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Se nourrir : un droit humain oublié

Florence Dufaux et François Houtard *

dimanche 12 décembre 2004

Devant l’ampleur du phénomène de la faim et la précarisation de l’agriculture des pays du Sud, ne faudrait-il pas ériger le droit de se nourrir au rang de droit de l’homme élémentaire ?

Combien de personnes, dans le monde, n’ont pas accès à une alimentation suffisante assurant leur dignité et leur bien-être ? Laissons de côté les images misérabilistes parfois liées à l’idée de "la faim dans le monde" et penchons-nous sur cette question et ses paradoxes.

Sur les 842 millions de personnes qui souffrent de faim dans le monde, les trois quarts sont travailleurs agricoles. Les producteurs de nourriture sont donc ceux qui sont majoritairement privés d’accès à une alimentation suffisante. Comment comprendre cette situation, d’autant plus que la production alimentaire globale dépasse largement les besoins nutritionnels de la population mondiale ?

Ces constatations étonnantes s’expliquent par les politiques agraires mises en place depuis plusieurs siècles. Avec la colonisation, les pays européens transforment fondamentalement les systèmes agricoles des pays du Sud, en les basant sur l’exportation et la dépendance envers le Vieux Continent. D’autre part, ils procèdent à une grande concentration des terres aux mains de quelques grands propriétaires.

Aujourd’hui, l’héritage de cette configuration féodale pèse encore lourdement sur le monde rural de nombreux pays. Ainsi, au Brésil, 1pc de la population accapare 45pc des terres. Dès lors, de nombreux paysans travaillent pour le compte de grands propriétaires fonciers, souvent dans des conditions lamentables (travail saisonnier, salaire de misère, etc.), et ils ne peuvent bénéficier de ce qu’ils cultivent.

La situation rurale actuelle ne s’améliore guère. Depuis une décennie, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) réglemente les politiques internationales en matière d’agriculture et prône une ouverture totale des marchés nationaux. Or, les petites exploitations du Sud ne font pas le poids face aux agricultures industrialisées et subventionnées (Etats-Unis, Japon, Union Européenne). A cause du dumping, les économies familiales et locales du Sud s’effondrent, les paysans sans terre voient leur nombre grandir et la pauvreté s’accroître.

Alors, que faire ? Le noeud du problème - et sa solution durable - s’exprime sans doute en terme d’accès : accès à la terre et aux semences pour les paysans, accès à un salaire décent pour les populations urbaines (la moitié de la population mondiale vit aujourd’hui avec moins de deux dollars par jour).

Cette journée du 10 décembre est l’occasion de rappeler les engagements et obligations des Etats en tant que signataires de la Charte internationale des droits de l’homme (CIDH). En Occident, la compréhension des droits humains se résume souvent aux droits civils et politiques tels que la liberté d’expression et d’opinion, bafouée, entre autres, lorsqu’il y a torture ou arrestation arbitraire. Mais le droit à un logement décent, à des conditions de travail dignes, à une alimentation saine et suffisante, le droit à l’éducation et à la santé, qui sont des droits économiques, sociaux et culturels, sont tout autant fondamentaux et universels.

Aussi, lorsqu’une communauté rurale, qui cultive des terres et s’en nourrit, est menacée d’expulsion par l’installation d’une société publique ou privée en ce lieu, l’Etat devrait garantir l’accès à l’alimentation pour ses populations avant d’honorer quelque accord commercial conclu avec une entreprise. Mais les Etats sont aussi tenus de respecter leurs obligations extraterritoriales : ils doivent tenir compte de leurs engagements en matière de droits humains lorsqu’ils élaborent, concrétisent et participent aux politiques de développement, aux accords internationaux de libre échange et aux processus décisionnels au sein de l’Union européenne ou... de l’OMC.

Alors que les droits civils et politiques bénéficient d’un droit de plainte auprès des Nations unies, il n’y a pas de mécanismes de recours devant une juridiction internationale pour les droits économiques, sociaux et culturels. Et pourtant, un traitement différentiel des droits civils et politiques d’une part, économiques, sociaux et culturels de l’autre, n’a pas de sens puisqu’il s’oppose aux principes premiers d’indivisibilité et d’interdépendance de ces droits fondamentaux.

De plus, avec l’imposition aujourd’hui globale des politiques néolibérales, l’atteinte à la dignité de la personne passe souvent par une oppression de type économique ou culturel et ne se traduit pas seulement par une réduction des libertés (de pensée, d’expression, etc.) : elle se pose souvent en terme d’accès ou de non accès aux ressources (à la santé, à l’éducation, au logement, à l’alimentation, etc.).

Dans ce cadre, la nécessité d’une justiciabilité de tous les droits fondamentaux, y compris le droit à se nourrir, s’impose. Il s’agit de la possibilité, pour un individu ou un groupe, de porter plainte pour violation d’un de ces droits, selon une procédure judiciaire. Non seulement elle seule pourrait exhorter les Etats à respecter leurs engagements envers les droits humains mais elle pourrait également permettre de stopper - ou tout au moins freiner - la formation d’un "droit corporatif" global qui ignore les normes de base du droit international et des droits de l’homme, échappe totalement au contrôle des Etats et tend à accentuer les inégalités sociales. Nous faisons référence ici, entre autres, aux législations propres à l’OMC.

La prise en compte du droit à se nourrir au sein de juridictions internationales des droits de l’homme, pour peu qu’elles soient impartiales et accessibles à tous, représente un enjeu considérable. Sans accès à l’alimentation, il n’y a pas d’éducation ni de santé possibles, et encore moins de lutte contre la pauvreté. La justiciabilité de ce droit est aussi urgente, à l’heure où une personne sur sept souffre encore de la faim sur la planète.


* Coordinatrice de FIAN Belgium (Foodfirst Information and Action Network, http://www.fian.be) et directeur du Centre Tricontinental