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Surréalisme pas mort, sauf à Beaubourg

vendredi 6 septembre 2002, par Michael Löwy

L’exposition "La révolution surréaliste", qui vient de fermer ses portes au Centre Pompidou, a provoqué, comme on pouvait s’y attendre, la méfiance des surréalistes - c’est-à-dire des quelques individus obstinés, jeunes et moins jeunes, qui continuent à se réclamer d’une aventure née en 1924. Au-delà des limites propres à cette exposition en tant que telle, c’est la tentative même d’enfermer un mouvement à vocation subversive dans les murs de l’institution muséale qui suscite la dissension. Certes, les oeoevres rassemblées sont extraordinaires ; pourtant, clouées l’une après l’autre sur les cimaises de Beaubourg, elles faisaient irrésistiblement penser à des papillons de collection épinglés derrière une vitre : aucune couleur ne manque, mais la vie et le mouvement sont cruellement absents...

A cela s’ajoute la tendance des organisateurs - ou de certains d’entre eux - à évacuer toute dimension révolutionnaire de la "révolution surréaliste" en la réduisant à une entreprise plastique "moderne". Cela est particulièrement frappant dans le dépliant distribué gracieusement aux visiteurs, qui affirme, entre autres : "Naturellement, ces oeuvres ont aujourd’hui quelque peu perdu de leur étrangeté puisque aussi bien les postulats surréalistes ont contribué à fonder notre mode de perception et d’argumentation. En effet les installations, les vidéo-clips, les films, la publicité et autres jongleries interactives d’aujourd’hui seraient impensables sans la contamination de sens et d’image pratiquée jadis par les surréalistes."

Toute référence à l’engagement politique des surréalistes est soigneusement absente de ce document aseptisé, qui se limite, dans un euphémisme dont la platitude est impressionnante, à constater que "le mouvement surréaliste entendait prendre une part active à l’organisation de la société". En fait, comme tout lecteur moyennement attentif des Manifestes du surréalisme le sait, l’objectif du mouvement n’était nullement de "participer à l’organisation" d’une société qu’il récusait, mais, inséparablement, de "transformer le monde" (Karl Marx) et de "changer la vie" (Arthur Rimbaud).

Une bonne partie du dépliant est vouée à l’énumération des "multiples moyens techniques" utilisés par les peintres surréalistes, qui "fondent la légitimité de leur démarche artistique sur de nouvelles techniques". On ne saurait mieux résumer tout ce qui sépare l’esthétisme du surréalisme. En réaction à ce document, certains individus "peu recommandables", dont on peut supputer qu’ils ont des liens avec le groupe de Paris du mouvement surréaliste - c’est-à-dire ceux qui, autour de Vincent Bounoure, ont refusé la dissolution du groupe en 1969 -, se sont livrés à une opération de détournement en bonne et due forme. Ils ont imprimé, à quelques centaines d’exemplaires, et discrètement déposé dans les présentoirs de l’exposition une version non conforme du dépliant, avec les mêmes format, titre et caractères d’imprimerie.

Le nouveau texte prend allégrement le contre-pied du premier. Par exemple : "Quelles que soient les marchandises culturelles et autres jongleries interactives qui se fabriquent aujourd’hui, il est grotesque d’y voir l’aboutissement d’un mouvement révolutionnaire qui n’a jamais défini ses buts suivant l’activité esthétique de ses poètes ou de ses peintres, mais selon l’exigence de liberté et d’imagination subversive que les uns et les autres exalteront aux fins de mettre à bas la domination capitaliste."

Ce document "non officiel", "en contrebande des plates-bandes du couvent", aurait dit Georges Brassens, est agrémenté d’illustrations d’artistes oubliés par l’exposition - tels que Toyen ou Leonora Carrington, emblématiques de l’absence quasi totale du surréalisme tchèque et de la faible présence des femmes - et d’images provocatrices de l’histoire du surréalisme, comme la célèbre photo publiée dans le no 8 (1926) de la revue La Révolution surréaliste : "Notre collaborateur Benjamin Péret insultant un prêtre". Enfin, le verso du dépliant reproduit un texte du groupe de Paris du mouvement surréaliste, publié en 1993 dans le journal antifasciste Ras l’Front, mais qui semble dater du printemps 2002 : "Des élections récentes l’ont encore démontré : l’extrême droite est durablement installée, tant sur la scène politique (...) que dans la vie quotidienne. (...) Le racisme, la xénophobie, la nostalgie d’un chef providentiel et le culte de l’abominable trinité "travail, famille, patrie" prospèrent sur la négation, entretenue à longueur de médias, de l’utopie et du désir de révolution. La lutte entreprise pour l’éradication définitive du fascisme, et surtout de ce qui le génère, implique d’abord une réappropriation de la dynamique imaginative du corps social, tendue vers la réactivation du mythe libertaire."

Cette bataille des dépliants a eu un troisième épisode. Piqués au vif par les critiques des surréalistes, les organisateurs - ou certains parmi eux - de l’exposition de Beaubourg se sont sentis obligés de revoir leur copie en retirant de la circulation la première version du dépliant. Elle a été remplacée, lors des dernières semaines de l’exposition, par un autre document, bilingue (anglais-français) et nettement plus tonique. En voici quelques extraits : "Jamais, au cours du XXe siècle, une bande de jeunes hommes en colère n’a eu des ambitions si hautes et si vastes : libérer l’homme, libérer l’art. (...) Révolte, révolution, provocation, profanation : voilà les maîtres mots communs à l’ensem-ble des surréalistes. (...) Revues aux contenus révolutionnaires, tracts, scandales permanents, les surréalistes agissent, vitupèrent, dénoncent tour à tour famille, Eglise, patrie, armée et colonialisme."

Certes, à certaines formulations inexactes ou maladroites - "cette exposition révèle en quoi le surréalisme est déjà en phase avec l’art contemporain" - on se rend aisément compte que des aspects essentiels du surréalisme continuent à leur échapper. Mais il est évident que les auteurs de cette seconde version "officielle" ont médité la leçon de la petite provocation-mystification des surréalistes de l’an 2002.

Morale de l’histoire : le surréalisme n’est pas une école littéraire ni une école de peinture ; encore moins, comme l’écrivait la première version du dépliant, citant les critiques du mouvement, "de la littérature en peinture". Il s’agit plutôt, comme l’avait si bien compris Walter Benjamin dans son essai sur le surréalisme de 1929, d’une illumination profane, inspirée par une idée radicale de la liberté, et visant rien de moins que de "gagner à la révolution les forces de l’ivresse". C’est peut-être la raison pour laquelle - je cite maintenant le second dépliant officiel - "il garde aujourd’hui encore, si l’on accepte d’être attentif, ses vertus déstabilisatrices".

* ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 28.06.02 du quotidien Le Monde


* ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 28.06.02 du quotidien Le Monde