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Retour sur les élections françaises

par Charles-Andry Udry

dimanche 11 août 2002

Face à la droite et l’extrême droite, comment étayer un projet d’émancipation sociale ?

Le choc du résultat du 1er tour des élections présidentielles françaises a été immense. La riposte a été immédiate. Le 1er mai, ce sont des centaines de milliers de salarié·e·s et de jeunes qui manifestent pour dire " Halte à Le Pen ! ". Mais ils défendent aussi leurs revendications sociales et nombre d’entre eux ne veulent pas se laisser endiguer dans une opération de soutien, de fait, au candidat du patronat : Chirac-MEDEF. Combattre le lepénisme est une tâche importante. Depuis près de 20 ans, le Front national (FN) est officiellement - dans les faits, c’est autre chose ! - tenu à l’écart par l’" establishment politique ", de droite comme de gauche. Cela ne l’a pas empêché d’étendre son audience. L’heure du bilan a sonné.

Le résultat de qui et quoi ?

Les résultats du 1er tour de l’élection présidentielle ne se résument de loin pas à la deuxième place de Le Pen. • Ces élections marquent l’effondrement de ladite " gauche plurielle ".

Jospin a perdu plus de 2,4 millions de voix. Hue (Parti communiste, modèle du POP/ PdT) s’écroule et perd 1,7 million de voix, les deux tiers de ses voix de 1995. Seuls les Verts progressent un peu. Or, depuis 1997, cette " gauche plurielle " n’a cessé de faire des émules en Europe. En Suisse aussi, pensons : au " ticket " Calmy-Rey - Moutinot (PSG) - Cramer (Verts) - Deuber-Ziegler (Alliance de gauche : PdT / solidaritéS) lors des dernières élections genevoises ; à la liste Bieler (Verts) - Chiffelle - Lyon (PS) - Zisyadis (POP) pour le Conseil d’Etat vaudois ; ou encore à la " grande famille " de la gauche neuchâteloise (PS, pop-eco-sol).

• La gauche radicale, anticapitaliste, proposant une perspective socialiste, réalise une percée sans précédent : elle réunit presque 3 millions de voix (10,44 %), trois fois plus que Hue. C’est 1,3 million de voix (+81%) de plus qu’en 1995. C’est cette gauche radicale représentée par Arlette Laguiller de Lutte ouvrière (LO) et Olivier Besancenot de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) qui a progressé le plus.

• La droite parlementaire perd 4 millions de voix.

• L’extrême droite progresse de 900000 voix et approche des 20%. • Jamais l’abstention (28,4 %) n’a été aussi importante pour une présidentielle.

Un vote sanction

Les résultats du 21 avril sont donc marqués par la désaffection en masse à l’égard des deux compères - la " gauche plurielle " et la droite parlementaire - qui cohabitent sous diverses formes depuis 1981, se partagent le pouvoir, la gestion… et les " affaires ". Cette sanction émane d’abord de salarié·e·s. La presse s’est soudain intéressée à " comprendre " ces " ouvriers et employés qui ont sanctionné Jospin " (Libération, 24.4.2002) ou " ces travailleurs qui ont voté Le Pen " (Le Monde, 25.4.2002). Des votes politiquerment très bipolarisés, mais avec un vote à l’extrême droite, en partie, socialement et politiquement oscillant.

L’expropriation des droits

Les " gens qui peinent " ont le profond sentiment d’avoir été expropriés par un establishment politicien de la possibilité d’améliorer leur sort soit par des choix politico-institutionnels, soit grâce à des luttes, soumises au chantage permanent de ne pas faire le lit de la droite.

Trois quarts des sondé·e·s, avant le 1er tour, déclaraient ne pas voir la différence entre la gauche et la droite ! Droite parlementaire et " gauche plurielle " ont également accepté la dictature des intérêts privés d’une infime minorité sur le bien commun et les droits des salarié·e·s majoritaires. Quand Danone a fermé en 2001 les usines LU, Jospin et Chirac ont été unanimes pour dire… qu’il n’y avait rien à faire.

La droite parlementaire et la " gauche plurielle " ont ainsi étouffé le débat indispensable sur " quelle société nous voulons ", qui devrait caractériser toute vraie démocratie où prévaut " le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ". Ils lui ont substitué la politique spectacle, avec ses petites phrases, où les citoyen·ne·s sont réduits au rôle de public, bon à faire la claque.

" Gauche plurielle " faillie

En 1997, le premier geste du gouvernement Jospin a été de donner son feu vert au " traité d’Amsterdam " - dénoncé la veille ! - qui enferme les pays membres de l’Union européenne (UE) dans le carcan néolibéral. Pour échapper aux critiques et réactions populaires s’est défaussé sur l’UE, que pourtant il dirigeait avec ses compères. Sans perspectives d’une Europe sociale et socialiste, le repli de couches populaires sur le national- lepénisme était prévisible.

La " gauche plurielle " au gouvernement est ensuite allée de compromis et compromissions. (Il faut être conseiller national PS, pour tromper ou être trompé et oser déclarer que Jospin " a tenu les engagements qu’il avait pris ", P.-Y Maillard, Le Temps 20 avril 2002.) Elle a privatisé plus que la droite. Elle n’a rien fait pour brider le pouvoir patronal de licencier. Elle a multiplié les emplois hyper-précaires des jeunes pour " combattre le chômage ". Elle s’est adaptée aux propositions du Medef (le patronat français) pour une " refondation sociale ", visant à liquider les droits des salarié·e·s, des retraités et des chômeurs. Elle a abandonné la taxe Tobin. Elle a repris à son compte le programme de la droite en matière de baisses des impôts ou de retraites (fonds de pension). Elle surenchéri sur l’insécurité. Quant aux 35 heures, le " clou social " du gouvernement Jospin, elles ont dégradé les conditions de travail, en donnant carte blanche aux employeurs pour imposer leur flexibilité.

Ce constat vaut pour toute la gauche sociallibérale en Europe, ce qui rend encore plus désastreux les alliances politiques type gauche plurielle ou " alternative ". L’Europe social-libérale a réussi cet exploit : ouvrir partout la voie à une nouvelle vague de gouvernements de droite, aiguillonnés par des droites " social-nationalistes " : Espagne, Autriche, Italie, Portugal, Danemark ; demain peut-être Pays-Bas, Allemagne, Angleterre (voir abstention aux élections locales du 2 mai). En Suisse, la politique du Parti socialiste n’est pas pour rien dans le renforcement de l’UDC de Blocher : incrustation au Conseil fédéral et dans les exécutifs cantonaux et communaux (où le rejoignent, chaque fois qu’ils le peuvent, les Verts, le PdT /POP, l’Alliance de gauche ou solidaritéSNeuchâtel), soumission répétée au cadre bourgeois, cautions de M. Leuenberger au démantèlement de La Poste ou de Ruth Dreifuss à l’élévation de l’âge de la retraite des femmes…

"Votez escroc, pas facho " ?

Dès le soir du 1er tour, une nouvelle sainte alliance des " biens pensants " s’est formée. Elle incite sur tous les tons à voter Chirac contre Le Pen. La gauche plurielle - PS, PC, Verts - fait chorus On peut douter d’un tel choix. Et même redouter qu’il n’ait à terme l’effet inverse (voir ci-contre les positions de la LCR et de LO, et le texte joint de la revue " Carré Rouge ").

Chirac est l’incarnation achevée des machineries politiques n’hésitant devant rien pour se maintenir au pouvoir. Chirac, super-menteur et super-escroc, est aussi le politicien qui a largement contribué à la " lepénisation des esprits " : des petites phrases sur les " odeurs " des immigrés en 1995 à l’huile jetée aujourd’hui sur le feu de l’insécurité. Chirac, c’est encore le président qui aux côtés de Juppé, en 1995, attaque la sécurité sociale, puis relaie tous les projets du Medef. Des représentants du patronat misent d’ailleurs sur le choc du 1er tour et la réélection de Chirac pour imposer "des réformes visant […], l’amélioration de la compétitivité et une réconciliation du peuple français avec la mondialisation " (Pierre Richard, patron de la banque Dexia, au Financial Times, 25.4.2002). L’unité républicaine a un objectif parmi d’autres : établir lors des législatives une chambre bleu horizon (avec une large majorité de la droite officielle), adossée à la nouvelle " légitimité présidentielle ", pour imposer la " refondation sociale " du Medef. Enfin, le slogan "Votez escroc, pas facho " - même s’il correspond à une envie sincère de " faire quelque chose" contre Le Pen - véhicule, derrière ses airs " sans illusion ", un cynisme dangereux. Demain, celui-ci a toutes les chances de nourrir encore plus largement l’idée, chez celles et ceux qui se seront une nouvelle fois fait plumer, que, tous comptes faits, cela vaut peut-être la peine de faire l’expérience de " voter facho et pas escroc " pour essayer de s’en sortir…

Plan d’urgence

Après le second tour du 5 mai 2002, peut s’ouvrir le troisième tour social : la mobilisation sur les lieux de travail et dans la rue. Elle peut s’appuyer sur l’expérience collective récente de la mobilisation contre Le Pen. Elle puisera de même dans la pratique des luttes des dernières années, qui ont vu converger des générations de salarié·e·s. Ces luttes traduisaient le refus de considérer l’existant comme le seul possible. Elles portaient en elles des éléments d’émancipation sociale et de rupture avec le carcan de la mondialisation capitaliste.

Le développement d’une telle dynamique sociale exige un plan d’urgence pour l’émancipation sociale, combattant la refondation sociale du Medef et répondant aux besoins de la majorité populaire : interdiction immédiate des licenciements, des statuts précaires et de la flexibilité patronale (annualisation, etc.) ; augmentation des salaires et des minima sociaux pour tout·e·s ; régularisation des sans-papiers ; défense de la sécurité sociale ; programme de ré-extension de services publics conçus à l’échelle européenne, comme tout premier pas vers une Europe sociale et socialiste ; socialisation des groupes industriels et financiers stratégiques pour la vie économique et sociale du pays et pour une politique de solidarité avec les populations de la périphérie. C’est dans la mobilisation sociale des semaines à venir, dans la convergence de secteurs syndicaux, d’associations (attac, Ras l’front, etc.) ainsi que des forces de la gauche radicale (LO, LCR) qu’une telle alternative peut se constituer.

C’est cette perspective d’une gauche de gauche que défendent les militantes et les militants qui ont décidé de constituer, en Suisse, le mouvement pour le socialisme (MPS). n

Écouter l’intervention vidéo de Charles-André Udry sur le même sujet.

(tiré du site À l’encontre, voir notre page de liens)