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PRIVATISATION DES SAVOIRS

tiré de ’’les dépossédés’’, daniel Bensaïd, éditions LUX

mercredi 23 juillet 2008, par Daniel Bensaïd

La privatisation ne vise plus seulement les ressources naturelles ou les produits du travail. Elle convoite de plus en plus les connaissances et les savoirs.

tiré de ’’les dépossédés’’, daniel Bensaïd, éditions LUX

tiré de ’’les dépossédés’’, daniel Bensaïd, éditions LUX

C’est l’enjeu des négociations et débats en cours au sein de l’Organisation mondiale du commerce sur les services, la propriété intellectuelle et la brevetabilité (2). La distinction traditionnelle entre invention et découverte se brouille, et la définition même de ce qui est ou non brevetable devient problématique. Dès le début des années 1980, la nécessité s’est imposée de légiférer sur des pratiques scientifiques (comme les manipulations sur le vivant) en contradiction avec les définitions en vigueur dans les droits de propriété.

Dans la « nouvelle économie », la première unité créée par les laboratoires de recherche et développement coûte souvent bien plus cher en capital fixe investi que la reproduction en série du produit. L’appropriation des savoirs et la protection de leur monopole deviennent donc l’enjeu majeur des législations sur le nouveau statut de la propriété intellectuelle. Pourtant, l’open science est plus favorable et "mieux adaptée à la création d’idées nouvelles que l’économie de marché (3) ». La privatisation de la recherche et des connaissances qui en résultent, leur mise sous séquestre à l’abri des concurrents, la culture du secret et la quête du monopole freinent la diffusion des savoirs socialisés qui pourraient bénéficier au plus grand nombre :

Cette contradiction rejaillit sous une forme qui devient au XXIe siècle "équivalent de ce que fut le conflit entre secteur public et privé au siècle précédent : la rivalité entre le " gratuit » et le « payant », la tentation de télécharger gratuitement des films et des chansons, de faire circuler des contrefaçons ou de fabriquer des produits génériques est une donnée permanente de la nouvelle économie, pour cette raison même qu’il coûte peu de dupliquer la première unité d’un bien, une fois qu’il a été découvert (4).

En 1992, la firme Agracetus a obtenu un brevet non seulement sur un coton génétiquement modifié, mais aussi sur toute modification du gène du coton en général, autrement dit « sur l’idée même que l’on puisse modifier le gène du coton ». Au fil des années 1990, on a vu se développer ainsi une logique d’enclosure globale. Une telle évolution a des répercussions majeures sur les conditions de la recherche. La multiplication faramineuse des brevets les plus divers fait que s’aventurer dans un champ de recherche, c’est se risquer dans un terrain miné de brevets déposés pour quadriller et clôturer non seulement les découvertes elles-mêmes, mais les domaines de recherche et les découvertes susceptibles d’y être faites : « Private property ! No entrance ! » Les grandes firmes ont à leur solde des cabinets de plaideurs et de chicaneurs aptes à dissuader les francs-tireurs de la recherche à se risquer dans le maquis de coûteuses procédures.

L’évolution a été tellement radicale, constate Dominique Pestre, qu’on a désormais un mouvement de recollectivisation des brevets dans le cadre de cartels qui mettent en commun leurs brevets pour éviter de devoir négocier en permanence et de ralentir les processus innovants. Les grandes compagnies s’autorisent ainsi réciproquement à utiliser le savoir des autres. Par contre, pour ceux qui ne sont pas dans ces cadres cartellisés, cela pose des problèmes complexes, dans les universités par exemples. (5)

En fait de recollectivisation, il s’agit bien évidemment d’un monopole collectif sur les rentes de matière grise, à l’instar des cartels qui se partagent la rente pétrolière.

Les universités seront de plus en plus réduites, par le biais des financements privés, à un rôle de sous-traitance au service de ces nouveaux cartels du savoir. Il existe déjà au Canada ct aux États-Unis des cas où le contrat de partenariat inclut des clauses de confidentialité : la firme qui subventionne la recherche universitaire s’assure ainsi une exclusivité sur les connaissances produites, au détriment de leur libre circulation au sein de la communauté scientifique. Ces clauses de confidentialité ne sont pas nouvelles. Mais elles éraient généralement limitées dans le temps, en attendant le dépôt et l’obtention éventuelle d’un brevet, alors qu’elles tendent à devenir permanentes. (6)

On comprend que des libéraux sincères ou naïfs finissent eux-mêmes par s’en émouvoir. Tout cela n’a en effet plus grand-chose à voir avec la « concurrence libre et non faussée » !

Rendant compte du débat en cours aux États-Unis sur la liberté, l’innovation et le domaine public, Grégoire Chamayou s’étonne à juste titre que les résistances critiques à la propriété intellectuelle ne soient pas plus articulées à celles portant sur la propriété traditionnelle. II y a, certes, une spécificité des savoirs et de leur production sociale, mais certainement pas une « exception intellectuelle". La France s’est jadis glorifiée d’avoir faire valoir « l’exception culturelle" dans les négociations commerciales internationales, en arguant du fait que la culture (le cinéma, la littérature, la musique ... ) n’est pas une marchandise comme une autre. Soit. Mais la santé, l’éducation, l’habitat, sont-ils des marchandises comme les autres ? À une époque qui entend faire marchandise de tout, les définitions et les frontières sont incertaines. C’est pourquoi les batailles autour de la propriété intellectuelle peuvent servir de révélateur aux contradictions inhérentes à la notion même de propriété privée. Comme le note Grégoire Chamayou, " dans un contexte conceptuel [libéral] olt la propriété est liée à la liberté, la propriété intellectuelle constitue un cas paradoxal où la propriété vient contrarier la liberté (7) ". En matière de propriété, ce paradoxe n’est-il pas la règle ? C’est du moins ce que cherchait déjà à démontrer Proudhon.

Les savoirs émergeant des pratiques sociales avaient jadis pu être confisqués et monopolisés par un clergé ou une caste. L’appropriation du travail vivant et de ses savoir-faire acquiert dans la machinerie industrielle une réalité immédiate. Avec la grande industrie, l’ensemble des sciences ont été, dit Marx, « capturées et mises au service du capital » :

Le développement historique, le développement politique, l’art, la science, se passent au-dessus de leur tête [des esclaves], mais c’est le capital qui le premier a fait prisonnier le progrès historique (les sciences et les techniques) pour le mettre au service de la richesse [ ... J. L’invention devient alors un métier et l’application de la science à la production immédiate devient elle-même pour la science un point de vue déterminant ct qui la sollicite.(8)

Cependant, à mesure que se développe la grande industrie, « la création de la richesse réelle dépend moins du temps de travail et du quantum de travail employé, que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail, laquelle à son tour n’a aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit, de l’application de cette science à la production », Alors, « l’appropriation du temps de travail d’autrui, sur quoi repose la richesse actuelle, apparaît comme une base misérable ». Cette base misérable est la raison des dérèglements du monde. La loi de la valeur ne parvient plus à mesurer la démesure du monde qu’au prix de déraisons et de violences globales sans cesse accrues. (9)

En juillet 1998, l’Union européenne autorisait la délivrance de brevets sur du « matériel biologique" :

Un élément isolé du corps humain, ou autrement produit par un procédé technique,. y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel. (10)

Les chercheurs « n’inventent" pourtant pas un gène. Suivant la distinction classique, ils se contentent de le découvrir. Entre les deux notions, de même qu’entre le naturel et l’artefact, la frontière devient poreuse. Selon un directeur de la propriété industrielle chez Aventis, l’invention consisterait désormais à « affecter une fonction technique à la séquence découverte ». Un tel élargissement de la notion peut mener très loin. On imagine aisément quels avantages des firmes, pharmaceutiques ou autres, peuvent en tirer et quels intérêts sont en jeu dans la bataille sur les brevets. (11). On en a un aperçu avec l’affaire du brevet accordé à Myriad Genetics sur les tests de dépistage du cancer du sein. Des institutions européennes avaient développé des tests moins chers et aussi fiables. Myriad s’est opposé à leur commercialisation au nom de la propriété sur ’les gènes de prédisposition et sur leurs usages. L’Office européen des brevets, saisi de nombreuses plaintes, a fini par retirer à la firme les privilèges qui lui avaient été accordés.

Une déclaration de l’ONU de 1998 assimile le génome humain à « un patrimoine commun de l’humanité » En 2000, le C8 interdisait le brevetage de séquences géniques. La négociation conflictuelle qui se poursuit entre la logique de rentabilité industrielle (pharmaceutique notamment) et de santé publique met à l’ordre du jour une redéfinition du partage entre privé et public. Malgré l’accord des spécialistes pour breveter l’interprétation des séquences géniques, le malaise persiste sur le brevetage des séquences elles-mêmes. Comme elles sont accessibles sur Internet, nombre de biologistes peuvent aujourd’hui y travailler. Le droit du brevet ouvrirait la voie à une persécution judiciaire planétaire contre des chercheurs susceptibles de violer, en toute bonne foi, le droit de propriété protégé par le brevet. Ici encore, la contradiction est explosive entre l’usage privé du savoir et son caractère social, lié au niveau culturel et technique.


Notes

2. L’Accord général sur le commerce et les services concerne 13 secteurs subdivisés en 163 sous-secteurs concernant les finances, les loisirs, les sports, l’éducation, l’environnement, la distribution, la communication, et
« autres ».

3. Daniel Cohen, Trois leçons sur la société postindustrielle, Paris, Seuil, coll. " La République des idées "2006, p.69,

4. Ibid

5. Dominique Pestre, "À propos du nouveau régime de production, d’appropriation et de régulation des savoirs", Contretemps" no. 14, Paris, Textuel, septembre 2005.

6. Voir Alan Sokal, « Science et’ marché des savoirs ", Contretemps ;" no. 14, op. cit, Quand la ministre sarkozyste des universités, Valérie Pécresse, résume l’esprit de sa réforme annoncée par « l’idée de donner aux universités françaises un mode de fonctionnement mieux adapté au monde dans lequel nous vivons ", c’est aussi de cela qu’il s’agit. Et comme ce monde de la marchandisation forcée a sa logique, il faut notamment « que les universités puissent gérer librement leur patrimoine immobilier, recruter librement les enseignants qu’elles souhaitent, gérer leurs crédits comme elles l’entendent » (Journal du Dimanche, 27 mai 2007). C’est ni plus ni moins l’annonce de l’ouverture du marché éducatif à la concurrence.

7. Grégoire Chamayou, « Le débat américain sur liberté, innovation, domaine public", Contretemps, n" 5, Paris, Textuel, 2002. Cet article présente une excellente synthèse critique de la controverse sur la propriété intellectuelle et ses présupposés philosophiques.

8. Marx, Manuscrits de 1857-1858, tome TI, Paris, Éditions sociales, 1980, p. 80, 192.

9.’" Des insulaires, demandait Proudhon, pourraient-ils sans crime, sous prétexte de propriété, repousser avec des crocs de malheureux naufragés qui tenteraient d’aborder sur leurs côtes ? » (Qu’est-ce que la propriété i, op. cit., p. 99). C’est pourtant devenu aujourd’hui le lot quotidien des misères du monde, à Ceuta et Melilla, sur les côtes italiennes ou sur la frontière du Rio Grande.

10. Article 5 de la directive européenne 98/44.

11. Illustrant l’émergence d’un g-business (g comme gène), pas moins de 28 sociétés de biotechnologies sont entrées en Bourse durant le seul été 2000, dont neuf en Europe.

(Extraits du livre "Les dépossédés" publié chez Lux en 2008, pp 85 à 94)