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La dette odieuse de l’Irak

par Eric Toussaint

jeudi 18 mai 2006

Depuis 20 ans, alors que les gouvernements des pays débiteurs n’ont pas mené bataille sur la question de la dette odieuse, les grandes puissances (qui sont en même temps les créanciers) se sont bien gardées de la remettre sur le tapis.

Soudain, les 10 et 11 avril 2003, la dette odieuse apparaît dans le discours de l’administration Bush. Celle-ci demande à la France, à l’Allemagne et à la Russie (qui s’étaient opposées à la guerre contre l’Irak) de renoncer à leurs créances sur l’Irak. Toute la presse internationale relaie en long et en large. La dette odieuse est explicitement mentionnée. Après quelques jours, les seuls à continuer d’en parler sont le quotidien financier anglais Financial Times (FT) et quelques autres organes de la presse internationale (International Herald Tribune, Wall Street Journal). Les éditorialistes du Financial Times réclament fermement le retrait de cette proposition. Pour le FT, si l’on ressort cette proposition, cela peut être évoqué pour beaucoup de pays du Tiers Monde et de l’ex-bloc soviétique. Cela peut donner des idées aux gouvernements des pays endettés qui vont finir par réclamer l’application de cette doctrine et si ce ne sont pas les gouvernements, ce sont les mouvements sociaux de ces pays qui vont le faire (au Brésil, ou en Afrique du Sud par exemple où la dette du régime de l’apartheid a atteint 24 milliards de dollars). Le FT explique que l’administration Bush joue avec le feu et met en danger les créanciers [1].

Qu’est-ce qu’une dette odieuse ?

« Si un pouvoir despotique (le régime de Saddam Hussein, NDLR) contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’Etat, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir » (Alexander Sack, Les effets des transformations des Etats sur leurs dettes publiques et autres obligations financières, Recueil Sirey, 1927). La doctrine de la dette « odieuse » s’applique parfaitement au cas de l’Irak.

Cette doctrine date du 19e siècle. Elle a été utilisée lors du conflit opposant l’Espagne et les Etats-Unis en 1898. A cette date, Cuba, auparavant colonie espagnole, passe sous le contrôle (protectorat) des Etats-Unis et l’Espagne exige des Etats-Unis qu’ils lui remboursent la dette due par Cuba à son égard. Les Etats-Unis refusent en déclarant cette dette odieuse, c’est-à-dire contractée par un régime despotique pour mener des politiques contraires aux intérêts des citoyens. Ce qui est important, c’est que cette déclaration, finalement reconnue par l’Espagne, est inscrite dans un traité international, le Traité de Paris, qui fait donc jurisprudence.

D’autres cas existent. Les dettes de Bonaparte sont refusées sous la Restauration en tant que dettes odieuses, contraires aux intérêts des Français. Après la guerre de Sécession aux Etats-Unis, les Nordistes, vainqueurs, refusent d’assumer la dette sudiste qui a été contractée pour défendre un système basé sur l’esclavage. Après la première guerre mondiale, le Traité de Versailles déclare que les dettes contractées par le régime allemand du Kaiser pour coloniser la Pologne sont nulles et qu’elles ne peuvent être à charge de la nouvelle Pologne reconstituée. Le régime dictatorial de Tinoco [2] au Costa Rica s’est endetté vis-à-vis de la couronne britannique. Le juge Taft, président de la Cour suprême des Etats-Unis désigné comme arbitre par les deux pays en litige (Grande Bretagne versus Costa Rica, 1923) déclare que cette dette est une dette personnelle du despote. Les banquiers créanciers qui connaissaient la nature despotique du régime de Tinoco ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes et non au régime démocratique succédant à Tinoco. Le juge Taft ajoute que les créanciers n’ont pas été en mesure de faire la preuve de leur bonne foi.
La doctrine de la dette odieuse a été formulée par Alexander Sack (ancien ministre du Tsar en Russie, émigré en France après la Révolution de 1917, professeur de droit à Paris) en 1927 dans son recueil sur les transferts de dette en cas de changement de régime [3].

Dans les trente dernières années, à notre connaissance, aucun débiteur n’a fait valoir cette doctrine afin de répudier unilatéralement ces dettes ou d’en appeler à un arbitrage.
Le CADTM ainsi que différents auteurs (notamment Jean-Claude Willame, 1986 ; Patricia Adams, 1991) et mouvements (Jubilé Afrique du Sud, Jubilé Sud...) ont depuis longtemps analysé les dettes du Tiers monde sous cet angle du droit : les dettes de Mobutu (Zaïre - République démocratique du Congo), d’Habyarimana (Rwanda), de Marcos (Philippines), de Suharto (Indonésie), des généraux de la dictature argentine, de Pinochet au Chili, de la dictature uruguayenne, de la dictature brésilienne, du Nigeria, du Togo, de la République sud-africaine... ont toutes les chances d’entrer dans cette catégorie.
Ce ne sont pas de vieilles histoires puisque les peuples de ces pays remboursent aujourd’hui ces dettes odieuses avec de nouveaux emprunts.
Le cas de la République démocratique du Congo est très clair : en 2003, la dette d’environ 13 milliards de dollars qu’on lui réclamait correspondait grosso modo à l’intégralité de la dette contractée par Mobutu puisqu’il n’y a eu quasiment aucun nouvel emprunt entre sa chute en 1997 et 2003.. L’entièreté de la dette de la RDC aurait donc dû être annulée.

Pourquoi l’administration G. W. Bush a-t-elle remis sur le tapis la dette odieuse ?

Les 10 et 11 avril 2003, les ministres des Finances du G8 se réunissent à Washington et John Snow, le secrétaire d’Etat au Trésor des Etats-Unis, demande en particulier à la Russie, la France et l’Allemagne d’annuler la dette odieuse de l’Irak. Les Etats-Unis lancent cette exigence, non pour qu’elle soit satisfaite intégralement, mais en guise de marchandage : un chantage pour faire monter les enchères envers les pays opposés à la guerre. Il s’agit de convaincre la France, l’Allemagne et la Russie de changer de position et de légitimer la guerre. Il s’agit aussi de leur demander de faire un effort pour que les pays qui ont assumé les dépenses concernant les opérations militaires puissent entamer la reconstruction en utilisant au plus vite les ressources pétrolières de l’Irak. Plus la dette antérieure à la guerre de 2003 sera élevée, plus les Etats-Unis et leurs alliés devront attendre pour être remboursés des frais qu’ils engagent dans la reconstruction.
L’Allemagne annonce tout de suite lors de cette réunion qu’il ne sera pas question d’annulation en ce qui la concerne mais que la dette irakienne sera rééchelonnée. Les Etats-Unis poursuivent le marchandage afin de convaincre la France, la Russie et l’Allemagne de faire un effort sérieux en terme d’annulation. En échange de leur bonne volonté, les entreprises de ces pays pourraient bénéficier de contrats liés à la reconstruction.

Manifestement, les Etats-Unis ont obtenu par la suite des concessions de la part de la France et de la Russie. En effet, le 22 mai 2003, le Conseil de sécurité de l’ONU lève les sanctions contre l’Irak et confie la gestion du pétrole (jusque là sous son contrôle [4]) à l’administrateur civil de l’Irak désigné par les Etats-Unis, à savoir Paul Bremer.
Le Conseil de sécurité de l’ONU (y compris donc des pays comme la France, la Russie, la Chine qui s’étaient opposés à la guerre) légitime l’occupation et accorde la gestion du pétrole aux Etats-Unis par 14 voix pour et zéro contre (la Syrie est sortie au moment du vote pour ne pas prendre position).
L’ONU désigne Sergio Vieira de Mello comme son représentant sur place (il sera tué en août 2003 dans un attentat contre le siège de l’ONU à Bagdad qui fit 24 morts) avec un statut tout à fait inférieur à Paul Bremer.

Lever les sanctions contre l’Irak signifie que dorénavant les entreprises, à commencer par celles des Etats-Unis, peuvent refaire du business en Irak (le Financial Times titre le 23 mai 2003 : « UN removal of sanctions clears way for business »). Cela veut dire aussi que tous les avoirs de Saddam Hussein et de l’Irak qui avaient été gelés à l’étranger (notamment aux Etats-Unis) pendant plus de 12 ans sont « dégelés », ce qui permet aux Etats-Unis de s’en servir pour se rembourser sur l’effort de guerre et de reconstruction : ces avoirs ne sont donc pas rétrocédés au peuple Irakien. Le Financial Times écrit : " Cela (la levée de la sanction contre l’Irak par le Conseil de Sécurité, NDLR) va libérer du contrôle de l’ONU des milliards de dollars qui étaient gelés et mettre à la disposition des forces coalisées et du comité intérimaire Irakien les revenus futurs du pétrole afin de payer la reconstruction" (FT, 23 mai 2003).

La dette impayable de l’Irak

A combien s’élève la dette Irakienne ? Selon une étude du département de l’énergie de l’Administration Bush datant de 2002, elle s’élèverait à 62 milliards de dollars [5]. Selon une étude conjointe de la Banque mondiale et de la Banque des règlements internationaux, elle s’élèverait à 127 milliards, dont 47 milliards d’intérêts de retard [6].
Selon un bureau d’étude privé basé à Washington, l’ensemble des obligations financières de l’Irak (dettes, réparations et contrats en cours) s’élevait début 2003 à 383 milliards de dollars dont 127 milliards de dettes.
Les Etats créanciers sont répartis en deux grandes catégories selon qu’ils sont ou non membres du Club de Paris. Le Club de Paris qui regroupe 19 Etats créanciers auxquels s’ajoutent quelques invités (Brésil, Corée), selon l’humeur des 19 premiers, déclare pouvoir réclamer à l’Irak 21 milliards de dettes auxquels s’ajoutent la même somme sous forme d’intérêts de retard, soit 42 milliards (source : FT, 12-13 juillet 2003). Selon le Club de Paris, la dette de l’Irak à l’égard de ses membres s’élève à 38,9 milliards de dollars à la fin 2004.

A ce propos, il vaut la peine d’analyser les montants réclamés par les membres du Club de Paris au sein duquel se trouvent les principaux protagonistes des deux camps qui se sont formés dans les mois qui ont précédé la guerre. Il est bon d’avoir en mémoire qu’au moment de la fameuse réunion tenue par les ministres des finances du G7 les 10 et 11 avril 2003 à Washington [7], les medias ont affirmé que la Russie, la France et l’Allemagne étaient les principaux créanciers de la dette odieuse de l’Irak. La réalité est plus nuancée comme le montre clairement le tableau ci-dessous. Voyons comment les dettes se répartissent entre pays bellicistes et pays du « camp de la paix ».

Tableau 1. Dette de l’Irak à l’égard du Club de Paris (en millions de dollars)
« Camp de la paix » Bellicistes
Russie : 3.450 Japon : 4.100
France : 3.000 Etats-Unis : 2.200
Allemagne : 2.400 Italie : 1.720
Canada : 560 Grande-Bretagne : 930
Brésil : 200 Australie : 500
Belgique : 180 Espagne : 320
Pays-Bas : 100
Danemark : 30
Total : 9.790 Total : 9.900

Tableau réalisé par l’auteur sur la base du Financial Times, 12-13 juillet 2003.

Ce tableau permet de voir que les pays bellicistes ont une créance odieuse plus importante que le « camp de la paix », ce que ne laissait pas entendre le discours de l’administration de Georges W. Bush au moment de son chantage du mois d’avril 2003.

La seconde catégorie comprend la Turquie, des pays arabes (Emirats Arabes Unis, Koweït, Egypte, Jordanie, Maroc, Arabie Saoudite) et certains pays de l’ex-bloc soviétique (Pologne, Bulgarie, Hongrie, Roumanie) devenus aujourd’hui des alliés fidèles des Etats-Unis. Ils réclament à l’Irak environ 55 milliards de dettes. Plus de la moitié de cette somme (30 milliards) est réclamée par les Emirats du Golfe (Koweït non compris) mais cela fait l’objet d’un litige déjà ancien entre l’Irak et les créanciers concernés. L’Irak prétend que ces 30 milliards constituaient un don pour mener la guerre contre l’Iran alors que les Etats concernés affirment qu’il s’agissait de prêts.
Les deux catégories de dettes précitées (97 milliards de dollars) sont des dettes bilatérales.

Du côté des banques privées, avant l’invasion de l’Irak, elles ont dissimulé le fait qu’elles avaient prêté beaucoup d’argent au régime de Saddam Hussein. On ne parlait en 2002-2003 que d’environ 2 milliards de dollars (Bank of New York et JP Morgan étaient les principales banques créancières connues). Mais au fil du temps, les banquiers se sont ragaillardis et ont clamé qu’on leur devait 18 milliards de dollars.

Quant à la Banque mondiale et au FMI, les dettes de l’Irak à leur égard ne dépassent pas 200 millions de dollars.

En résumé, en terme de dettes proprement dites, on peut considérer que la négociation entre les créanciers et l’Irak a porté sur une somme de départ tournant autour de 115 milliards de dollars : 38,9 (Club de Paris) + 55 (autres créanciers bilatéraux) + 18,4 (banques) + 0,2 (Bm et FMI). Cette somme ne comprend pas les demandes de réparations non satisfaites (environ 160 milliards de dollars qui se rapportent à 1990-1991), les contrats en cours juste avant le déclenchement de la guerre (90 milliards de dollars) et surtout les nouvelles dettes contractées depuis mars-avril 2003.
En réalité, la négociation principale a eu lieu entre créanciers, mais pas entre ceux-ci et les autorités Irakiennes mises en place illégalement par les Etats-Unis. Les créanciers se battent autour de la question : qui fera un effort en renonçant à une partie de ses prétentions de manière à rendre soutenable le paiement de la dette par l’Irak ? « Soutenable » signifie, pour les créanciers, que la dette pourra être payée aux échéances prévues. Pas question pour les créanciers de déterminer la soutenabilité du paiement de la dette à l’aune des besoins de la population d’Irak.

En octobre 2004, les Etats-Unis ont obtenu après un an et demi de pression que leurs collègues du Club de Paris renoncent en trois étapes à 80% de leurs créances (capital et intérêts) [8]. Sur cette base les autorités Irakiennes ont mené des négociations bilatérales avec les pays arabes, la Turquie, le Brésil, la Roumanie, la Pologne, la Bulgarie, la Hongrie, l’Indonésie et le Pakistan afin que ces pays appliquent la même réduction que celle accordée par le Club de Paris. De même, les autorités Irakiennes ont mené des négociations avec les banques commerciales qui avaient octroyé des prêts au régime de Saddam Hussein. Ces négociations ont abouti en avril 2006 : les banques renoncent aussi à 80% de leur créances [9]. De son côté, le gouvernement Irakien leur garantit un remboursement échelonné sur 23 ans à un taux d’intérêt fixe de 5,8%.

Rappelons qu’au début de la négociation, les chiffres de la dette ont été délibérément gonflés et faussés.
Ainsi, le Club de Paris revendiquait le double de la dette qui lui est due : il réclame 38.900 millions de dollars et non 21.000. Pourquoi ? Parce que le Club de Paris ajoute les intérêts de retard depuis 1991. C’est absurde car suite aux sanctions, l’Irak ne disposait pas de son pétrole ; c’est l’ONU qui gérait les revenus du pétrole. D’autre part les avoirs de l’Irak à l’extérieur étaient bloqués. Il était donc impossible à l’Irak de rembourser sa dette. Le Club de Paris a pourtant comptabilisé les intérêts (ainsi que la plupart des autres créanciers bilatéraux) et la dette se retrouve doublée. L’annulation de 80% dissimule donc une part de manipulation statistique...

Les Etats-Unis embourbés dans la guerre en Irak

Quelques jours après le début de l’invasion de l’Irak, le 20 mars 2003, par les troupes des Etats-Unis, de Grande Bretagne et d’Australie, George W. Bush a estimé devant le Congrès que le coût de la guerre pour le Trésor US s’élèverait à 80 milliards de dollars. Le 7 septembre 2003, George W. Bush annonçait au Congrès qu’il demandait 87 milliards de dollars supplémentaires. Selon le PNUD et Unicef, 80 milliards de dollars, c’est précisément la somme supplémentaire nécessaire chaque année pendant dix ans à l’échelle de la planète pour garantir l’accès universel à l’eau potable, à l’éducation de base, aux soins de santé primaire (y compris la nutrition) et aux soins gynécologiques et d’obstétrique (pour toutes les femmes). Cette somme qu’aucun sommet mondial des dernières années n’est parvenu à réunir (à Gênes, le G7 en 2001 n’a permis de réunir qu’un peu moins d’un milliard de dollars pour le fonds de lutte contre le sida, la malaria et la tuberculose), le gouvernement des Etats-Unis réalisait la prouesse de la réunir et de la dépenser en quelques mois. Les 80 milliards obtenus par G. W. Bush au Congrès (auxquels s’ajoutent dorénavant 87 milliards supplémentaires) constituaient les fonds nécessaires pour détruire un certain nombre d’infrastructures et de vies humaines en Irak et assurer l’occupation du territoire jusqu’au 31 décembre 2003.

Affrontant une résistance qu’ils n’avaient pas prévue, ils éprouvent les pires difficultés. Bien sûr, ils dominent de très haut la scène internationale. Certes, ils occupent le pays. Mais ils sont détestés par une grande partie de la population. Leurs troupes font l’objet d’un harcèlement permanent. Le coût de l’occupation militaire est beaucoup plus élevé que prévu : il s’élève environ à 4 milliards de dollars par mois (48 milliards par an) pour plus de 130.000 soldats présents.

Cela n’empêche pas certaines firmes des Etats-Unis et d’ailleurs de faire du business.
Dès le deuxième trimestre 2003, la firme Halliburton (Texas) était sur place pour les réparations d’urgence de l’appareil de production pétrolière pour un contrat de 7 milliards de dollars. Richard Cheney, vice-président des Etats-Unis, en était PDG jusqu’en août 2000. La firme concurrente Bechtel (responsable des conflits concernant l’eau à Cochabamba en Bolivie), qui a obtenu un contrat de 680 millions de dollars pour remettre en état la distribution d’eau et d’électricité ainsi que certaines voies de communication a convoqué une réunion à Washington en mai 2003 sur le thème « Comment une entreprise US peut-elle participer à la reconstruction ». Les 1.800 PME présentes ont été refroidies quand on leur a précisé qu’elles devraient elles-mêmes assurer la sécurité de leurs biens et de leurs hommes. Bechtel a fait le même type de réunion à Londres et à Koweït City.
Entre 2004 et 2006, les firmes des Etats-Unis ont mis la main sur la plupart des contrats liés à la reconstruction.

L’Irak dans le cercle vicieux de la dette et de l’ajustement néolibéral

Qu’elle s’élève à 50 ou à 100 milliards, la dette réclamée à l’Irak va relancer le cercle vicieux de l’endettement et la relation de subordination par rapport aux créanciers qui continueront de piller ses réserves pétrolières, les Etats-Unis se servant les premiers.

Les pays du Sud savent bien que la dette ne va pas sans ajustement structurel et réformes économiques favorables aux plus puissants. L’Irak n’échappe pas à la règle. Très vite, avant même l’arrivée sur place du FMI et de la Banque mondiale, les Etats-Unis sont sur... le pied de guerre pour libéraliser l’économie irakienne et rendre disponibles ses ressources pétrolières. Les premières mesures prises par Paul Bremer, d’ailleurs vivement contestées dans le pays, concernent le licenciement de 500 000 fonctionnaires (8% de la population active, dont 400 000 employés des forces armées irakiennes), une modification de la législation sur les investissements étrangers qui fait de l’Irak l’une des économies les plus libérales et l’interdiction intolérable pour les paysans irakiens de récupérer et planter des graines d’une année sur l’autre.

Puis le FMI et la Banque mondiale sont arrivés et cette logique a atteint son paroxysme : leurs conditions ont été imposées avec fermeté. En échange, en septembre 2004, le FMI a accordé un premier prêt à l’Irak, et en juillet 2005, ce fut au tour de la Banque mondiale (pour la première fois depuis 1973). L’une des mesures symboliques fut l’incroyable augmentation des prix des carburants en décembre 2005 (400% pour l’essence et le kérosène, 800% pour le diesel), ayant d’ailleurs entraîné des émeutes violentes, notamment à Bassora, et la démission du ministre du Pétrole en janvier 2006... Cette décision implique en cascade l’augmentation des prix de la plupart des denrées, puisqu’ils sont liés au coût de leur transport sur le marché local. D’autres mesures tout aussi dramatiques ont suivi : privatisation de toutes les entreprises publiques à l’exception des entreprises pétrolières ; fin programmée des subventions aux produits alimentaires de base et des rations alimentaires subventionnées ; licenciements supplémentaires et des gels de salaires dans le secteur public ; retrait de la loi sur les retraites qui prévoit que les pensions sont fixées à 80% du dernier salaire.

Pour l’annulation de la dette odieuse de l’Irak, pour le paiement de réparations

Ce n’est pas parce que les Etats-Unis ont utilisé de manière opportuniste la notion de « dette odieuse » qu’il nous faut refuser d’en exiger l’application pour garantir la justice et les droits fondamentaux du peuple irakien. Il faut en conséquence soutenir la perspective d’un pouvoir légitime en Irak qui répudierait la dette. Il faut également ouvrir le droit à réparation : on a avancé des chiffres pour le coût de l’agression mais pas pour celui des réparations. Ce coût devra tenir compte des dommages que les Etats-Unis et autres agresseurs ne prendront jamais en compte : les dommages individuels, les pillages culturels, etc. dont pourtant ils sont responsables puisqu’ils doivent assurer la sécurité des biens et des personnes en tant que forces d’occupation.

L’application à l’Irak de la doctrine de la dette odieuse serait de toute première importance pour le futur de la population irakienne et au-delà, pour la majeure partie des populations des pays endettés dits « en développement ». Les citoyens de ces pays sont parfaitement en droit d’exiger qu’une partie importante de la dette de leur pays soit déclarée nulle en application de la doctrine de la dette odieuse.

Il revient au mouvement pour une autre mondialisation de mettre en avant la revendication de l’annulation de la dette extérieure publique de l’Irak, combinée à d’autres revendications telles que le retrait des troupes d’occupation, l’exercice plein et entier de la souveraineté par les Irakiens eux-mêmes (ce qui inclut la pleine jouissance de leurs ressources naturelles), le versement aux Irakiens de réparations pour les destructions et les pillages subis au cours de la guerre déclenchée par la coalition dirigée par les Etats-Unis en violation de la charte de l’ONU,

Il est également nécessaire de poursuivre en justice et de condamner G. W. Bush et tous les dirigeants des pays ayant participé à l’invasion militaire de mars 2003, en tant que responsables directs de crime d’agression (selon la définition donnée par la charte de l’ONU) et de crime de guerre.

En ce qui concerne les propositions pour la dette de l’Irak, il faudrait s’orienter vers les points suivants :

 la dette contractée sous le régime de Saddam Hussein est une dette odieuse ; elle est donc nulle ;

 un régime démocratique succédant à ce régime devrait refuser de l’assumer, il serait en droit de répudier ces dettes ;

 les dettes nouvelles dues à l’agression et aux coûts de la reconstruction sont également odieuses donc nulles ;

 les victimes de Saddam Hussein, celles de l’agression US, celles des pillages et de l’occupation actuelle (individus, groupes...) ont droit à des réparations ;

 au niveau de l’action citoyenne et de l’action des pouvoirs publics, il faut participer aux mobilisations d’ensemble, mais aussi, réclamer des audits de la part des pouvoirs publics (et sans les attendre, les citoyens devraient les organiser) sur les dettes que les créanciers réclament de l’Irak. De quoi s’agit-il ? Tout créancier qui réclame de l’Irak le remboursement de dettes doit répondre aux questions des citoyens sur la nature de ces dettes : Dans quel contrat sont-elles définies ? Quelles étaient les parties contractantes ? De quoi s’agissait-il (armement ? équipement civil ?) ? Quels étaient les termes du contrat ? Quels montants ont déjà été remboursés ? Faire le travail de recherche peut contribuer à faire la preuve du caractère odieux des dettes en question.

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Quelques points de repère historiques de la guerre contre l’Irak

En juillet 1979, Saddam Hussein prend le pouvoir et renverse le régime prosoviétique en place. La dette externe de l’Irak est faible. Dans les années 1980, Saddam Hussein est soutenu par les Etats-Unis et leurs alliés dans la guerre contre l’Iran qui a provoqué un million de morts. L’Irak s’endette énormément. A la veille de l’invasion du Koweït, l’Irak est surendetté (40 milliards de dettes extérieures). En 1990, l’Irak aux abois envahit le Koweït. A la fin de la première guerre du Golfe, surnommée « Tempête du Désert » par les vainqueurs, Saddam Hussein est maintenu au pouvoir car les Etats-Unis craignent de voir le pays (et ses réserves pétrolières) aux mains d’une rébellion incontrôlable dans le voisinage de l’Iran, lui-même incontrôlable. Les troupes alliées laissent Saddam Hussein réprimer la ville de Bassora insurgée.

Cette guerre s’est réalisée avec un mandat de l’ONU qui décrète le gel des avoirs Irakiens à l’extérieur et proclame l’embargo. Plus tard sera lancé le programme « Pétrole contre nourriture ». La moitié des revenus du pétrole Irakien servent à l’achat de nourriture et de médicaments, ce qui était totalement insuffisant par rapport aux besoins de la population irakienne puisqu’on estime que pas moins de 500.000 enfants sont morts des suites de l’embargo. L’existence de ce programme était largement connue de l’opinion publique internationale, il a même fait l’objet d’une propagande certaine. Par contre, le fait que 25 % des revenus pétroliers allaient aux pays voisins en terme de réparations est peu connu. La Commission des Nations unies pour les Compensations (CNUC, site internet : www.uncc.ch) avait, après 1991, reconnu la validité de demandes de réparations pour un montant total de 44 milliards de dollars (ce qui ne couvrait qu’une partie des demandes - 160 milliards en tout). Ces demandes étaient introduites par des individus, des entreprises et des gouvernements. Avec à sa disposition le quart des revenus pétroliers, la CNUC a versé, jusqu’à la guerre de mars-avril 2003, 17,6 milliards de dollars aux plaignants - en donnant la priorité aux individus et aux familles - en terme de réparation. Il restait donc 26 milliards de dollars à payer et à statuer sur les demandes de réparation en attente (Financial Times, 24 juin 2003). Il n’en reste pas moins que l’utilisation des revenus du pétrole ne donnait pas la priorité absolue à la satisfaction des besoins de la population irakienne en nourriture et en médicaments.

En 2003, la guerre a été menée par une coalition dirigée par les Etats-Unis. En font partie la Grande-Bretagne, l’Australie, les Pays-Bas, le Danemark, l’Italie, l’Espagne (jusqu’au retrait de ses troupes en 2004), le Japon, la Corée, la Pologne. Cette coalition a agit en violation de la Charte des Nations unies. Elle a commis un crime d’agression, selon la charte de l’ONU.


Ce texte est la version actualisée du chapitre 16 du livre La finance contre les Peuples paru en 2004. Il est destiné à l’édition en arabe de ce livre (qui paraît en 2006).

Notes :

[1] L’annulation des dettes odieuses de toute façon ne provoquerait pas la faillite des grandes banques car les créances odieuses représentent, en moyenne, moins de 5 % de leurs actifs. Mais les banquiers et autres créanciers considèrent en général que leur droit de prêter à qui ils veulent est sacré, tout comme le droit de se faire rembourser quelles que soient les circonstances dans lesquelles se trouvent les débiteurs.

[2] Voir Damien Millet, Eric Toussaint, « 50 questions /50 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale », coéd. CADTM / Syllepse, Bruxelles / Paris, 2002, p. 163 à 179 et 184 à 187.

[3] Alexandre Sack était convaincu que les dettes devaient en général pouvoir être transmises d’un régime à l’autre sauf en cas de dette odieuse.

[4] Entre 1991 et le 22 mai 2003, la gestion du pétrole avait été confiée à l’ONU.

[5] U.S. Department of Energy, Energy Information Administration, Irak Country Analysis Brief, Oct. 2002, www.eia.doe.gov/emeu/cabs/Irak.html...

[6] Cité par David Chance, Regime Change Could Benefit Iraki Creditors,” REUTERS NEWS WIRE, Sept. 13, 2002.

[7] Aux réunions financières des grandes puissances, la Russie n’est pas invitée jusqu’ici. Il s’agit donc du G7 et pas du G8.

[8] L’accord a été confirmé et signé une année plus tard le 27 octobre 2005.

[9] http://www.portalIrak.com/news/Irak... et http://www.jubileeIrak.org/blog/200...

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