Accueil > International > Moyen-Orient > Onze thèses sur la résurgence actuelle de l’intégrisme islamique

Onze thèses sur la résurgence actuelle de l’intégrisme islamique

lundi 25 septembre 2006, par Gilbert Achcar

1. L’étendue et la diversité des formes de la résurgence de l’intégrisme islamique, qui a marqué le début de ce dernier quart de siècle, empêchent toute généralisation hâtive de conjectures à son sujet. De même, en effet, qu’il serait totalement aberrant d’identifier le catholicisme des ouvriers polonais et celui de la réaction franquiste, sans pour autant s’abstenir d’analyser les traits communs aux histoires agraires de l’Espagne et de la Pologne ou au contenu politique et idéologique de leurs catholicismes respectifs, la prudence analytique la plus élémentaire interdit d’inclure sous une seule et même rubrique des phénomènes aussi différents que la remontée des mouvements musulmans cléricaux et/ou politiques en Égypte, Syrie, Tunisie, Turquie, Indonésie, au Pakistan ou au Sénégal, la dictature militaire d’un Zia Ul-Haq (1) au Pakistan ou celle d’un Kadhafi en Libye, la prise du pouvoir par le clergé chiite iranien ou la guérilla afghane, etc. Même des phénomènes dont l’identité semble évidente, tels que les progrès du même mouvement, celui des « Frères musulmans », en Égypte et en Syrie, recouvrent en fait une disparité de contenus et de fonctions politiques, déterminée par celle de leurs objectifs immédiats. Car, en deçà de l’accord sur les affaires célestes et au-delà de l’accord sur les problèmes de la vie quotidienne, quand ces accords existent, et nonobstant la similitude, voire l’identité, des formes organisationnelles et des dénominations, les mouvements musulmans restent essentiellement des mouvements politiques, et donc les expressions d’intérêts sociopolitiques spécifiques et éminemment terrestres.

2. Il n’y a pas eu d’irruption de l’Islam dans la politique : l’Islam, en fait, est inséparable de celle-ci, étant lui-même religion politique, au sens étymologique du terme. Ainsi la revendication de la séparation de la religion et de l’État est-elle plus que laïciste, en pays musulman ; elle est franchement antireligieuse. Cette donnée contribue à expliquer pourquoi aucun des grands courants du nationalisme bourgeois et petit-bourgeois en terre d’Islam, à l’exception du kémalisme en Turquie, ne s’est prononcé pour la laïcité. Tâche démocratique élémentaire sous d’autres cieux, celle-ci est à tel point radicale dans les pays musulmans, ceux du Moyen-Orient en particulier, que même la « dictature du prolétariat » éprouvera des difficultés à la réaliser ; elle est hors de la portée des autres classes. Par ailleurs, les classes démocratiques des sociétés musulmanes n’ont eu, dans l’ensemble, aucun intérêt, ou presque, à combattre leur propre religion. L’Islam, en effet, n’a pas été perçu au XXe siècle, dans ces sociétés, comme ciment idéologique d’une structure de classe surannée, féodale ou semi-féodale, mais bien plutôt comme élément fondamental de l’identité nationale bafouée par l’oppresseur étranger chrétien (voire athée). Ce n’est pas un hasard si la Turquie a été l’unique société musulmane à n’avoir pas été soumise, au XXe siècle, à un joug étranger ; Mustafa Kemal, lui aussi, fut exceptionnel parmi ses pairs : il mena son combat principal, non contre le colonialisme ou l’impérialisme, mais contre le sultanat, combinaison de pouvoirs temporels et spirituels (califat). Par contre, un nationaliste bourgeois aussi radical que Nasser avait tout intérêt à se revendiquer de l’Islam dans son combat principal contre l’impérialisme, d’autant plus qu’il y trouvait, en même temps, un moyen à bon compte de se garder à gauche comme à droite.

3. L’Islam, en tant qu’élément de l’idéologie des courants nationalistes, élément parmi d’autres, bien que fondamental, n’est pas le sujet des thèses qui suivent. Cet Islam-là a fait son temps, de même que les courants qui s’en revendiquent. Plus généralement, nous discernerons entre l’Islam utilisé comme moyen, servant à façonner et affirmer une identité nationale ou communautaire, voire sectaire, aux prises avec d’autres, et l’Islam considéré comme but en soi, objectif global et total, programme unique et exclusif. « Le Coran est notre constitution », proclamait Hassan Al-Banna, fondateur en 1928 du mouvement des « Frères musulmans ». C’est cet Islam-ci qui nous intéresse dans le cadre de ces thèses : l’Islam érigé en principe absolu auquel toute revendication, toute lutte, toute réforme, sont subordonnées, l’Islam des « Frères musulmans », du « Jamaat-i-Islami », des différentes associations d’ulémas et du mouvement des ayatollahs iraniens dont l’expression organisée est le « Parti de la République islamique ». Le dénominateur commun entre ces différents mouvements est l’intégrisme islamique, c’est-à-dire la volonté d’un retour à l’Islam, l’aspiration à une « Utopia » islamique qui ne saurait, d’ailleurs, se limiter à une seule nation, mais devrait englober l’ensemble des peuples musulmans, sinon le monde entier. C’est dans ce sens que Bani Sadr affirmait, en 1979, à un quotidien de Beyrouth (An-Nahar) que « l’ayatollah Khomeyni est internationaliste : il s’oppose aux staliniens de l’Islam qui veulent construire l’Islam dans un seul pays » (sic !). Cet « internationalisme » se traduit également par le fait que les mouvements précités débordent les frontières de leurs pays d’origine et/ou entretiennent des relations plus ou moins étroites entre eux. Ils rejettent tous le nationalisme, dans l’acception restreinte du terme, et considèrent les courants nationalistes, même ceux qui font profession d’Islam, comme des rivaux, voire des adversaires. C’est au nom de l’-Islam qu’ils s’opposent à l’oppression étrangère ou à l’ennemi national, et non en défense de la « Nation ». Ainsi, les États-Unis ne sont pas tant « l’Impérialisme », pour Khomeyni, que le « Grand Satan » ; Saddam Hussein, lui, est avant tout un « athée », un « infidèle ». Israël, pour tous les mouvements en cause, n’est pas tant l’usurpateur sioniste du territoire palestinien que « l’usurpateur juif d’une terre islamique sacrée ».

4. Quelle que soit la portée progressiste, nationale et/ou démocratique, objective de certaines des luttes que mènent les divers courants de l’intégrisme islamique, elle ne saurait voiler le fait que leur idéologie et leur programme sont essentiellement, et par définition, réactionnaires. Qu’est-ce, en effet, qu’un programme qui vise à construire un État islamique, calqué sur le modèle de celui du VIIe siècle de l’ère chrétienne, sinon une utopie réactionnaire ? Qu’est-ce qu’une idéologie qui vise à restaurer un ordre vieux de treize siècles, sinon une idéologie éminemment réactionnaire ? En ce sens, il est aberrant, voire absurde, de qualifier les mouvements intégristes islamiques de bourgeois, quelle que soit la convergence de certaines luttes qu’ils mènent avec tout ou partie de la bourgeoisie de leur pays, tout aussi aberrant que de les qualifier de révolutionnaires quand il leur arrive de s’opposer à cette même bourgeoisie. Tant par la nature de leur programme et de leur idéologie que par leur composition sociale, et même par l’origine sociale de leurs fondateurs, les mouvements intégristes islamiques sont des mouvements petits-bourgeois. Ils ne cachent pas leur haine tant des représentants du grand capital que des représentants du prolétariat, tant des États impérialistes que des États « communistes ». Ils s’opposent aux deux pôles de la société industrielle qui les menace : la bourgeoisie et le prolétariat. Ils correspondent à cette fraction de la petite-bourgeoisie décrite par le Manifeste communiste : « Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu’elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices ; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire. »
La réaction islamique petite-bourgeoise trouve ses idéologues et cadres organisateurs parmi les « intellectuels traditionnels » des sociétés musulmanes, les ulémas et assimilés, ainsi que parmi les échelons les plus bas des « intellectuels organiques » de la bourgeoisie, ceux-là mêmes qui sont issus de la petite-bourgeoisie et sont condamnés à y rester : les instituteurs et les clercs, en particulier. En période de montée, l’intégrisme islamique recrute largement dans les universités et autres centres de production des « intellectuels », là où ceux-ci demeurent plus déterminés par leur origine sociale que par un avenir hypothétique et souvent aléatoire.

5. Les populations actives des pays où la réaction intégriste islamique a pu se constituer en mouvement de masse et où elle a aujourd’hui le vent en poupe, se distinguent par une forte proportion de classes moyennes, au sens défini par le Manifeste Communiste : petits fabricants, détaillants, artisans et paysans. Cependant, toute éruption de l’intégrisme islamique mobilise non seulement une fraction plus ou moins large de ces classes moyennes, mais aussi des fractions d’autres classes, fraîchement issues des classes moyennes, sous l’effet de l’accumulation primitive et de la paupérisation capitalistes. Ainsi, des fractions du prolétariat, celles dont la prolétarisation est la plus récente, et surtout des fractions du sous-prolétariat, celles qui ont été déchues par le capitalisme de leur position petite-bourgeoise antérieure, sont particulièrement réceptives à l’agitation intégriste et susceptibles d’être entraînées par celle-ci. Telle est la base sociale de l’intégrisme islamique, sa base de masse. Cette base n’est toutefois pas acquise d’office à la réaction religieuse, comme la bourgeoisie l’est à son propre programme. Quelle que soit, en effet, la force du sentiment religieux des masses, et même si la religion en cause est l’Islam, il y a un bond qualitatif entre ce sentiment et l’adhésion à la religion comme utopie temporelle : pour que d’opium des peuples, la religion, redevienne excitant, et ceci à l’ère de l’automation, il faut vraiment que lesdits peuples n’aient plus d’autre choix que de se vouer à Dieu. Car le moins que l’on puisse dire de l’Islam, c’est que son actualité n’est pas évidente ! En fait, l’intégrisme islamique pose plus de problèmes qu’il n’en résout : outre l’actualisation problématique d’un code civil vieux de treize siècles qui, bien que postérieur de plusieurs siècles au droit romain, fut produit par une société nettement plus arriérée que celle de la Rome antique (le Coran est largement inspiré de la Torah, de même que le mode de vie des Arabes était largement similaire à celui des Hébreux), il s’agit de le compléter. En d’autres termes, le plus orthodoxe des intégristes musulmans est incapable de répondre aux problèmes que lui pose la société moderne par les seules péripéties de l’exégèse, à moins que celle-ci ne devienne totalement arbitraire et, partant, source de désaccords sans fin entre les exégètes. Il y a ainsi autant d’interprétations de l’islam qu’il y a d’interprètes. Quant au noyau central de la religion islamique, celui qui fait l’unanimité des musulmans, il ne satisfait en aucune façon les besoins matériels pressants du petit-bourgeois, indépendamment du fait qu’il puisse satisfaire ses besoins spirituels. L’intégrisme islamique, en soi, n’est aucunement le programme le plus conforme aux aspirations des couches sociales sur lesquelles il agit.

6. La base sociale décrite plus haut est caractérisée par sa versatilité politique. La citation du Manifeste communiste, que nous avons reproduite, ne décrit pas une attitude permanente des classes moyennes, mais seulement le contenu réel de leur combat contre la bourgeoisie, quand celui-ci a lieu, c’est-à-dire quand les classes moyennes se retournent contre la bourgeoisie. Car avant de combattre la bourgeoise, les classes moyennes ont été ses alliées dans le combat contre la féodalité ; avant de chercher à renverser le cours de l’histoire, elles ont contribué à le faire avancer. Les classes moyennes sont, avant tout, la base sociale de la révolution démocratique et de la lutte nationale. Dans les sociétés arriérées et dépendantes, telles que les sociétés musulmanes, les classes moyennes conservent ce rôle dans la mesure où les tâches démocratiques et nationales restent, plus ou moins entières, à l’ordre du jour. Elles constituent les supporters les plus ardents de toute direction bourgeoise (ou petite-bourgeoise, à plus forte raison) qui inscrit ces tâches sur son étendard. Les classes moyennes sont la base sociale, par excellence, du bonapartisme de la bourgeoisie ascendante (elles sont d’ailleurs la base sociale de tout bonapartisme bourgeois). Il faut donc que les directions bourgeoises ou petites-bourgeoises qui assument les tâches démocratiques et nationales aient atteint leurs propres limites dans la réalisation de ces tâches, qu’elles aient perdu leur crédibilité, pour que de larges fractions des classes moyennes s’en détachent et cherchent d’autres voies. Bien entendu, tant que l’essor capitaliste semble leur ouvrir les voies de l’ascension sociale, tant que leurs conditions d’existence s’améliorent, les classes moyennes ne remettent pas en question l’ordre établi ; même dépolitisées ou sans enthousiasme, elles n’en jouent pas moins le rôle de « majorité silencieuse » de l’ordre bourgeois. Mais pour peu que l’évolution capitaliste de la société se mette à peser sur elles de tout son poids, le poids de la concurrence nationale et/ou étrangère, de l’inflation et des dettes, les classes moyennes deviennent alors un réservoir redoutable de forces d’opposition au pouvoir établi, libre de tout contrôle bourgeois et d’autant plus redoutable que la violence du petit-bourgeois dans la détresse et son déchaînement sont sans pareils.

7. Le choix réactionnaire n’en devient pas plus inéluctable pour le petit-bourgeois, écrasé par la société capitaliste et désillusionné quant aux directions nationalistes-démocratiques bourgeoises et petites-bourgeoises. Un autre choix existe toujours, du moins en théorie ; les classes moyennes se trouvent placées devant l’alternative : réaction ou révolution. Elles peuvent, en effet, se joindre à la lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie, comme le prévoyait le Manifeste communiste.
« Si [les classes moyennes] sont révolutionnaires, c’est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels ; elles abandonnent leur propre point de vue pour adopter celui du prolétariat. »
Cependant, dans les sociétés arriérées et dépendantes que n’envisageait pas le Manifeste communiste (dans la fameuse Adresse de 1850, des mêmes Marx et Engels, on trouvera une description différente du rôle des petits-bourgeois, sans que soit envisagé pour autant leur ralliement au prolétariat), point n’est besoin aux classes moyennes d’abandonner leur propre point de vue pour se placer sous la direction du prolétariat. Bien au contraire, c’est en reprenant à son compte les aspirations des classes moyennes, et notamment les tâches démocratiques et nationales, que ce dernier parvient à les rallier à sa lutte. Mais pour que le prolétariat puisse gagner la confiance des classes moyennes, il faut d’abord qu’il dispose lui-même d’une direction crédible, qui ait fait ses preuves politiques et militantes. Par contre, si la direction majoritaire du prolétariat s’est discréditée sur le terrain des luttes politiques nationales démocratiques (tout en conservant sa position majoritaire grâce à son rôle syndical ou faute de remplaçants), si elle fait preuve de veulerie politique à l’égard de l’ordre établi ou, pis encore, si elle soutient l’ordre établi, alors, les classes moyennes n’auront vraiment d’autre choix que de prêter l’oreille à la réaction petite-bourgeoise - fût-elle aussi énigmatique que la réaction islamique - et, éventuellement, de répondre à ses appels.

8. Dans tous les pays où l’intégrisme islamique a notablement gagné du terrain, et particulièrement en Égypte, en Syrie, en Iran et au Pakistan, l’ensemble des conditions décrites ci-dessus existent (2). Dans tous ces pays, la condition des classes moyennes s’est notoirement aggravée au cours des dernières années. Bien que certains d’entre eux soient eux-mêmes exportateurs de pétrole, la seule retombée de l’explosion des prix du pétrole sur la majorité des classes moyennes dans l’ensemble de ces pays a été une inflation débridée. Par ailleurs, les directions nationalistes-démocratiques bourgeoises et petites-bourgeoises y sont discréditées, en général. Dans les quatre pays mentionnés, lesdites directions sont passées par l’épreuve du pouvoir. Elles ont toutes fait autour d’elles, à certains moments de leur histoire, la quasi-unanimité des classes moyennes, en tentant de réaliser leur programme national démocratique. Certaines sont allées loin dans cette direction, comme ce fut le cas en Égypte, et dans les pays de la mouvance égyptienne, où Nasser fit figure de géant. Les nationalistes purent se maintenir longtemps au pouvoir, ou s’y maintiennent toujours, dans ces derniers pays, du fait qu’ils y accédèrent au moyen de l’armée. En Iran et au Pakistan, où les nationalistes constituèrent des gouvernements civils, ils ne tardèrent pas à être balayés par l’armée ; Mossadegh et Bhutto (3) finirent lamentablement. En tout état de cause, la marge de progression sur la voie du programme national-démocratique, dans le cadre et les limites de l’État bourgeois, est aujourd’hui très réduite ou quasi nulle dans les quatre pays susmentionnés. Même en Iran, où l’expérience Mossadegh fut très brève, le Shah, conseillé par ses tuteurs américains, prit sur lui-même, par ses propres méthodes pseudo-bismarckiennes, de réaliser ce que les Robespierre et Bonaparte combinés accomplirent dans les autres pays. D’autre part, les seules organisations politiques notables du prolétariat, dans l’ensemble de la région, sont les organisations staliniennes qui, lorsqu’elles ne sont pas insignifiantes, se sont totalement discréditées par une longue histoire de trahisons des luttes populaires et de compromissions avec les pouvoirs établis.
Ainsi, lorsque le mécontentement des classes moyennes commença à se manifester, ces dernières années, dans les quatre pays précités, aucune organisation ouvrière ou nationaliste bourgeoise, ou petite-bourgeoise, ne put le capitaliser : le champ était libre devant la réaction intégriste islamique petite-bourgeoise.
Par contraste, en Algérie, en Libye (4) et en Irak, où le despotisme éclairé d’une bureaucratie nationaliste bourgeoise ou petite-bourgeoise sut faire bénéficier de la manne pétrolière de larges fractions des classes moyennes, l’intégrisme islamique a pu être contenu.

9. Si l’intégrisme islamique a notablement progressé aussi bien en Égypte, qu’en Syrie, en Iran et au Pakistan, les formes et l’étendue de sa progression, de même que son contenu et sa fonction politiques, diffèrent beaucoup d’un pays à l’autre (5).
En Syrie, le mouvement intégriste est la principale force d’opposition au bonapartisme décadent de la bureaucratie bourgeoise baassiste, contre laquelle il s’est engagé dans une lutte à mort. Il bénéficie, en particulier, du caractère confessionnel minoritaire (alaouite) de l’équipe gouvernante. La nature outrancièrement et exclusivement réactionnaire du programme du mouvement intégriste syrien réduit à néant, ou presque, ses perspectives autonomes de prise du pouvoir. Il ne peut, seul, sur la base d’un tel programme, mobiliser les forces nécessaires au renversement de la dictature baassiste. Il peut encore moins gérer, seul, un pays aux problèmes politiques et économiques aussi épineux que ceux de la Syrie. Le mouvement intégriste syrien est donc condamné à coopérer avec les classes possédantes syriennes (bourgeoisie et propriétaires fonciers). Il n’est, et ne peut être, rien de plus que leur fer de lance.
En Égypte, et pour les mêmes raisons, les perspectives d’une prise de pouvoir autonome par le mouvement intégriste sont très réduites, d’autant plus que son influence relative y est nettement moins importante qu’en Syrie. Dans ces deux pays, le mouvement intégriste s’est endurci dans une longue lutte contre des régimes progressistes, accentuant par là même son caractère réactionnaire. En outre, la dimension même des problèmes économiques de l’Égypte y rend encore moins crédible la prétention du mouvement intégriste au pouvoir. La bourgeoisie égyptienne en est parfaitement consciente, qui fait preuve d’une grande complaisance à l’égard du mouvement intégriste. Celui-ci constitue, à ses yeux, une cinquième colonne idéale au sein du mouvement des masses, un « anticorps » particulièrement efficace contre la gauche. C’est pourquoi elle n’est point inquiète de voir aujourd’hui le mouvement intégriste égyptien rivaliser avec la gauche sur les deux terrains favoris de cette dernière : la question nationale et la question sociale (6). Tout progrès de la réaction islamique sur ces deux terrains réduit d’autant celui de la gauche. L’attitude de la bourgeoisie égyptienne à l’égard du mouvement intégriste participe de celle de toute bourgeoisie, confrontée à une profonde crise sociale, à l’égard de l’extrême droite et du fascisme.
Le Pakistan se distingue de l’Égypte en ce que le mouvement intégriste s’y est affermi principalement sous des régimes réactionnaires. Il a donc pu reprendre à son compte, sur de longues périodes, des éléments du programme national-démocratique et, partant, constituer une force d’opposition crédible à l’ordre établi. Sur ces mêmes longues périodes cependant, les tendances nationalistes-démocratiques bourgeoises étaient elles-mêmes dans l’opposition, et forcément plus influentes, car plus crédibles, que le mouvement intégriste. Il a fallu qu’un Bhutto, par un raccourci historique impressionnant, brûle les étapes d’une évolution de type nassérien et en arrive rapidement à s’aliéner les masses, en s’empêtrant dans ses propres contradictions, pour que le champ devienne libre devant l’extrême droite dominée par le mouvement intégriste, l’extrême gauche pakistanaise étant insignifiante. La faillite de Bhutto fut à tel point prononcée que le mouvement intégriste réussit à mobiliser contre lui un vaste mouvement de masse. C’est pour prévenir « l’anarchie » qui aurait pu résulter d’un renversement de Bhutto par cette mobilisation (cf. Iran !) que le coup d’État eut lieu. La dictature militaire bourgeoise réactionnaire de Zia Ul-Haq, pour gagner les sympathies du mouvement intégriste, reprit à son compte avantageusement les projets de réforme islamique de celui-ci. Elle compte aujourd’hui sur lui pour neutraliser toute opposition « progressiste » à son régime, y compris celle du parti de feu Bhutto.
Dans les trois cas envisagés ci—dessus, le mouvement intégriste s’est avéré n’être qu’une force d’appoint à la bourgeoisie réactionnaire. Le cas de l’Iran est différent.

10. En Iran, le mouvement intégriste, représenté principalement par la tendance intégriste du clergé chiite, s’est forgé dans une longue et âpre lutte contre le régime éminemment réactionnaire, et soutenu par l’impérialisme, du Shah. La faillite historique lamentable du nationalisme bourgeois et du stalinisme iraniens est trop connue pour que nous la décrivions ici. Toujours est-il que, par cette combinaison exceptionnelle de circonstances historiques, le mouvement intégriste iranien en est arrivé à être l’unique fer de lance des deux tâches immédiates de la révolution démocratique nationale en Iran : le renversement du Shah et la rupture des liens avec l’impérialisme américain. Cette situation était d’autant plus possible que les deux tâches en question étaient en parfaite harmonie avec le programme général réactionnaire de l’intégrisme islamique. Ainsi, lorsque la crise sociale mûrit en Iran au point de créer les conditions d’un renversement révolutionnaire du Shah, lorsque le ressentiment des classes moyennes à l’égard de ce dernier atteignit son comble, le mouvement intégriste, personnifié par Khomeyni, parvint à canaliser l’immense force des classes moyennes en détresse et du sous-prolétariat pour prodiguer au régime une série de coups de poings nus, quasiment suicidaires dans leur obstination à rester désarmés, tel que seul en est capable un mouvement mystique. Le mouvement intégriste iranien réussit à accomplir la première étape d’une révolution nationale démocratique en Iran ; très vite, cependant, sa nature intégriste allait reprendre le dessus.
La révolution iranienne est, en quelque sorte, une révolution permanente inversée. Commencée sur le terrain de la révolution nationale démocratique, elle aurait pu, sous une direction prolétarienne, prendre le chemin de la « transcroissance » socialiste. Sa direction intégriste petite-bourgeoise l’en a empêché, la poussant, au contraire, dans le sens d’une rétrogradation réactionnaire. La révolution de février 1979 ressembla étonnamment à celle de février 1917 : deux points de départ identiques pour des évolutions diamétralement opposées. Là où Octobre permit d’aller jusqu’au bout de la révolution démocratique russe, la direction intégriste trahit le contenu démocratique de la révolution iranienne. Les bolcheviks remplacèrent l’Assemblée constituante, après avoir lutté pour son élection, par le pouvoir éminemment démocratique des soviets ; les ayatollahs remplacèrent l’Assemblée constituante, qu’ils avaient eux aussi placée en tête de leurs revendications mais qu’ils empêchèrent de voir le jour, par cette caricature réactionnaire qu’est l’« Assemblée des experts » musulmans. Le sort de cette revendication commune des deux révolutions résume éloquemment les natures antithétiques de leurs directions et, partant, de leur sens de développement. Quant aux formes d’organisation démocratiques apparues dans la foulée du Février iranien, elles furent récupérées par la direction islamique : c’est toute la distance entre les « shoras » et les soviets ! Sur le terrain national, là où l’internationalisme prolétarien des bolcheviks permit l’émancipation des nationalités opprimées de l’empire russe, l’« internationalisme » islamique des ayatollahs s’avéra être un prétexte religieux pour la répression sanguinaire des nationalités opprimées de l’empire perse. Le sort des femmes dans les deux révolutions est tout aussi connu. La direction intégriste iranienne ne resta fidèle au programme national démocratique que sur un seul point : la lutte contre l’impérialisme américain ; mais elle y resta fidèle à sa propre manière. Désignant l’ennemi comme étant non pas l’impérialisme, mais l’« Occident », sinon le « Grand Satan », Khomeyni appela à jeter le bébé avec l’eau de la bassine, ou plutôt le bébé avant l’eau de la bassine. Attribuant à l’« Occident » abhorré tous les acquis politiques et sociaux apportés par la révolution bourgeoise, y compris la « démocratie » et même le marxisme considéré (à juste titre) comme un produit de la civilisation industrielle, qualifiée d’« occidentale », il appela à extirper ces fléaux de la société iranienne, tout en négligeant les liens principaux entre 1’Iran et l’impérialisme : les liens économiques. L’affaire de l’ambassade des États-Unis, telle qu’elle a été menée, n’a rien apporté à l’Iran ; elle lui a coûté très cher, profitant en dernière instance aux banques américaines. Quelle que soit l’évolution ultérieure de la dictature intégriste en Iran, elle s’est déjà avérée être un obstacle majeur au développement de la révolution iranienne.
Cette évolution est d’ailleurs très aléatoire. Outre la combinaison exceptionnelle de circonstances décrite ci-dessus, une différence fondamentale existe entre l’Iran et les trois pays envisagés plus haut : l’Iran peut s’offrir le « luxe » d’une expérience de pouvoir intégriste petit-bourgeois autonome. Sa richesse pétrolière est la garantie d’une balance des paiements et d’un budget excédentaires. Mais à quel prix et jusqu’à quand ? Le bilan économique de deux ans de pouvoir intégriste est déjà lourdement négatif, en comparaison des années précédentes. D’autre part, l’inconsistance du « programme » intégriste et la grande variété des couches sociales qui s’en revendiquent et l’interprètent, chacune à sa manière, se traduisent par une pluralité de pouvoirs rivaux et antagoniques dont seule l’autorité d’un Khomeyni a permis jusqu’ici de maintenir l’unité de façade.

11. L’intégrisme islamique est un des ennemis les plus dangereux du prolétariat révolutionnaire. Il est absolument, et en toutes circonstances, nécessaire de combattre son « influence réactionnaire et moyenâgeuse » comme y appelaient déjà les « Thèses sur la question nationale et coloniale » adoptées par le deuxième congrès de l’Internationale communiste. Même dans les cas, comme celui de l’Iran, où le mouvement intégriste assume provisoirement des tâches nationales démocratiques, le devoir des communistes révolutionnaires est de combattre implacablement la mystification qu’il exerce sur les masses en lutte, et dont celles-ci payeront le prix si elles ne s’en libèrent pas à temps. Tout en frappant ensemble contre l’ennemi commun, les communistes révolutionnaires doivent mettre en garde les masses laborieuses contre tout détournement de leur lutte dans un sens réactionnaire. Tout manquement à ces tâches élémentaires est non seulement une carence fondamentale, mais porte aussi, en soi, le danger d’une déviation opportuniste de l’organisation communiste révolutionnaire.

En revanche, et même dans les cas où l’intégrisme islamique se présente exclusivement sous son aspect réactionnaire, les communistes révolutionnaires doivent s’armer de prudence tactique dans leur combat contre lui. Ils doivent, en particulier, éviter de mener le combat sur le terrain de la foi religieuse, comme cherchent toujours à les y entraîner les intégristes, pour le maintenir sur les terrains national, démocratique et social. Les communistes révolutionnaires ne doivent pas perdre de vue, en effet, qu’une partie, souvent importante, des masses sur lesquelles l’intégrisme islamique exerce son influence, peut et doit en être détachée et gagnée à la lutte du prolétariat. Ce faisant, les communistes révolutionnaires doivent néanmoins se prononcer sans ambages pour la laïcisation de la société, élément rudimentaire du programme démocratique. Ils peuvent mettre une sourdine à leur athéisme ; jamais à leur laïcisme, à moins de remplacer carrément Marx par Mahomet !
le 1er février 1981


* Première parution dans la revue Quatrième Internationale, III/6, octobre 1981. Nous reprenons ici la version intégrale, avec réinsertion de bouts de phrase qui avaient été omis par erreur lors de leur première publication, telle qu’elle a été publiée dans le livre de Gilbert Achcar, L’Orient incandescent, éd. Page 2, Lausanne 2003.
1. Mohammad Zia Ul-Haq, général, auteur du coup d’Etat contre Bhutto en 1977 ; il fut président du Pakistan de 1978 à sa mort accidentelle en 1988.
2. En Tunisie et au Liban, la profonde « occidentalisation » de la société handicape la progression de l’intégrisme islamique, qui n’en est pas moins réelle.
3 . Zulfikar Ali Bhutto, président puis premier ministre du Pakistan, de 1971 à son renversement en 1977 ; il fut exécuté en 1979.
4. Kadhafi, contrairement à ce que l’ont pourrait penser, n’est pas un intégriste au vrai sens du terme : il le fut, jusqu’à un certain point, au cours des premières années de sa dictature petite-bourgeoise, devenant en quelque sorte le précurseur de la résurgence actuelle et même un de ses principaux instigateurs. Sa radicalisation ultérieure s’étendit jusqu’à l’Islam qu’il prétend aujourd’hui réformer. Les « Frères musulmans » existent en Libye et y sont réprimés.
5. Ils diffèrent aussi d’une composante à l’autre du mouvement intégriste dans chaque pays, mais nous ne pouvons ici, dans le cadre de ces thèses générales, rendre compte de ce dernier type de différences.
6. Ces lignes ont été écrites avant l’assassinat d’Anouar El-Sadate par un militant intégriste musulman en octobre 1981. Dans les années 1980, la gauche égyptienne a été laminée, tandis que les franges radicales de la mouvance intégriste s’engageaient dans une opposition violente au pouvoir.