Le tsunami a frappé très fort le 26 décembre au matin. Dès que l’étendue du désastre a pu être appréhendée, l’aide et les dons ont commencé à affluer. Seuls quelques réseaux comme Jubilé Sud et le CADTM ont demandé très tôt -dès le 28 décembre- l’annulation totale et inconditionnelle de la dette extérieure publique des pays touchés. Au contraire, la réponse officielle fut bien terne et tardive : après le sommet sur l’aide aux sinistrés à Jakarta le 6 janvier, l’idée d’un simple moratoire sur la dette a été approuvée par le G7 le 7 janvier, avant que la réunion du Club de Paris (groupe de 19 pays du Nord créanciers) ne l’entérine le 12 janvier.
Ainsi donc les grands argentiers du monde se contentent d’un moratoire. Qui plus est, le Club de Paris prend la peine de reconnaître " la dimension exceptionnelle " de cette catastrophe, afin de ne pas donner des idées à d’autres pays touchés régulièrement par des tsunamis invisibles, qu’ils s’appellent misère, guerre, sida ou ajustement structurel. Selon le ministre français des Finances, Hervé Gaymard, seuls trois pays devraient accepter ce moratoire : l’Indonésie, le Sri Lanka et les Seychelles. La Thaïlande, par exemple, ne souhaite pas en bénéficier car cela nuirait à sa réputation de pays fiable et solide.
On voit là toute la perversité du modèle économique actuel, au sein duquel les dirigeants de pays touchés par une telle catastrophe préfèrent rassurer les marchés financiers plutôt que libérer des fonds pour aider leurs populations meurtries et reconstruire leurs côtes dévastées. Mais au-delà, les pays qui vont accepter ce moratoire n’auront rien de plus que quelques mois de répit : bien sûr, ils devront rembourser l’intégralité des sommes dues, en prolongeant les remboursements, ce qui n’arrange rien. Ils espèrent juste que les créanciers ne leur infligeront pas de pénalité de retard...
Dans un contexte où le malheur des populations est utilisé comme prétexte par des Etats du Nord pour déployer des soldats et pour imposer la poursuite de politiques néolibérales, on peut parfaitement comprendre que des gouvernements des pays touchés par le tsunami déclarent qu’ils peuvent se débrouiller seuls, qu’il en va de leur dignité et de leur souveraineté.
C’est avec regret que nous pouvons affirmer que le moratoire ne constitue pas une solution. Très habilement il est présenté comme un geste généreux. Pourtant, il n’est que le degré zéro de l’action politique. Le Club de Paris pouvait-il exiger les remboursements qui étaient attendus dès le mois de février ? La réponse est bien sûr négative. Il ne pouvait pas faire moins. Il se contente d’observer un instant de recueillement, mais il ne soulage en rien les pays touchés. En rien.
Chaque année, les pouvoirs publics de la douzaine de pays touchés par le tsunami remboursent environ 38 milliards de dollars au titre du " service de la dette ". Car on " sert " sa dette, comme un esclave " sert " son maître... Tous les dons reçus, estimés à 10 milliards de dollars, seront engloutis dans les remboursements si on se contente de temporiser (moratoire) ou d’alléger (réduction partielle). Seule l’annulation totale de la dette publique externe peut permettre à ces pays de libérer des ressources conséquentes pour faire face aux difficultés qui se trouvent encore devant eux. Cette revendication concerne d’ailleurs l’ensemble des pays en développement.
Elle peut à première vue sembler une position minoritaire. Il n’en est rien. Des centaines d’organisations de la zone ravagée, approuvées par des réseaux internationaux, la réclament haut et fort. Des soutiens remarqués se font jour. Le Parlement européen a adopté le 13 janvier une résolution qui souligne que tous les créanciers " doivent se mettre d’accord pour annuler progressivement la dette des pays en développement ". Le texte adopté par 473 voix pour, 66 voix contre et 14 abstentions, marque un progrès par rapport au passé dans la mesure où il propose l’annulation (ce qui est différent d’un allègement) pour tous les pays en développement (et pas seulement les " pays pauvres ", ou les " pays les moins avancés "), étant donné que " la solidarité internationale ne devrait pas dépendre d’événements tragiques ". Le fait que la résolution ait pu réunir une large majorité de députés est une indication de la montée en puissance de l’idée d’annulation totale de la dette. C’est aussi la preuve que les initiatives prises par les institutions multilatérales, le G8, le Club de Paris, les gouvernements des pays créanciers pour résoudre le problème de la dette ont échoué. Certes, les faiblesses de la résolution sont criantes : dans le même temps, elle " se félicite des appels à suspendre la dette des pays affectés par le tsunami ", sans doute comme un pis-aller temporaire, en attendant l’annulation totale qu’elle appelle de ses vœux...
L’objection classique selon laquelle même les dirigeants des pays touchés ne demandent pas l’annulation ne tient pas : elle prouve surtout, d’une part leur rupture avec les intérêts de leur propre population, d’autre part que la bonne grille de lecture n’est pas Nord/Sud mais le clivage entre ceux qui profitent du mécanisme de la dette et ceux qui le subissent. Beaucoup trop de dirigeants des pays du Sud font cause commune avec les créanciers du Nord car ils ont un intérêt personnel à l’endettement de leur pays. Il s’agit là d’une véritable trahison des peuples par les élites politiques, tant celles du FMI, de la Banque mondiale, du Club de Paris que celles des pays endettés eux-mêmes.
La réponse actuelle des grands argentiers du monde est une sinistre mise en scène, aux conséquences dramatiques en termes de souffrances humaines. Plus que jamais, l’annulation totale de la dette reste à la fois une revendication centrale, une exigence populaire et un objectif facile à atteindre. Il ne manque que la volonté politique. Il y a donc là un levier d’action essentiel que nous devons saisir.
Damien Millet est président du CADTM France, Eric Toussaint est président du CADTM Belgique (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde). Ils sont auteurs du livre "50 questions 50 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale", éd. Syllepse/CADTM, 2003.