a touché Cuba aussi durement mais n’a tué que quatre personnes. Cuba a échappée aux pires effets de la "réforme" néolibérale et son gouvernement a conservé sa capacité à protéger son peuple du désastre. Si nous voulons sérieusement aider Haïti à traverser cette crise, alors nous devons prendre en compte cette comparaison. En plus des secours d’urgence, nous devons nous interroger sur ce que nous devons faire pour rendre au peuple et aux institutions d’Haïti leur capacité d’auto-détermination. Si nous prenons au sérieux l’aide que nous voulons apporter, nous devons cesser de vouloir contrôler le gouvernement haïtien, de vouloir pacifier ses citoyens et de vouloir exploiter son économie. Ensuite, nous devons commencer à payer, au moins en partie, les dommages que nous avons causés.
Traduction de Raphaël Ramuz
Publication originale, guardian.co.uk, Wednesday 13 January