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Haïti

Insurrections de la misère

Franck Gaudichaud

lundi 1er mars 2004

A deux siècles d’une indépendance arrachée à l’impérialisme français, Haïti est toujours l’un des pays les plus pauvres du monde. C’est dans ce contexte que le gouvernement Aristide, répressif et corrompu, est de plus en plus contesté, notamment par de violentes insurrections populaires. Mais quelles sont les perspectives, aujourd’hui, pour les classes pauvres haïtiennes ?

Cette année, Haïti, petit bout d’île situé dans la mer des Antilles, fête les deux cents ans de son indépendance. Ce sont les opprimés de cette "République noire" qui ont été les premiers à mettre fin au système esclavagiste en Amérique latine. Pourtant, aujourd’hui, plus de la moitié de ses huit millions d’habitants vivent avec moins d’un dollar par jour, dans un quotidien fait de violence et de famine. Comme partout en Amérique latine, les puissants de ce monde ont fait payer très cher aux Haïtiens leur désir de justice sociale et de démocratie.

Pour comprendre les insurrections populaires qui traversent le pays depuis le début du mois, il faut rappeler le rôle clé des Etats-Unis. Haïti a été occupé militairement par ces derniers de 1915 à 1934 et c’est ensuite le régime dictatorial des Duvalier qui fit régner l’ordre à leur service dans le pays de 1957 à 1986. C’est un formidable soulèvement populaire qui a permis la fin de la dictature et, en 1990, l’élection à la présidence de Jean-Bertrand Aristide. Car, Aristide, qui aujourd’hui incarne la corruption, les milices armées ("les chimères") et la soumission à Washington, a représenté, hier, un immense espoir. Il a été l’un des symboles des prêtres progressistes latino-américains issus de la théologie de la libération. C’est pour cette raison que, dès 1991, un coup d’Etat militaire mit fin à son gouvernement. Et ce n’est qu’après sa "rééducation politique" et avec l’aide de plus 20 000 marines, qu’il a été restauré à la tête de l’Etat, en 1994.

La volonté des Etats-Unis a toujours été claire : transformer Haïti en un de leurs satellites, ceci à seulement quelques encablures de Cuba. Aristide et son parti, la famille Lavala (1), auront finalement répondu servilement à cet appel. Réélu à la fin de l’année 2000, lors d’élections entachées de fraudes, le président haïtien accumule l’une des plus grosses fortunes du pays. Malgré l’appui qu’il conserve au sein de certaines fractions des classes les plus pauvres, les manifestations contre le gouvernement se multiplient depuis des mois.

Désormais, dans le Nord, c’est le Front de résistance révolutionnaire de l’artibonite qui a appelé à l’insurrection. Ces groupes armés ont notamment pris possession de la ville de Gonaïves et de Cap-Haïtien, la deuxième ville du pays avec un million d’habitants. Ce Front, anciennement appelé "l’armée cannibale", est dirigé par Butteur Métayer, l’un des ex-hommes de mains d’Aristide, aujourd’hui dissident. Les chocs extrêmement violents entre "rebelles" et partisans armés d’Aristide ont déjà provoqué plusieurs dizaines de morts ; alors que les forces de l’ordre, complètement débordées, essayent de contenir les avancées sur la capitale, Port-au-Prince. Au Sud, des gangs de "chimères" sont aussi passés dans l’opposition. Parmi les leaders, on trouve même d’anciens paramilitaires et experts dans l’art de la torture, ayant servis la dictature de Raoul Cedras (1991-1994).

Ces insurrections violentes, alimentées par le désespoir de la population, sont durement condamnées par l’opposition politique. Cette dernière est divisée en deux branches principales. La première est la Convergence démocratique, une coalition hétérogène de partis, qui va d’ex-duvaliéristes jusqu’aux déçus d’Aristide. L’autre aile est représentée par le Groupe des 184, autoproclamé "représentant de la société civile". On y trouve, côte à côte, des organisations étudiantes, des associations, des syndicats, plusieurs églises ; ceci sous la coupe des principales organisations patronales du pays. C’est d’ailleurs, André Apaid grand patron pas vraiment connu pour ses idées progressistes, qui en est la tête de proue...

Il n’y a donc aucune illusion à avoir sur cette opposition, qui n’incarne en aucun cas une alternative en faveur des classes pauvres et dont l’unique consigne est la démission d’Aristide. Ce n’est évidemment pas non plus du côté des gangs armés que le peuple trouvera une issue conforme à ses intérêts. Quant aux propositions de "médiation", voire d’intervention des Etats-Unis et de la France, elles sont une farce tragique lorsque l’on sait que ce sont ces mêmes puissances qui affament Haïti depuis des siècles. Comme il vient de le réussir en Géorgie, Bush souhaite trouver une nouvelle marionnette dans l’île, au prix fort s’il le faut.

Finalement, ce qu’il manque cruellement à Haïti ce sont une alternative anti-impérialiste et anticapitaliste, ainsi qu’une organisation politique qui puisse porter de telles aspirations. Avec de pareils appuis, ce peuple qui, il y a deux cent ans, a fait trembler les premières puissances du monde, pourrait à nouveau secouer l’impérialisme. Et, si c’est seulement par lui-même que le mouvement social haïtien pourra construire une telle stratégie de classe, il est indéniable que notre solidarité et surtout nos luttes, ici, au sein des pays riches, seront également une aide apportée au combat des peuples latino-américains contre la mondialisation capitaliste.

1. Lavala signifie "avalanche" en créole

Rouge 2053 26/02/2004