Après trois semaines de barrages routiers et d’occupations d’usine, les dirigeants paysans et les organisations ouvrières se sont prononcés pour une trêve. Le nouveau président, Eduardo Rodriguez, doit maintenant répondre à leur demande de nationalisation du secteur des hydrocarbures.
Comme lors de la « guerre de l’eau » en 2000 et de la « guerre du gaz » en 2003, les masses insurgées se sont de nouveau levées contre le pouvoir politique oligarchique, raciste et corrompu, qui gouverne avec la complicité des entreprises transnationales (Repsol, British Petroleum, Petrobras, Total, Shell, Enron). Comme tant de fois, la lutte pour la réappropriation des ressources naturelles (terre, eau, gaz, pétrole) se mêle aux exigences et aux contestations sociales contre les programmes néolibéraux des institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement). Dans un pays où près de 80 % des habitants survivent en dessous du seuil de pauvreté.
La Bolivie vit une situation de rébellion populaire et révolutionnaire. L’image de Trotsky est là : toute la vie quotidienne a été bouleversée. Le « peuple » se trouve en état d’insubordination, délibère et s’auto-organise. Le principe bourgeois « d’autorité » a été balayé.
Depuis le lundi 23 mai, les mouvements populaires occupent le centre de gravité politique et entretiennent un rapport de forces en leur faveur. Routes bloquées, gazoducs et oléoducs fermés, puits pétroliers et gaziers occupés, transports et aéroports paralysés. Huit villes sont pratiquement assiégées. La gigantesque mobilisation indigène, paysanne, ouvrière et populaire a exprimé la volonté intangible de renationaliser la richesse spoliée et de « reconstruire la nation », grâce à des formes variées de démocratie directe et d’autogestion.
Un « double pouvoir » latent n’a fait que se développer : mineurs en grève, marche des sans-terre, comités d’approvisionnement, conseils municipaux ouverts et assemblées populaires. Depuis la Fédération des voisins d’El Alto, la furie s’est abattue pour prendre possession des rues de La Paz. Finalement, la grève générale dirigée par les travailleurs et les étudiants s’est terminée en démolissant la présidence d’un Carlos Mesa isolé et dépourvu d’appuis politiques. Ni les menaces des États-Unis, ni les « médiations » de dernière heure des envoyés de Lula et Kirchner1, n’ont pu l’éviter.
Les mécanismes de domination institutionnels sont en état de mort cérébrale. Les partis politiques traditionnels (MNR, MIR) sont complètement discrédités. L’État est au bord de l’implosion. Les forces armées et l’Église catholique - éléments clefs pour garantir la succession présidentielle - espèrent que les élections anticipées (avant six mois) donneront à la crise une « solution institutionnelle ». Le Mouvement pour le socialisme (MAS) pense la même chose et privilégie les élections. Evo Morales l’a confirmé il y a peu : il offre une « trêve » au nouveau président, Eduardo Rodriguez.
Issue électorale
Cependant, l’impossibilité de gouverner persiste. La convergence de deux facteurs s’y rattache : d’un côté, la radicalité massive de la contestation politique et sociale des masses exploitées, et de l’autre, la décomposition d’une classe dominante, qui, depuis la chute de Sanchez de Losada2, ne parvient pas à réaffirmer sa domination.
Les élections elles-mêmes apportent un risque de déstabilisation en plus, avec le danger que le président élu n’atteigne pas 50 % des voix - il n’y a pas de second tour en Bolivie -, et la difficulté qu’il aurait à être avalisé par un Parlement incapable de réussir un « consensus national ». Dans de telles conditions, le fantasme de l’« illégitimité » jetterait de l’huile sur le feu, sachant que le « système politique » a au moins deux dossiers en attente : l’assemblée constituante, comme l’exigent les mouvements populaires, et le référendum sur l’autonomie, voulu par les fractions capitalistes de Santa Cruz de la Sierra et Tarija. Ces deux départements clefs produisent la plus grande partie des hydrocarbures.
La mise en place des élections et la désignation d’un nouveau président ne brisent pas le processus de luttes pour la renationalisation du gaz et du pétrole. Le changement de personnage au palais Quemado3, pour désamorcer la rébellion populaire, n’aboutit pas au résultat escompté. Depuis El Alto, avec la Centrale ouvrière de Bolivie (COB), jusqu’à l’Assemblée populaire et les centaines de syndicats paysans du pays, la mobilisation continue avec son cortège de revendications économiques, sociales et démocratiques.
Au même moment, via différents médias, le MAS et ses principaux dirigeants insistent pour mettre un terme aux protestations et préparer le scénario électoral. Quelques groupes de paysans « cocaleros » répondent à leurs chefs et commencent à lever les barrages dans certaines régions. Ces circonstances peuvent accélérer le processus de fragmentation du leadership populaire, à moins qu’il n’y prédomine l’unité d’action.
Ernesto Herrera (traduit par Thomas Mitch)
1. Président argentin.
2. Prédécesseur de Carlos Mesa, ayant fui aux Etats-Unis en 2003.
3. Siège de la présidence.