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THAÏLANDE : L’envers du décor

mercredi 22 avril 2009, par Danielle Sabai


Tiré d’inprécor N° 547-548, 2009-03-04

Danielle Sabai est correspondante
d’Inprecor pour l’Asie du Sud-est.

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L’image d’Épinal de la Thaïlande commence sérieusement à craquer. Les continuelles manifestations de ces derniers mois, qui ont conduit à la prise d’assaut des deux aéroports de Bangkok (1) et au renversement de deux gouvernements démocratiquement élus, ont contribué à émousser l’image d’un pays pacifique et progressiste.

Harry Nicolaides, professeur associé à l’université de Chiang Rai et écrivain à ses heures, a sans doute autre chose en tête qu’un paradis tropical alors qu’il croupit dans les geôles thaïlandaises depuis maintenant plusieurs mois. Son crime ? Il se serait inspiré dans un de ses romans de la vie dissolue du prince Vajiralongkorn, fils du roi actuel de Thaïlande. Bien que jamais nommé, le prince se serait reconnu et en aurait pris ombrage. Résultats : six ans de prison (transformés en trois ans après que Harry eût plaidé coupable). Et aucune protestation de l’Australie, sa patrie. Des États amis, comme les États-Unis, ont jusqu’à présent fermé les yeux sur la réalité politique thaïlandaise car ils bénéficient dans cette région sensible d’un allié fidèle depuis la guerre froide.

Le cas de Harry Nicolaides n’est pas isolé. De nombreuses personnes sont aujourd’hui menacées d’emprisonnement pour avoir osé émettre des points de vue différents de la propagande officielle, seule tolérée par le pouvoir en place. On trouve en particulier parmi ses cibles, le correspondant de la BBC et un professeur associé à l’université de Chulalongkorn et militant de gauche, Giles Ji Ungpakorn, accusé d’avoir insulté la monarchie dans un de ses livres intitulé « Un coup d’État pour les riches (2) ». Une campagne de solidarité a été engagée en défense de Giles Ji Ungpakorn et des autres inculpés du crime de lèse-majesté, contre cette loi et pour la liberté d’expression (3).

La Thaïlande n’est pas le pays paradisiaque décrit dans les brochures touristiques. C’est une dictature qui repose sur des mécanismes bien huilés : le crime de lèse-majesté, l’autocensure des médias et un programme d’embrigadement de ses citoyens à travers l’école.

Du Orwell ? On en n’est pas loin.

Crime de lèse-majesté

Dans les pays où le rôle de la monarchie s’est réduit à mesure que progressaient les droits démocratiques, le crime de lèse-majesté a eu tendance à disparaître. Le mouvement est exactement inverse en ce qui concerne la Thaïlande. Le crime de lèse-majesté y est le plus important des crimes. Tous les ans, des personnes sont arrêtées pour offense au roi, à la reine ou à leurs enfants. Toute personne convaincue de diffamer, d’insulter ou de menacer le roi, la reine ou l’un des héritiers est passible d’une peine de prison de 3 à 15 ans. C’est l’une des lois les plus répressives au monde. Le terme d’insulte est laissé volontairement dans le vague pour permettre la condamnation de tout un chacun sans réelles justifications. Les annales attestent de son utilisation régulière (17 cas pour la seule année 2005). Depuis le coup d’État du 19 septembre 2006, et surtout au cours de l’année 2008, son utilisation s’est nettement amplifiée.

Ce n’est pas un hasard. Ce fut aussi le cas lors de la répression de 1976. Car c’est un outil pour faire taire les voix dissidentes.

Reculs démocratiques

Le coup d’État de septembre 2006 peut être vu comme une tentative des militaires de refermer ce qu’ils considèrent comme la parenthèse 2001-2006. Bien que l’objectif affiché par la junte fut de chasser l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, accusé de corruption, la principale cible était en fait le système politique établi par la Constitution de 1997. Les avancées démocratiques faites en Thaïlande à cette époque sont en passe d’être effacées. La nouvelle Constitution, écrite sous la dictée des militaires, comprend de sérieuses entraves au fonctionnement démocratique comme la possibilité de dissoudre un parti si la justice considère que l’un de ses membres a commis une faute. Cette possibilité a déjà été utilisée deux fois en un an à l’encontre du parti de Thaksin, le Thai Rak Thai (TRT, les Thaï aiment les Thaï) et de son héritier le People’s Power Party (PPP, Parti du pouvoir du peuple)

Thaksin aura appris à ses dépens qu’il est difficile et risqué de bouleverser les équilibres de pouvoir dans le système politique thaïlandais.

Ce changement ne s’est cependant pas opéré sans contestation politique. Malgré une propagande très pesante, la junte n’a pas convaincu les couches populaires de la légitimité du coup d’État. Bien au contraire, pour la première fois dans l’histoire thaïlandaise, les paysans et les ouvriers avaient le sentiment qu’un parti politique, le TRT, mettait en œuvre des mesures en leur faveur (système de soins quasi gratuits, moratoire sur les dettes des paysans entre autres). Le coup d’État a donc été vécu comme une injustice : le déni du résultat des urnes lorsqu’il est en faveur des couches populaires.

Les lois autoritaires protègent des systèmes autoritaires

Dans cette construction politique au service des militaires et des bureaucrates, la monarchie est utilisée pour garantir l’unité du pays. Le postulat n° 1 est que la Thaïlande est nécessairement une monarchie. Toute personne qui conteste ce postulat se place en dehors de la Constitution dans la mesure où celle-ci proclame d’une part que la Thaïlande est une monarchie et d’autre part qu’il est du devoir des citoyens thaïlandais de défendre la forme de gouvernement déterminée par la Constitution (sic). Censé protéger le prestige de la monarchie, le crime de lèse-majesté a été utilisé pour supprimer toute expression politique alternative garantissant ainsi aux militaires et autres bureaucrates la stabilité politique du système qu’ils mettaient en place.

Cela s’est fait, bien entendu, aux dépens de la souveraineté populaire. Les partis politiques ne sont acceptés que s’ils soutiennent « la forme de gouvernement décidée par la Constitution ». Mettre en débat le rôle de la monarchie est considéré comme une insulte au monarque. Il n’est évidemment pas question de s’interroger sur le rôle du « Crown Property Bureau » qui gère en toute opacité les biens colossaux de la royauté. Ni même de questionner le rôle et la place du « Conseil Privé » du roi dans la politique thaïlandaise en général et au moment du coup d’État en particulier. Encore moins de s’interroger sur le fait que le coup d’État a été légitimé par un décret royal. S’affirmer républicain ou communiste est un crime. Dans ces conditions peu de personnes osent défier les autorités et risquer quinze ans de prison. Et bien que toutes les Constitutions aient garanti officiellement la liberté d’expression sous une forme ou une autre, la liberté de pensée est interdite aux Thaïlandais dans les faits. La seule liberté garantie en théorie par le pouvoir politique thaïlandais est la liberté de religion. En théorie seulement car il est interdit de ne pas « suivre » une religion et il vaut mieux être bouddhiste dans ce pays où une guerre civile fait rage dans les provinces du sud à majorité musulmane.

Contrôle de la société

L’une des constantes des élites thaïlandaises est le mépris qu’ils portent aux classes populaires. Elles sont jugées incultes et non préparées à la démocratie. Ainsi, depuis les années 1970 des programmes d’éducation du peuple ont été mis en œuvre afin de leur inculquer l’idéologie nationale et les devoirs des citoyens. De droits et de libertés, on ne parle point.

L’histoire fut revisitée afin de faire croire que la monarchie avait encouragé et soutenu les progrès de la démocratie en Thaïlande.

L’image du roi fut modifiée afin de le présenter comme une personne avec une haute autorité morale, garante de l’unité du pays et de sa stabilité. Trois aspects particuliers furent mis en avant.

Le roi fut associé à de très nombreux projets de développement des campagnes, montrant ainsi son intérêt pour les « petites gens » et leurs difficultés. L’un des objectifs était d’atténuer les tensions entre les paysans du nord et du nord-est et les soi-disant « civilisés » de la capitale Bangkok.

Le roi Bumiphol fut aussi associé au bouddhisme orthodoxe. Des textes de l’ère Sukhothai (1250-1350) justifiant la monarchie et la hiérarchie sociale furent exhumés.

Enfin, des cérémonies à grande échelle, glorifiant le roi et la nation thaï fleurirent tout au long de son règne.

Le roi est présent partout et tout le temps dans le cadre d’une propagande savamment orchestrée qui le met en scène en père attentionné montrant une grande dévotion aux paysans (on le voit en déplacement dans les coins les plus reculés de Thaïlande), en homme de culture (il joue du saxophone, il fait de la photographie), en homme de science (il est le promoteur et — les Thaïs le pensent — l’inventeur de la pseudo-théorie de l’économie de la suffisance), en homme pieu qui respecte les enseignements de Bouddha. Il est ainsi sacralisé.

Les Thaïlandais sont élevés dès le berceau dans le respect de la trilogie : le roi, Bouddha, la patrie.

Il n’est pas un endroit en Thaïlande où l’on échappe à un portrait géant du roi, à un drapeau thaïlandais, à une statue de Bouddha. Lieux publics, magasins, maisons privées, voitures arborent les attributs de la trilogie. L’hymne national est diffusé tous les jours sur tous les médias, dans la rue et dans les lieux publics à 18h00. On ne peut assister à une représentation théâtrale, à une séance de cinéma sans commencer par se lever dévotement pour l’écouter. Les enfants dans les écoles lèvent le drapeau chaque matin en chantant l’hymne national et font de même le soir en baissant le drapeau. L’aliénation va si loin qu’il est très imprudent d’aller à contre-courant. Chotisak Onsoong l’a appris à ses dépens. Militant anti-coup de 2006 et se considérant comme de gauche et républicain, il décida le 20 septembre 2007 de rester assis au cinéma alors que se jouait l’hymne national. Sommé par des voisins de cinéma de se lever pour montrer son respect, il refusa d’obtempérer et se retrouva accusé du crime de lèse-majesté...

Le rôle des médias

Une telle chape de plomb n’aurait pu s’abattre sur la société thaïlandaise sans la complicité des médias dominants. Le crime de lèse-majesté a eu pour autre effet de créer un climat d’autocensure au point que les journalistes thaïlandais ont peur de critiquer les institutions. Les pouvoirs politiques n’ont pas besoin de censurer des livres, les journalistes font le travail eux-mêmes. Les journaux étrangers qui, comme « The Economist », osent critiquer la monarchie ne sont tout simplement pas distribués par leur partenaire thaïlandais. Dans la presse thaïlandaise, aussi bien en langue Thaï qu’en langue anglaise, les journalistes apprennent avec l’expérience à ne pas développer les sujets « sensibles ». Aucun journal ne défend une posture critique envers la monarchie. Il en coûterait dans le meilleur des cas sa carrière au journaliste, au pire quelques années de prison. Les intérêts économiques en jeux sont aussi très importants. Les publicités à la gloire du roi payées par les entreprises génèrent des recettes importantes pour la presse. Certains grands médias sont cotés en bourse et voient d’un mauvais œil de possibles ennuis engendrés par des articles indélicats.

Ainsi, tous les journaux développent la même image positive de la monarchie.

Cela a contribué à répandre l’idée que le roi est une personne à la moralité absolue, désintéressée, qui ne recherche que le bien-être de ses sujets (4). Cela a aussi contribué à développer l’idée parmi la population que tout le monde adore le roi, que personne n’a de raison de critiquer la monarchie, le roi, sa famille, ses amis, ses conseillers... Seul un aspect positif, voire romantique, ressort incitant en retour les médias à aller plus loin dans leur glorification de la monarchie. Aucun espace n’est laissé au doute ou aux réserves.

Ainsi, à la mort de la princesse Galyani, sœur ainée du roi, le 2 janvier 2008, l’éditorial du « Post Today » du 3 janvier postulait : « le jour où la princesse est morte personne ne pouvait réprimer sa tristesse... La joie que tout le monde avait reçue durant les fêtes de fin d’année s’était simplement évaporée et avait été remplacée par le chagrin de tous les Thaïs » (5).

Militaires : le retour

L’actuel gouvernement dirigé par le chef du Parti démocrate Abhisit Vejjajivah, s’est fait le champion de l’utilisation du crime de lèse-majesté. Son parti est minoritaire dans le pays et n’a pas remporté d’élections depuis plus d’une décennie. Ce n’est absolument pas étonnant dans la mesure où le Parti démocrate a passé son temps dans l’opposition à critiquer les mesures en faveur des populations défavorisées mises en place par Thaksin. Par contre, il a soutenu le coup d’État de 2006, puis les manifestations de la PAD (6). Abhisit a obtenu en retour les faveurs des militaires et de la reine. Des parlementaires de la faction pro-Thaksin ont été soudoyés pour lui permettre d’obtenir à une courte majorité le poste de premier ministre. En contrepartie, Abhisit a donné de sérieux gages à ses sponsors. Ainsi, de visite au Japon, où il tentait de convaincre les principaux investisseurs que le royaume de Thaïlande était à nouveau « sur les rails », Abhisit fut interpellé sur la situation des migrants Rohingya. Les militaires thaïlandais sont accusés d’avoir rejeté à la mer sans nourriture ni eau, et parfois les mains ligotées dans le dos, ces migrants musulmans qui ont fui la Birmanie où ils sont persécutés. Abhisit assura que si des officiels avaient commis des exactions ils seraient poursuivis mais insista sur le fait qu’il n’y avait aucune preuve que les droits de l’homme avaient été bafoués, « les accusations étant seulement basées sur des récits faits par ces personnes et rien de plus ». Les récits ne manquent pourtant pas comme celui donné par les autorités indonésiennes qui ont recueilli 198 Rohingya affamés et déshydratés après avoir dérivé durant trois semaines. Ils avaient été forcés de reprendre la mer par des militaires thaïlandais sur un bateau sans moteur. Au moins 600 Rohingyas n’auraient pas eu cette chance et seraient morts ou portés disparus.

Dès son arrivée au pouvoir Abhisit a lancé une croisade contre tous ceux qui refusent de cautionner ces reculs démocratiques. L’objectif est bien de faire taire toute opposition potentielle. La censure est à l’échelle de l’illégitimité de ce gouvernement systématiquement battu dans les urnes. Des milliers de sites internet ont été fermés en quelques semaines et de nombreuses personnalités inculpées de crime de lèse-majesté. Aucun poisson n’est trop petit semble-t-il. Des sites internet alternatifs comme Fah Diaw Kan (http://www.sameskybooks.org) ou Prachatai (http://www.prachatai.com/english) dont l’affluence n’est en aucun cas une menace pour le pouvoir, sont contrôlés, menacés, voire fermés.

Deux ans et demi après le 19 septembre 2006, les militaires ne sont plus directement au pouvoir mais ils ont réussi finalement leur coup. Ils sont plus puissants que jamais et disposent d’un gouvernement qui leur est pieds et poings liés. Abhisit n’est qu’une marionnette servant leurs intérêts. ■

Notes

1. Voir Danielle Sabai, « Thaïlande : vers la guerre civile ? » http://www.europe-solidaire.org/ecrire/?exec=articles&id_article=12182

2. Le livre est disponible en français, en anglais et en espagnol à l’adresse : http://wdpress.blog.co.uk/2009/01/12/3588-3604-3637-3627-3617-3636-3656-3609-les-majesty-case-5366164/

3. Voir Pierre Rousset, « Thaïlande : Giles Ji Unpakorn accusé de crime de lèse-majesté ». Pour signer la pétition : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article12667

4. Pour un autre portrait du roi lire The Economist, « A Right Royal Mess ». http://www.europe-solidaire.org/ecrire/?exec=articles&id_article=12233

5. Cité par Pravit Rojanaphruk, « Lèse-majesté law and Mainstream Newspapers’ Self-Censorship : The Upward Spiral Effect and its Counter Reaction ».

6. Pour une analyse de la PAD voir Chang Noi, « The Evolving Anatomy of Pad ». http://www.geocities.com/changnoi2/anatomypad.htm