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Dix thèses sur la crise : comment nous y sommes arrivés et comment en sortir

vendredi 26 novembre 2010, par Par Leo Panitch, Sam Gindin, et Greg Albo

Les auteurs sont des enseignants d’économie politique à l’Université York de Toronto (Canada).
Cet article a été traduit par le site Pages socialistes (Suisse).

1. La crise financière actuelle doit être placée dans la dynamique historique et les contradictions de la finance capitaliste de la seconde moitié du XXe siècle.

Bien que les sphères de la finance et de la production soient évidemment liées (et ce de manière significativement plus importante qu’autrefois), l’origine de la crise financière américaine ne se situe pas dans une crise de profitabilité dans la sphère productive, à l’instar de ce qui s’était passé dans les années 1970, ni dans les déséquilibres des échanges commerciaux qui se sont installés depuis. Bien que l’importance de la finance dans les principales économies capitalistes ait déjà été remarquée dans les années 1960, c’est le rôle de celle-ci dans la résolution de la crise des années 1970 qui explique sa place dans le capitalisme contemporain. L’inflation, qui était le principal symptôme de la crise, a érodé la valeur de tous les titres financiers, mais la plus grosse crainte portait alors sur l’inflation américaine, ce qui allait faire chuter la confiance dans la valeur future du dollar. Afin de préserver le rôle du dollar dans le capitalisme global, la Réserve fédérale américaine a très fortement relevé les taux d’intérêt au début des années 1980, afin d’augmenter le chômage, de dompter le militantisme syndical et de restreindre les dépenses sociales publiques – tous éléments censés être à l’origine de l’inflation et de la crise de profitabilité de la décennie précédente. Ceci a posé les bases des succès à venir du capitalisme financier à la fin du XXe siècle. La baisse des taux d’intérêt et l’injection massive de liquidités par l’État dans le système financier lors des moments cruciaux d’instabilité, se sont traduits par des récessions moins nombreuses et moins dures en comparaison avec l’après-guerre. Mais ce sont précisément les contradictions de ce capitalisme financier qui sont à l’origine de la crise massive déclenchée au début du XXIe siècle.

2. L’extension spatiale et l’approfondissement social du capitalisme dans le dernier quart de siècle n’auraient pas pu se produire sans des innovations financières.

L’internationalisation de la finance américaine a permis la répartition et la diffusion des risques liés à la globalisation de l’investissement, de la production et du commerce, organisée pour l’essentiel autour du dollar. Le développement des produits dérivés a fourni une assurance contre le risque dans une économie globale complexe, sans laquelle l’accumulation du capital aurait été significativement restreinte. En même temps, de plus en plus de travailleuses·eurs se sont retrouvés happés dans la sphère financière en tant que débitrices·eurs, épargnant·e·s et même comme investisseuses·eurs, du fait des plans de retraites privés, des crédits à la consommation et des crédits immobiliers. Ceci a été crucial pour soutenir la demande alors que les salaires stagnaient et que les inégalités se sont accrues. Dans cette période, le secteur financier a directement stimulé l’accumulation capitaliste par des investissements risqués dans les secteurs de haute technologie, mais aussi par le développement des innovations technologiques dans l’informatique et les systèmes d’information. Les bons du Trésor américain et le dollar, qui sont à la fois échangeables et rémunérateurs, ont servi de valeurs refuge pour l’épargne et de base pour toutes les autres évaluations dans l’économie globale. Cette prédominance du dollar dans la finance globale reflétait et renforçait celle des institutions financières américaines. Ces dernières ont permis d’attirer l’épargne des autres pays vers les marchés financiers américains et d’offrir un crédit à bon marché. Celui-ci a soutenu la position des États-Unis comme principal marché de consommation et d’importation.

3. La volatilité de la finance globale a engendré une série de crises financières nécessitant l’intervention répétée de l’État.

Du fait de l’afflux de fonds aux États-Unis, la compétition entre prêteuses·eurs s’est accrue et a fait baisser les taux d’intérêt ainsi que la profitabilité financière. En conséquence, les entreprises financières ont cherché de nouveaux marchés, mais ont également prêté plus par rapport à leurs fonds propres. Dans les faits, ceci s’est traduit par un accroissement massif du crédit et de l’offre réelle de monnaie qui, néanmoins, à cause de la défaite des travailleuses·eurs et de l’accroissement de la possibilité pour les entreprises de se financer sur leurs fonds propres, n’a pas conduit à l’inflation des prix, mais à l’inflation du marché des actions et de l’immobilier. Ceci était lié à la force relative de différents secteurs dans l’économie, mais s’est traduit par différentes bulles financières spéculatives. L’État est intervenu de manière répétée afin d’éviter le krach à chaque éclatement de bulle, une action cruciale pour la confiance des spéculatrices·eurs, et qui a encouragé la formation des bulles successives. La prétendue disparition de l’État due à la globalisation s’est révélé être une illusion idéologique néolibérale. En réalité, les États sont restés au centre de la finance globale et ont massivement injecté de l’argent dans les banques. Dans les pays en développement, ils ont utilisé les crises afin d’imposer la discipline financière du marché sur leurs populations. L’État américain, en particulier, a joué un rôle prépondérant en tant que garant impérial, coordinateur et pompier en chef du capitalisme global.

4. Le lien étroit entre la finance et l’État a été essentiel dans la création de la bulle immobilière américaine et dans son impact lorsqu’elle a éclaté.

Dans le contexte d’un système financier global hautement volatil, les investisseuses·eurs se sont repliés sur la sécurité représentée par les bons du Trésor américain, en dépit des bas taux d’intérêts américains supports d’une politique monétariste visant à prévenir une récession au début des années 2000. Ceci a accru la compétition au sein de la finance globale pour obtenir des rendements élevés. La sécurité historique des crédits immobiliers, dont une grande partie était garantie par le gouvernement américain, a renforcé la confiance du public dans les prix de l’immobilier en permanente ascension.

La dette immobilière s’en est trouvée particulièrement attractive pour les investisseuses·eurs qui ont pu emprunter des fonds à bas taux et utiliser l’argent pour acheter des paquets de crédits offrant un rendement beaucoup plus élevé. Une portion importante de la classe ouvrière américaine a maintenu son niveau de consommation grâce à des hypothèques gagées sur la valeur de leur maison faussement gonflée par la bulle spéculative. Il s’agissait du résultat de la dépression des salaires et de la distribution inégale des revenus, résultant de la défaite de la classe ouvrière et de la restructuration de la production et de l’emploi. L’éclatement de la bulle immobilière a nécessairement mené à un déclin de la consommation aux États-Unis, produisant des effets que le krach boursier n’avait pas eu. Les titres fondés sur les hypothèques devinrent difficiles à évaluer et à vendre dans les marchés financiers globalisés. Ceci, pris avec l’impact de la crise immobilière sur la consommation de masse, et donc sur la capacité des Etats-Unis à fonctionner comme le consommateur des biens du monde entier, a vite dissipé l’illusion qui voulait que les autres régions seraient épargnées par la crise.

5. La crise a révélé la centralité de l’État américain dans l’économie capitaliste globale tout en multipliant les difficultés de la gérer.

La montée du dollar sur les marchés de devises et l’énorme demande pour les bons du Trésor américain au fur et à mesure de l’accroissement de la crise ont révélé à quel point le monde entier se reposait sur le dollar comme standard et sur l’État américain comme garant en dernière instance de sa valeur. Les bons du Trésor ont été demandés car ils restent la réserve de valeur la plus stable dans un environnement volatil. L’illusion qui voudrait que les autres États fassent une faveur aux États-Unis en achetant des bons du Trésor sera peut-être dissipée par la crise actuelle. Le rôle central de l’État américain dans la gestion globale de la crise a été confirmé. Néanmoins, les montants massifs de liquidités injectés par les États afin de restaurer le niveau des prêts interbancaires, n’ont pas amené les banques à prêter à nouveau aux entreprises et aux consommatrices·eurs. Du fait de la dépendance de l’économie à la finance, la crise financière a rendu inefficace la stimulation fiscale et la baisse des taux d’intérêts.

6. La crise a démontré une des grandes idées de Marx dans Le Manifeste communiste : bien que le capitalisme soit international par essence, sa reproduction reste nationale dans sa forme.

Malgré l’attention apportée aux grandes réunions internationales, toutes les interventions cruciales ont été mises en œuvre au niveau des États. Les réactions à la grande dépression de 1930 avaient fragmenté le capitalisme, mais les réponses actuelles n’ont pas interrompu le libre échange et la libre circulation du capital. Il s’agit d’une tâche dévolue individuellement aux États qui assument la responsabilité de maintenir l’accumulation internationale du capital au sein de leurs propres frontières, reflétant la structure du capitalisme au XXIe siècle : des connexions intimes et le partage des mêmes points de vue au sein de l’élite administrative, spécialement au sein des banques centrales et des ministères des finances, et surtout l’intérêt essentiel qu’ont tous les autres États dans l’existence d’une structure gérant et coordonnant le capitalisme global, et le rôle structurant de l’État américain au sein de ce système. Ceci a des implications importantes en terme de stratégies de réponse à la crise. Les alternatives prétendant que les mouvements sociaux doivent accroître leurs capacités internationales afin de s’opposer aux forces capitalistes globales à leur échelle, ratent peut-être le problème qui est de construire d’abord une base solide à domicile. En l’absence d’une telle base et de la capacité de transformer les États, les sentiments internationalistes ne peuvent pas se traduire en un internationalisme réel. Même si l’on va au-delà de la question des pratiques alternatives, pour lesquelles le niveau national reste clairement plus important que l’international, ceci est absolument crucial pour maintenir la possibilité d’une alternative politique.

7. Vouloir revenir au “bon vieux temps” d’avant le néolibéralisme, c’est ne pas comprendre le lien entre ce passé et notre présent, et ignorer combien la classe ouvrière a depuis été intégrée aux marchés financiers.

Le néolibéralisme a été une réponse au caractère non durable de la période précédente pour le capitalisme. La crise des années 1970 prenait sa source dans la résistance ouvrière aux tentatives du management de restaurer la productivité au détriment des salaires et des conditions de travail, notamment en ralentissant l’investissement et en menaçant de délocaliser. Revenir à cette période ne ferait que restaurer le conflit précédent : soit le pouvoir managérial est renforcé afin de résoudre la crise, soit une lutte est lancée pour une alternative démocratique. Après les années 1970, une longue période de dépression salariale a conduit les salarié·e·s à se reposer de plus en plus sur le crédit afin de maintenir leur niveau de vie. De même, ils se sont tournés vers un marché actionnarial en pleine croissance afin de renforcer leurs plans de retraite et les propriétaires d’une maison se sont réjouis de l’augmentation des prix de l’immobilier car l’accroissement de leur avoirs a réduit d’autant leur nécessité d’épargner et leur a permis d’accroître leur consommation. Ceci a augmenté la fragmentation de la classe ouvrière et miné sa cohésion en tant que force sociale autonome. Alors que la lutte pour l’augmentation des salaires et pour le développement des services publics reposait sur la solidarité de classe, la demande de crédit destinée à soutenir la consommation privée a amené une réduction des capacités d’action collective. Ce type de dépendance au système financier a été révélé au grand jour par la crise actuelle : malgré la colère populaire, tout le monde s’est finalement rallié à l’idée de sauver un système dont chacun dépend désormais.

8. Les alternatives doivent être construites en partant des besoins matériels immédiats de la population, mais doivent viser à soustraire les individus de la logique du capitalisme.

N’importe quelle forme de résistance visant à sauver les emplois, les économies, les programmes sociaux ou les logements de la classe ouvrière devrait bien sûr être activement soutenue. Elles réduisent la dépendance des travailleuses·eurs au marché et à leurs employeuses·eurs pour assurer la sécurité de leur existence, accroissent la solidarité de classe en se concentrant sur les droits universels et les besoins collectifs. Elles montrent aussi la possibilité d’accroître l’offre de services publics notamment du logement public. Et elles permettent de créer un nouveau sentiment d’appartenance à une communauté, en particulier à l’échelle urbaine. Il faut y ajouter les résistances locales : leurs succès sont à la fois la condition et le résultat de mobilisations portant sur des sujets d’ampleur nationale. La triade des résistances immédiates, du développement de politiques pouvant obtenir un large soutien populaire, et de l’agitation des “grandes” questions comme la planification démocratique ou la nationalisation des banques, ne doit pas être comprise comme trois étapes différentes. Le but n’est pas de faire d’abord un premier pas, puis ensuite un pas plus radical, mais de trouver des formes de luttes qui intègrent les trois simultanément.

9. Du fait que la démocratie n’est pas simplement une forme de gouvernement, mais aussi un type de société, l’économie devra être démocratisée.

Les appels à la « re-régulation » des marchés financiers supposent faussement que l’État et le marché, ou que le pouvoir financier et le pouvoir étatique, se trouvent en opposition. Ceci peut amener à la confusion plutôt qu’à la politisation des groupes progressistes. Il est d’ailleurs significatif que la dernière fois que la nationalisation des banques a été proposée, ça l’a été par des éléments de la gauche qui pensaient que la seule manière de dépasser les contradictions de l’État-providence keynésien était le contrôle public de la sphère financière. Puisque certains conservateurs ont flirté avec l’idée de nationaliser les banques pendant la crise actuelle, il est essentiel de montrer la différence entre une simple nationalisation temporaire et la demande démocratique fondamentale de transformation du système financier en un service public, allouant l’épargne nationale selon des principes très différents de ceux qui gouvernent la banque et l’investissement actuel. Ceci permettrait une distribution du crédit et du capital qui soit conforme aux exigences démocratiques, et permettrait non seulement le contrôle du capital face à la finance internationale, mais aussi le contrôle sur l’investissement domestique. En effet, le contrôle de la finance a pour but de transformer les usages qui en sont fait actuellement. Cet appel à une nationalisation des banques fait donc partie d’une stratégie plus large qui puisse répondre aux problèmes incurables du capitalisme contemporain. Nous devons mettre à l’ordre du jour le besoin de changer notre système économique et social afin de permettre la planification démocratique pour décider collectivement comment et où produire ce dont nous avons besoin pour nos vies et notre environnement.

10. La dureté de la crise économique globale a souligné à quel point les États sont prisonniers de l’irrationalité capitaliste, et donc la nécessité de construire de nouveaux mouvements et partis qui puissent aller au-delà des États et les marchés capitalistes.

Alors même qu’ils essayaient de stimuler l’économie, les Etats ont été obligés de licencier des fonctionnaires ou de réduire leurs salaires, et de demander aux entreprises subventionnées de faire de même. Et alors même qu’ils font porter la responsabilité de la crise sur les marchés volatils de produits dérivés, les États promeuvent les marchés de dérivés du carbone pour résoudre la crisecrise, malgré le degré de confusion et de démoralisation de l’élite capitaliste, malgré la hargne populaire contre eux, proposer une aussi grande démocratisation nécessitera assurément le travail acharné de nombreuses et nombreux militant·e·s. Ils et elles devront réfléchir non seulement à la manière d’articuler des demandes de réformes immédiates, mais aussi comment réaliser une véritable démocratie qui transcende l’économie et l’État capitaliste. Commencer par expliciter que c’est cecicrise, les nouveaux mouvements et partis dont nous avons besoin pour faire de cette démocratie authentique une possibilité réelle. climatique. Dans ce contexte, il est possible de faire comprendre aux gens que, si l’on veut vraiment sauver les emplois et transformer la production afin de la soumettre aux exigences écologiques, il est nécessaire de rompre avec la logiques des marchés capitalistes. Malgré la profondeur de la qui est à l’ordre du jour est la condition essentielle permettant de construire, à partir de cette


Extrait de l’ouvrage : Leo Panitch, Sam Gindin, Greg Albo, In and Out of Crisis : The Global Financial Meltdown and Left Alternatives, Oakland, PM Press, Spectre, 2010, pp. 122-129 (www.pmpress.org). Traduction par Romain Felli, avec l’aimable autorisation des auteurs et de l’éditeur.