Tiré de l’Humanité
12 avril 2008
Propos recueillis par Benoît Pradier
Comment analysez-vous la crise financière actuelle ?
La crise actuelle est plus qu’une crise bancaire, parce qu’elle met en cause la configuration de l’économie mondiale. Celle-ci revêt trois grandes caractéristiques. La première est la baisse de la part salariale à l’échelle mondiale. Mais l’augmentation des profits qui en résulte ne conduit pas à un surcroît d’accumulation productive. Le profit non investi augmente régulièrement et va nourrir la sphère financière. Celle-ci augmente ensuite en fonction des déséquilibres de l’économie mondiale : déficit commercial des Etats-Unis d’un côté, excédents de l’Europe, du Japon, des pays « émergents » et/ou producteurs de pétrole, de l’autre. Le besoin de financement de l’économie étasunienne se creuse et nécessite une arrivée de flux de capitaux croissants. Enfin, la déréglementation financière rend impossible le contrôle de ces flux financiers qui parcourent le monde à la recherche de rendements extravagants. Le résultat, c’est les bulles successives (la Net-économie puis l’immobilier, etc.) et, depuis 15 ans, une série de crises financières localisées (Mexique, Argentine, Asie du Sud-Est, etc.).
Pensez-vous, comme certains, que cette crise est la plus grave depuis 1929 ?
La différence avec 1929, c’est que les gouvernements comprennent mieux qu’alors les mécanismes de la crise. Celle-ci est née de l’éclatement de la bulle immobilière et c’est un phénomène relativement classique. Mais ce qui est nouveau, c’est la réaction en chaîne qu’elle a déclenchée. La déréglementation financière et la « titrisation » ont conduit à une imbrication très profonde, mais aussi extrêmement opaque, entre banques d’affaires et fonds spéculatifs. On découvre tous les jours l’ampleur des pertes cumulées, que le FMI vient d’évaluer à 945 milliards de dollars. L’immensité de ces pertes explique pourquoi les interventions des banques centrales n’ont pas pu enrayer le mouvement. La Fed a baissé ses taux en dessous de l’inflation, injecté des liquidités, racheté de fait une grosse banque d’affaires (Bear Stearns) et échangé 200 milliards de dollars de Bons du trésor contre des crédits hypothécaires douteux. Mais rien n’y fait : le marché de l’immobilier continue à plonger, et chaque jour apporte sa mauvaise nouvelle. Une telle crise ne peut rester cantonnée à la sphère financière, ni aux Etats-Unis : ces derniers sont en récession, et le FMI vient encore de réviser ses prévisions à la baisse pour l’économie mondiale. Il prévoit pour la France une croissance de 1,4 % en 2008 et de 1,2 % en 2009 et ne prévoit un rebond qu’en 2010.
Quelles sont les perspectives ?
On est enlisé dans la crise pour au moins deux ans. Elle a en plus un caractère irréversible : le modèle de croissance des Etats-Unis vient d’exploser en vol et on ne voit pas bien comment il pourrait être rafistolé. Ce modèle reposait sur un double mécanisme : d’un côté, la baisse régulière du taux d’épargne des ménages (près d’un demi-point chaque année) et, de l’autre, l’augmentation tout aussi régulière du déficit commercial. C’est la consommation qui tirait la croissance des Etats-Unis, soutenue par un recours croissant à l’endettement. Il s’agissait donc d’une croissance à crédit qui devait être couverte par des entrées de plus en plus massives de capitaux en provenance du reste du monde. Ce système de vases communicants ne peut plus fonctionner : à cause de la ruine de millions de ménages et en raison de la baisse du dollar. Le dollar n’a jamais été aussi faible et instable, et les taux d’intérêt ne sont plus attractifs, si bien que les capitaux vont cesser d’entrer, si ce n’est déjà fait. La grande inconnue est alors le modèle de rechange qui devrait remettre en cause les incroyables inégalités de revenus qui existent aux Etats-Unis. Tout le supplément de croissance des dernières années a en effet été capté par une couche sociale très étroite et le salaire moyen n’a pratiquement pas augmenté. Pour passer à un régime de croissance plus équilibré, il faudrait écrêter les plus hauts revenus. Le prochain gouvernement voudra-t-il ou pourra-t-il mettre en oeuvre un New Deal qui éviterait à la grande masse des salariés de ne pas payer les pots cassés de la haute finance ?
Vous avez signé l’appel international des économistes contre la liberté de mouvement des capitaux en Europe. Pourquoi ?
Parce qu’il est bien ciblé, ce qui explique son succès. Il montre que l’ampleur de la crise « d’intervenir au cœur du « jeu », c’est-à-dire d’en transformer radicalement les structures » et constate qu’au sein de l’Union européenne, « toute transformation se heurte à l’invraisemblable protection que les traités ont cru bon d’accorder au capital financier ». Il propose ensuite deux objectifs précis : l’abrogation de l’article 56 du Traité de Lisbonne et la restriction de la « liberté d’établissement » prévue à l’article 48 qui interdisent toute restriction aux mouvements de capitaux. Cela ne suffit certes pas à définir une politique globale mais de mener concrètement campagne autour de la question-clé, celle d’un nécessaire contrôle des capitaux. Et l’Europe est un ensemble économique assez vaste et intégré pour qu’une autre politique puisse être envisagée à ce niveau.
Face à ce monde dominé par le libre-échange et les marchés financiers où se développent ces crises, peut-on faire autrement ?
Nous sommes face à un capitalisme qui a échappé à tout contrôle. Lutter contre ses dérives financières doit conduire à remettre en cause la liberté absolue de circulation des capitaux mais aussi, plus fondamentalement, l’exploitation croissante des travailleurs à travers le monde. Il faut, autrement dit, fermer « à la source » le robinet qui alimente la spéculation. L’objectif est de mettre l’économie au service des besoins sociaux, et cette aspiration permet, à travers la lutte contre la mondialisation financière, de fonder un nouvel anticapitalisme.
[1] Michel Husson est l’auteur de Un pur capitalisme, Editions Page Deux.