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L’université enfermée dans la logique marchande

mercredi 22 avril 2009

La grève des professeurs qui perdure à l’UQAM est un symptôme : il y a quelque chose de pourri au royaume de l’université.


tiré du Devoir
http://www.ledevoir.com/2009/04/18/246235.html
Jean Pichette,
Professeur à l’École des médias de l’UQAM
Édition du samedi 18 et du dimanche 19 avril 2009


J’écris « de l’université », pas simplement de l’UQAM, même si tous les projecteurs sont maintenant braqués sur elle. Ce qui se joue actuellement dans mon université nous révèle en effet la maladie qui les traverse toutes et qu’on aime ramener, le plus souvent, à un problème de sous-financement. Pourtant, l’idée d’une saignée qui affecterait aujourd’hui les universités me semble rater la cible, du moins partiellement. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’un diagnostic tronqué débouche sur une solution bancale.

C’est dans un autre type de saignée que logerait ainsi, selon la doxa, la résolution du problème universitaire (dont l’UQAM ne serait qu’un cas particulier) : il s’agirait d’ouvrir les valves financières, comme si, par magie, un tel mouvement — de la société vers l’université — devait inévitablement enrichir la société dans son ensemble. « Ce qui est bon pour l’université est bon pour la société », pourrait-on dire, avec d’autant plus d’à-propos que GM vit peut-être ses derniers jours...

Les choses ne me semblent pourtant pas aussi simples : l’obsession financière autour de l’université voile un mal beaucoup plus profond. Disons les choses abruptement : c’est la mission « politique » de l’université qui prend l’eau de toutes parts, faisant du même coup la part belle à une logique technocratique de l’« expert » qui, si on lui en donnait les moyens, pourrait, croit-on, résoudre virtuellement tous les problèmes.

Il suffit de constater la place croissante prise par les subventions de recherche dans les universités pour ouvrir l’analyse sur des considérations débordant largement les questions de gros sous. Les subventions de recherche ont en effet crû de façon importante dans les universités québécoises depuis quinze ou vingt ans, alors que le financement sans condition accordé aux universités a emprunté la voie inverse.

Nous en connaissons tous les conséquences pratiques : des groupes de plus en plus grands, des budgets de photocopie et autres services de plus en plus rachitiques, au point où nous devons souvent payer nous-mêmes pour effectuer certaines tâches — à moins, bien sûr, d’affecter à celles-ci des sommes reçues en subventions de recherche, illustration au quotidien de l’effet pervers du « mal-financement », plutôt que du sous-financement, des universités.

Patrons de PME

Si nous sommes prompts à dénoncer la marchandisation de l’université, notre colère est cependant beaucoup plus réservée face à la transformation de certains d’entre nous en patrons de PME subventionnées... Car, il convient de le rappeler, les sommes globalement investies dans les universités n’ont pas diminué : ce sont les types de financement qui ont été profondément transformés.

L’autonomie de l’université — sa capacité à baliser elle-même l’objet de sa réflexion et les modalités de son insertion dans la cité — se voit crucifiée, dans cette dynamique, sur l’autel d’une logique où la recherche de l’excellence se traduit par un assujettissement croissant de l’université à des finalités mercantiles de croissance économique [...].

Quand on se compare...

L’importance des subventions de recherche reçues par chaque université apparaît aujourd’hui comme l’ultime marque de son « excellence », qui justifierait une « distinction » sur le plan salarial. Sur le « marché des universités », les « meilleures » seraient donc celles qui carburent le plus à une logique de financement érodant lentement mais sûrement la capacité de l’institution à définir elle-même ses orientations. Cela, bien sûr, justifierait de meilleurs salaires pour les professeurs de ces universités...

Ainsi, à l’Université de Montréal, à laquelle les professeurs des autres universités québécoises se comparent aujourd’hui, le SGPM demande actuellement une augmentation salariale de 13 % sur trois ans pour avoir des salaires « compétitifs par rapport au marché de référence dans lequel les professeurs ont positionné historiquement l’université, soit le G10 » (les 10 plus grandes universités canadienne ; voir le document de synthèse sur le site internet du SGPUM).

Mais cela ne s’arrête pas là : c’est le G3 qui est maintenant clairement dans la mire de nos collègues. Pourquoi donc ? « En 2006, selon le plus récent palmarès Re$earch Infosource, l’institution francophone arrivait encore une fois en tête de toutes les universités québécoises pour ce qui est du volume des revenus de recherche, tandis qu’elle occupait le deuxième rang au Canada, après l’Université de Toronto » (voir document cité).

Cela ressemble à une spirale sans fin : la recherche subventionnée favorisant l’accroissement des revenus, elle légitimerait en retour des salaires plus élevés, chaque professeur étant en quelque sorte invité à générer son propre salaire. On peut deviner la suite : pourquoi les salaires des professeurs ne seraient-il pas modulés en fonction des subventions de recherche obtenues par chacun ?

Le moteur des hausses salariales demandées par les professeurs d’université — à l’UQAM comme ailleurs — épouse donc de plus en plus une logique que plusieurs parmi nous réprouvons parce qu’elle travestit la finalité de l’université, qu’on ne peut, sans la dénaturer complètement, inféoder à des impératifs technico-économiques. Il y a là une inconséquence d’autant plus néfaste que les demandes salariales des profs de l’UQAM voilent massivement, dans l’espace public, des revendications par ailleurs capitales et légitimes dont celle, au premier chef, de l’embauche de 300 nouveaux professeurs [...].

Tout cela sans même parler de l’incontournable résistance à opposer aux velléités de moins en moins cachées du gouvernement d’adapter la tâche des professeurs à la logique de la recherche subventionnée. C’est là un enjeu primordial pour l’avenir de l’ensemble des universités, et davantage encore pour l’UQAM, moins financée que les universités dites « traditionnelles » à cause du poids plus important qu’occupent en son sein les sciences humaines.

Cette logique marchande (eh oui !), en vidant la question salariale de sa nature politique, resitue donc celle-ci dans le contexte plus large de l’actuelle attaque néolibérale contre la prise en charge politique du monde. Faut-il alors s’étonner que nos appels à la solidarité, depuis plusieurs semaines, s’accompagnent parfois de propos disons « surprenants » eu égard à la justice sociale ? On pouvait ainsi lire, dans un texte publié la semaine dernière sur le site des grévistes de l’UQAM, que « lors d’activités de piquetage dans la rue, plusieurs collègues ont pu prendre conscience de la pauvreté et de l’itinérance ».

On reste d’abord pantois devant une telle affirmation : comment un professeur d’une université se targuant d’être populaire et sise de surcroît dans un milieu où l’on côtoie quotidiennement la misère peut-il ignorer cette misère avant de faire lui-même le trottoir ? C’est pour le moins étonnant... Mais la gêne ne s’arrête pas là et se transforme rapidement en indignation quand le texte ajoute que les organismes recevant des cotisations initialement versées par les professeurs à la Fondation de l’UQAM « doivent en retour écrire une lettre, pouvant être diffusée dans les médias, avisant avoir reçu le don de charité, une brève description de leur mission et leurs besoins de financement ».

Le don, transformé par l’alchimie médiatique en caisse de résonnance des revendications d’une université « populaire », rappelle alors certaines pratiques de charité, au Moyen Âge, alors que les pauvres ayant bénéficié de la « bonté » de certains « gens de biens » devaient en retour prier pour le salut de leur âme. La simonie postmoderne, dans cette version, offre tout cela, avec une prime : un reçu pour fins d’impôt ! La bonne conscience s’achète encore à bon prix. [...]

Depuis le début de la grève des professeurs de l’UQAM, la demande d’une augmentation salariale de 11,6 % sur trois ans est le plus souvent présentée comme le coeur du conflit, avec la revendication de la création de 300 nouveaux postes. S’il s’agit là d’une vision très réductrice des enjeux de ce conflit, il faut bien reconnaître que la rhétorique syndicale, sur la question des salaires, s’inscrit tellement bien dans la logique dominante qu’elle peut très aisément être répercutée dans l’espace médiatique, au détriment d’autres enjeux beaucoup plus fondamentaux (et complexes) dont il est très peu question — et que nous faisons bien peu pour expliciter, peut-être parce qu’ils dévoileraient des divergences importantes entre nous.

Une fois replacée dans le contexte de la place croissante occupée par la recherche subventionnée dans les universités, la question salariale prend donc une couleur bien différente. Arguant d’un retard par rapport à nos collègues des autres universités québécoises, nous pouvons ainsi, à l’UQAM, recourir à la logique de marché pour justifier un rattrapage salarial qui serait d’autant plus nécessaire qu’il constituerait la condition sine qua non pour assurer le recrutement des meilleurs candidats pour les nouveaux postes que nous réclamons.

Un tel discours nous place de plain-pied dans la logique néolibérale : il justifie les hausses de salaires pour les mieux nantis, qu’il faudrait toujours rémunérer davantage afin d’éviter de les perdre sur un marché du travail où les « ressources humaines » (sic) les plus qualifiées, en nombre limité et en compétition entre elles, seraient par définition toujours attirées vers un ailleurs meilleur — lire « plus payant ».

Cette même logique légitime en retour le mouvement en sens inverse des salariés au bas de l’échelle, réduits en un agrégat d’atomes individuels anonymes dont la force de travail, comme disait Marx, serait aisément interchangeable. S’agit-il dès lors de prôner la « simplicité volontaire » (ce qui serait franchement insultant de la part de gens dont le revenu individuel moyen se situe au-dessus de 80 000 $, laissant derrière eux plus de 90 % des salariés...) ou l’« appauvrissement » ? Certainement pas !

Entre l’appauvrissement et la participation à une logique d’ascension salariale fondée sur un rapport marchand à la réalité, il y a beaucoup d’espace à explorer, y compris, et peut-être d’abord, pour la réflexion. Une réflexion à laquelle on s’attendrait d’autant plus que nous, professeurs de l’UQAM, aimons à rappeler notre sensibilité toute particulière aux rapports de l’université à la « cité ». [...]

Personnellement, je n’attends nulle reconnaissance de la part des fossoyeurs de la culture et de l’université, et le respect auquel j’aspire est à double visage : le respect, par moi en tant que professeur d’université, de mes responsabilités à l’égard du monde dans lequel je vis ; le respect, en retour, par mon institution (qui comprend autant mes collègues que la direction), des finalités historiques qui sont siennes. Celles-ci supposent de garder vivante une idée de la société irréductible à des mécanismes abstraits qu’on aime revêtir d’un caractère « objectif », pour y entendre avant tout le marché, incluant le marché du travail...

Partage d’un idéal

La reconnaissance de notre travail, en tant qu’intellectuels, renvoie donc d’abord au partage d’un idéal d’appréhension réfléchie et critique de la réalité, idéal à l’aune duquel nous pouvons reconnaître le travail de nos collègues. À l’opposé de la figure de l’« expert », il ne s’agit pas pour le professeur d’informer et de contribuer à mettre en forme le monde depuis une position extérieure à lui : le professeur agit au coeur du monde, et on ne peut à ce titre dissocier l’enseignement et la recherche.

La relation à l’étudiant constitue l’épine dorsale du travail du professeur : la recherche ne prend elle-même son sens que dans l’acte d’une transmission qui doit constamment viser à nourrir la capacité de l’étudiant à entrer dans un rapport critique au monde — y compris à ce qui lui est transmis. Ce « contrat pédagogique » a bien sûr des conséquences politiques, au sens le plus fort du terme : il nourrit une réflexion commune — dépassant largement le cercle des « experts » — non seulement quant aux voies à emprunter pour la construction d’un monde « meilleur » mais aussi, et peut-être surtout, quant à un horizon sociétal, voire civilisationnel, auquel nous pourrions collectivement aspirer. Si cet idéal s’étiole, la reconnaissance du « professeur » devient factice et inscrit simplement celui-ci dans une catégorie d’emploi l’assimilant à un prestataire d’un type particulier de service.

Tous les professeurs d’université ne partagent certes pas cette vision de l’université. Cela ne nous empêche pas de feindre de croire que nous nous entendons tous pour défendre l’université, avec une conséquence fort simple : nous finissons par nous regrouper derrière des questions financières, comme si ce plus petit commun dénominateur épousait de facto l’« intérêt » de l’université, lui-même assimilé à celui de la société dans son ensemble.

Cela est pourtant faux. Il faut rappeler haut et fort que l’université n’a de sens qu’en tant que service public : elle propose un lieu de retrait par rapport au monde pour aider ce monde à mieux se ressaisir, collectivement, de façon réfléchie et critique. [...]

Comment penser la suite des choses ? Pour éviter la fuite en avant dans une logique qui ne peut mener qu’à un cul-de-sac, il faut reposer frontalement la question de la place de la recherche subventionnée dans le financement de l’université et de ses effets sur l’autonomie de celle-ci. Autrement, nos revendications pourront toujours être ramenées simplement à « plus d’argent », peu importe que les finalités de l’université soient dévoyées.

Reposons donc la question touchant les salaires : faudrait prêcher l’appauvrissement ou la simplicité volontaire ? Fausse question, qui appellerait une réponse étroitement économique. Mais nous faisons face à une question politique à laquelle aucune « science » ne peut apporter de réponse. Au bout du compte, seule la « common decency », pour reprendre une expression de George Orwell, peut nous aider à sortir de l’impasse. Certes, ses contours sont par définition flous : ils ne peuvent donc s’appuyer sur quelque raison statistique et exigent de replacer l’enjeu salarial dans le contexte d’une réflexion sur la justice distributive, tissée dans la chair de l’histoire.

Dans cette optique, le maintien du salaire réel perçu à l’échéance de la convention collective (31 mai 2007) paraîtrait raisonnable, ce qui signifierait une hausse correspondant à l’indexation au coût de la vie pour chaque année de la nouvelle convention. La part de la richesse collective attribuée aux professeurs serait ainsi maintenue, tout en évitant une ponction supplémentaire sur celle des moins privilégiés.

De plus, cela dégagerait plus d’argent pour de nouveaux engagements et l’amélioration des conditions de travail, tout en donnant une consistance concrète, pratique, à une idée que plusieurs d’entre nous partageons, du moins en théorie : il est en effet urgent de repenser, à tous égards, l’idée de limite, afin qu’elle puisse retrouver sa légitimité dans notre monde et empêcher l’implosion de celui-ci.

C’est là, me semble-t-il, l’enjeu politique essentiel de notre temps. S’il faut opposer un refus à l’ordre global qui se construit sous nos yeux, ce refus ne peut en effet être un refus de toutes limites : il doit aussi être un refus de participer à un mouvement qui, par sa logique même, ignore jusqu’à l’idée de limite. C’est à cette condition seulement que la solidarité, que nous appelons tous de nos vœux, pourra être à la hauteur de ce dont elle se revendique.