TUNISIE : LES CITOYENS DU BASSIN MINIER DE GAFSA SOUS LE FARDEAU POLICIER
Depuis des années, la majorité des partis d’opposition tunisienne se consacrent exclusivement, ou essentiellement, à la lutte pour la démocratie politique et abandonnent « les affaires sociales » à la seule Union Générale Tunisienne de Travail (UGTT, syndicat historique) caporalisée par une bureaucratie corrompue et soumise au régime policier en place.
Le champ social/économique reste un grand tabou dans les programmes de l’opposition, certaines formations de cette dernière allant jusqu’à reprendre les mensonges propagés par les pionniers du capital mondial sur le « miracle tunisien ». Les mobilisations et les luttes ouvrières, étudiantes et citoyennes passent souvent à coté de ces partis. C’est ce qui explique l’aspect brusque et inattendu pour eux de la révolte des citoyens du bassin minier de Gafsa. Les crimes économiques et sociaux, cachés ou peu évoqués, du régime de Ben Ali, éclatent alors aux visages de tous et perturbent les plateformes électorales de 2009.
Contexte structurel de la nouvelle révolte
D’abord, parler d’une nouvelle révolte implique qu’elle n’est pas la première et que la région a connu, dans son histoire contemporaine, plusieurs révoltes contre le pouvoir central de Tunis et ses représentants locaux. En effet, depuis l’époque de la Tunisie comme colonie ottomane, les tribus de la région de Gafsa avaient une relation conflictuelle avec le régime beylical. Tout en concluant, parfois, des accords avec lui contre les Deys de l’Algérie, ils gardaient leur autonomie, préservaient leurs territoires, et refusaient de payer les lourdes charges fiscales. Les colons français, quant à eux, n’ont pas trouvé une grande difficulté à soumettre les villes côtières de la Tunisie, plus accueillantes, durant toute leur histoire, vis-à-vis des forces envahissantes arrivant par la Méditerranée. La résistance n’y prend de l’importance qu’avec l’évolution de la classe ouvrière et des intellectuels formés au sein même de la société dominée par le système colonial. En revanche, les tribus de ce qu’on appelle « la Tunisie profonde » ou « de l’horizon » (1) ont été dès le début très hostiles à la domination coloniale, ce qui a imposé aux Français d’être plus méfiants et de conclure des accords moins favorables que prévus avec certains cheikhs de tribus tout en organisant des attaques militaires pour les soumettre, région par région, tribu par tribu. Mais la rébellion contre les colons n’a jamais cessé de se développer dans ces régions souvent montagneuses et isolées du centre des pouvoirs. Le régime bourguibien instauré à la suite des accords de l’indépendance (1956) a eu du mal à en finir avec la guérilla et les insurrections hostiles à sa domination. Il a même pendu ou assassiné plusieurs grands combattants anticolonialistes issus de la région de Gafsa (et d’autres régions intérieures du pays). Un régime sécuritaire particulièrement dur a été instauré pour contrôler ces régions. L’une des plus grandes casernes militaires du pays a été bâtie à Gafsa et elle joue un rôle nettement policier (intervention dans les rues à plusieurs reprises dont l’opération contre des commandos nationalistes à Gafsa en 1980). Depuis, les citoyens de Gafsa se sont plusieurs fois soulevés contre l’injustice d’un régime central qui incarnait la domination de la région côtière et notamment celle du Sahel, en dépit des masques modernistes et populistes dont a tenté de se parer cette dernière. La domination du capitalisme colonial puis dépendant n’a pas développé une société équilibrée et intégrée. Bien au contraire il a maintenu et reproduit les déséquilibres régionaux et les discriminations tribales. La situation n’a pas changé sous le régime policier actuel, qui reproduit les mêmes logiques, régionale et familiale… auxquelles s’ajoute un pouvoir mafieux.
Bien que le bassin minier de Gafsa compte parmi les plus anciennes concentrations ouvrières de la Tunisie, la conscience de classe y reste parmi les plus basses. Pour casser l’unité des travailleurs et faire face à leur tendance indépendantiste, les différents pouvoirs (colonial, bourguibien puis celui de Ben Ali) ont habilement utilisé les rivalités tribales, la combinaison répression/corruption et la démagogie. L’UGTT, relevant elle aussi de la même logique régionale et tribale, contribue activement à maintenir cet état lamentable. La bureaucratie syndicale de l’UGTT reprend les mêmes pratiques et les mêmes traditions que celles des cellules du parti au pouvoir. En effet, les emplois, les services sociaux… et les pouvoirs locaux sont distribués en quotas tribaux. D’ailleurs, cette logique régionale et tribale du sommet aux bases est l’une des spécificités les plus communes entre le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD), parti au pouvoir, et son frère rival, l’UGTT.
Contexte conjoncturel : corruption, chômage et misère
Dans une région où, selon les statistiques officielles, le taux de chômage atteint presque le double de celui du pays (2), le seul espoir reste le concours périodique de la compagnie des Phosphates Gafsa. Les jeunes attendaient les résultats de ce concours considéré comme seul accès à l’emploi. Mais, comme d’habitude, l’administration de la compagnie, les pouvoirs locaux et le syndicat des mineurs dominé par des bureaucrates corrompus et des valets du parti au pouvoir se sont partagés les postes qui seraient par la suite vendus, attribués aux proches ou cédés suivant des réseaux clientélistes. Avec la flambée des prix, la misère qui s’abat sur la région, et la mise en cause des acquis sociaux, les luttes courageuses menées par les jeunes chômeurs diplômés ont convergé avec une riposte spontanée des citoyens de la région qui manifestaient leur refus des résultats annoncés, revendiquant leur annulation et prônant le droit au travail et à la dignité. Des syndicats d’employés et surtout de l’enseignement, influencés ou dominés par la gauche, se sont ralliés aux mobilisations citoyennes. Nombre de jeunes chômeurs et de syndicalistes solidaires ont entamé un sit-in dans le local de l’Union Locale du Travail de Rdeyef. Des travailleurs, des jeunes et des femmes ont mis en place des tentes dans la rue et sur la voie ferrée provoquant l’arrêt momentané de la circulation des trains. Les manifestations se sont multipliées depuis le 05/01/2008 dans les trois villes minières de Rdeyef, M’dhilla, Oum Larayes. Les manifestants résistent à l’embargo policier et aux manœuvres de la bureaucratie syndicale incarnée surtout par l’Union régionale de Gafsa et son secrétaire général qui s’oppose ouvertement aux mobilisations et menace les syndicalistes qui ont rejoint les contestataires. L’activité syndicale du membre de l’exécutif de l’Union Locale de Rdeyef, le secrétaire général du syndicat de l’enseignement de base, Adnen Hajji, l’un des principaux leaders du mouvement et membre du comité de négociation au nom des manifestants, a été gelée, dans l’attente de sa traduction devant une « commission de discipline » de l’UGTT, instance de punition et de répression des militants syndicalistes opposants et indépendants.
Après un marathon de négociations avec les pouvoirs sur les revendications des citoyens et de prolongements de la trêve décidée par le comité négociant, les mobilisations ont repris. Cette fois la police entre en action. Nombre de manifestants et de membres du comité de négociation, dont Adnen Haji, Taieb Ben Othman et Bechir Laabidi, tous syndicalistes, ont été arrêtés. Les mobilisations s’intensifient obligeant le pouvoir à les libérer dans un court délai. La solidarité internationale commence à s’élargir sans pour autant influencer le reste des secteurs et des régions du pays, qui ont du mal même à s’informer sur les mobilisations à cause du black out total sur les mass médias.
Conclusion
Pour mieux comprendre les mobilisations citoyens du bassin minier de Gafsa, et surtout son isolement par rapport aux autres secteurs et régions du pays, il ne faut pas se contenter des analyses simplistes et globalistes qui traitent la société tunisienne comme toute société dominée par le système capitaliste sans prendre en compte ses spécificités. Malheureusement la tradition globalisante et simpliste prédomine la quasi-totalité des textes que j’ai pu lire sur le sujet. Les apparences peuvent être trompeuses, la société tunisienne est une société non intégrée, où la domination capitaliste coexiste avec les structures et les formes les plus variées et les plus rétrogrades (tribalisme, régionalisme, clientélisme...). Les pouvoirs centraux, régionaux et locaux ne font qu’accentuer ces déséquilibres qui entravent l’unité des travailleurs et des citoyens du pays. Ces divisions jouent au profit du régime en place et des réactionnaires de tous acabits, qui les renforcent et les instrumentalisent. De plus en plus, elles traversent toutes les instances sociales politiques et éducatives de l’Etat (3), la plupart des partis politiques et des syndicats. Pour bien lutter contre ces aspects/entraves, il faut avant tout les reconnaître, les analyser et s’y opposer en élaborant un programme de lutte qui abolit réellement et radicalement les circonstances et les structures qui les engendrent. La tâche primordiale d’impulser la solidarité de classe et de citoyenneté avec les manifestants de la région du bassin minier de Gafsa est une occasion de vérifier un tel enjeu. La gauche est la force la plus apte, même avec toutes ses faiblesses, pour être le moteur.
Mohamed Amami
Notes
(1) Appellation qui a pris historiquement une connotation discriminatoire envers les tribus des régions intérieures du pays en opposition au « Hadhra » qui voulait dire la ville côtière et surtout Tunis, le Cap bon et le Sahel.
(2) Selon les statistiques officielles le taux de chômage du pays est de 15%, celui de Oum Laraies : <>
(3) La pourriture du régionalisme n’a même pas épargné les universités où les administrations, les professeurs universitaires, les jurys, et depuis les années de la crise de la gauche, les étudiants se divisent en lobbys régionaux. Sans parler …des instances du pouvoir gouvernemental, des pouvoirs économiques, des syndicats des métiers libérales etc...