Ceux qui estiment que la mondialisation est incontournable devraient réaliser qu’ils peuvent être contournés ou renversés
La pensée néo-libérale développe la notion d’inéluctabilité : le système qui est, doit être parce qu’il est ; la mondialisation/globalisation telle qu’elle se déroule est incontournable, tous et toutes doivent s’y plier.
On plonge ainsi dans le mysticisme et le fatalisme. Pourtant, un regard attentif sur l’histoire démontre l’incongruité de l’idée "d’irréversibilité". Prenons l’exemple du domaine financier. Au début du XXe siècle, la liberté des mouvements de capitaux assurée par l’étalon-or, la liberté des changes garantie par les traités sur le commerce et l’investissement, semblaient irréversibles. La première guerre mondiale est venue bouleverser tout cela. Dans les années 1920, la toute-puissance des marchés financiers paraissait tout aussi irréversible qu’elle prétend l’être actuellement. Le krach de 1929 et la longue crise qui a suivi ont obligé les gouvernements à surveiller étroitement les activités bancaires et financières. A la fin de la seconde guerre mondiale, les gouvernements des principaux pays capitalistes vainqueurs se sont mis d’accord pour se doter d’instruments de contrôle financier sur le plan international. Le FMI avait notamment pour objectif de veiller à ce contrôle (son article VI le stipule explicitement). Plusieurs gouvernements d’Europe occidentale ont entrepris à partir de 1945 de vastes programmes de nationalisations, incluant des banques, sous la pression du monde du travail.
Les certitudes théoriques néo-libérales affichées aujourd’hui ne valent guère plus que celles des libéraux ou des conservateurs au pouvoir dans les années 1920 à la veille du krach financier. L’échec économique et le désastre social provoqués par les néo-libéraux d’aujourd’hui pourraient déboucher sur de nouveaux grands changements politiques et sociaux. La mondialisation n’est pas un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage : les forces de résistance sont bel et bien présentes. Elle est loin d’avoir mené à un système économique cohérent : les contradictions au sein de la Triade sont multiples (contradictions entre puissances impérialistes, contradictions entre entreprises, mécontentement social, crise de légitimité des régimes en place, comportement criminel des grands acteurs économiques privés - Enron, Andersen, Merril Lynch, Citigroup…-, crise de légitimité de la Banque mondiale, du FMI et de l’OMC…).
De plus, les contradictions entre le Centre et la Périphérie se renforcent car la dynamique actuelle de la mondialisation est excluante. Les peuples de la Périphérie constituent plus de 85% de la population mondiale : croire qu’ils vont se laisser marginaliser sans réagir, c’est se tromper lourdement, tout comme les gouvernants qui, dans les années 1940 et 1950, croyaient encore à la stabilité de leur domination coloniale sur l’Afrique et une grande partie de l’Asie.
Enfin, à l’intérieur de la Périphérie, les autorités qui acceptent la voie néo-libérale perdent progressivement des éléments de légitimité. En général, la classe dominante dans ces pays n’a plus de perspective de progrès à offrir à la grande masse de la population.
Pourquoi dès lors exclure que le mécontentement social s’exprime à nouveau autour de projets émancipateurs ? Il n’est pas dit que le mécontentement doive prendre la voie du repli identitaire, " ethnique " ou religieux. Il n’y a ni fatalité économique ni situation politique qui ne puisse se modifier sous l’action des forces sociales.
Aujourd’hui encore, une alternative doit comprendre différentes dimensions :
Une dimension politique. Si le pouvoir politique a délibérément abandonné une partie de son pouvoir de contrôle, permettant ainsi une totale liberté de mouvement pour les capitaux, il peut, sous la pression populaire, tout aussi délibérément reprendre ce contrôle (" volonté politique "). S’il ne prend pas ce tournant, il peut également être renversé.
Une dimension citoyenne et une dimension de classe. Ceux et celles d’en bas, dans toutes leurs organisations, qu’elles soient issues du mouvement ouvrier du XIXe siècle (partis, syndicats), qu’elles soient issues d’autres mouvements populaires, de nouveaux mouvements sociaux de la seconde moitié du XXe siècle, doivent se réapproprier le droit d’intervention, le droit de contrôle, le droit de pression sur les autres intervenants et se poser en pratique la question de l’exercice direct du pouvoir.
Une dimension économique. La conjonction des autres dimensions doit aboutir à des décisions économiques dont l’axe essentiel sera constitué de mesures contraignantes à l’égard des mouvements de capitaux et de ceux qui en décident : leurs détenteurs [1]. Le caractère inviolable de leur propriété privée est également au centre du débat à venir. En effet, si l’on veut défendre le bien commun et l’accès universel à des services de base, on est amené à poser la nécessité de transférer au domaine public des entreprises privées qui s’accaparent le patrimoine de l’humanité et empêchent la satisfaction des droits humains fondamentaux. On est simultanément amené à exclure les biens communs des compétences d’organismes comme l’OMC et des activités des entreprises privées.
L’évolution du capitalisme aujourd’hui remet donc à l’ordre du jour le débat sur une nouvelle radicalité. En effet, les formes antérieures de compromis ont été balayées par la crise économique et la vague néo-libérale.
Le compromis social fordiste (voir lexique) au Nord, le compromis développementiste au Sud, le contrôle bureaucratique à l’Est, là où ils ont existé, n’avaient pas fait disparaître l’usage de la force de la part des détenteurs du pouvoir, loin de là, mais la voie suivie allait de pair avec certains éléments de progrès social. C’est ce dernier élément qui permettait dans certains cas les compromis. Ces compromis sont rompus par la logique actuelle du Capital et par les choix des gouvernants. Il faut y opposer une nouvelle démarche de rupture, antisystémique. Ceci implique que celles et ceux d’en bas deviennent les acteurs authentiques du changement et de la gestion de ce changement. Ceci implique, de manière aussi nécessaire, que les mouvements sociaux soient fidèles aux intérêts de celles et ceux qu’ils représentent ; qu’ils soient d’une indépendance rigoureuse par rapport aux pouvoirs politiques. Ils ne pourront assurer cette fidélité qu’en développant une véritable démocratie interne, de manière à privilégier l’expression des gens en train de faire de la politique au jour le jour, à favoriser l’élaboration des choix, à stimuler la concrétisation des stratégies pour les atteindre.
Une action concertée des travailleurs et des mouvements sociaux
L’offensive néo-libérale est telle qu’elle nécessite une action concertée des salarié(e)s, des petits producteurs, des opprimé(e)s du monde entier. Celle-ci est nécessaire pour abolir le chômage. Faire disparaître celui-ci nécessite une réduction généralisée du temps de travail (RTT), sans perte de salaire et avec embauche compensatoire ; la RTT est nécessaire pour faire face aux délocalisations et aux licenciements. L’appui des travailleurs du Nord aux travailleurs du Sud est indispensable pour que ceux-ci obtiennent des augmentations de salaire et, d’une manière générale, les droits syndicaux qui leur permettent de se hausser au niveau des conditions d’existence des travailleurs du Nord.
A l’heure actuelle, si le monde du travail est toujours le levier le plus puissant pour intervenir dans la lutte politique, il est vital d’y associer le plus étroitement possible tous ceux et celles qui ont été mis en marge de la production. Il faut aussi y associer tous les mouvements sociaux qui luttent contre l’oppression, quelle que soit la forme que prend celle-ci.
Pessimisme de la raison et optimisme de la volonté
S’il est nécessaire d’avoir le " pessimisme de la raison " pour se rendre compte de l’ampleur de l’attaque néo-libérale, de la forte organisation de ses promoteurs, il faut également prendre en compte " l’optimisme de la volonté " qui anime des pans entiers de la population mondiale.
Sans la résistance que l’on voit se lever, opiniâtre, déterminée, courageuse, aux quatre coins de la planète, les forces motrices et les prosélytes de la mondialisation capitaliste auraient marqué des points beaucoup plus significatifs qu’ils n’ont pu le faire. C’est un résultat en soi, même si ce n’est pas suffisant.
Briser l’isolement des luttes
On l’a dit, la classe capitaliste garde le haut contrôle sur les médias, surtout télévisuels. Il n’est pas de son intérêt de propager dans le monde les images des luttes en montrant en donnant à voir la créativité des opprimé(e)s.
Il arrive fréquemment qu’on nous montre des affrontements avec la police ou l’armée mais il est bien plus rare qu’on nous livre le détail de la lutte, l’ingéniosité des travailleurs, les trouvailles des manifestants, les activités qui ont porté leurs fruits. Cela risquerait en effet de donner des idées à d’autres mouvements et cette part-là de l’événement représente un danger pour la classe capitaliste. A contrario, on peut mesurer l’énorme impact de mobilisation que provoquent les médias quand ils rendent compte de l’ampleur et de l’intelligence d’un mouvement. Un exemple : le mouvement de grève de novembre - décembre 1995 en France a suscité une telle sympathie que les médias n’ont pu la minimiser, et l’expression de cette sympathie relayée à une échelle si importante servait elle-même de catalyseur à l’élargissement du mouvement.
Les luttes ne faiblissent pas, elles ont même tendance à se multiplier proportionnellement aux attaques. Un des problèmes les plus pesants que la résistance rencontre, c’est ce sentiment d’isolement qui étreint celui qui entre en lutte : "Qui est avec lui ? Qui peut le comprendre et l’aider ? Qui parle de son combat ? Qui mène ce combat ailleurs dans le monde ?" Un des enjeux les plus importants pour les progressistes est certainement de briser cet isolement et de travailler à la convergence des luttes.
Par la concentration des décideurs politiques au niveau mondial, par la similarité de l’appauvrissement qu’ils imposent à toute la planète, la lutte des paysans sans terre du Brésil rejoint la lutte des ouvriers de Volkswagen contre leur transnationale ; la lutte des communautés amérindiennes zapatistes pour une vie digne dans les campagnes mexicaines rejoint celle des grévistes de Mc Donald’s en France ; la lutte des centaines de milliers de paysans indiens opposés aux décisions de l’OMC rejoint celle des sans papiers de France et d’Espagne ; la lutte des syndicats sud-coréens pour défendre leurs conquêtes rejoint celle des mouvements sociaux africains pour l’annulation de la dette ; la lutte de la population hondurienne contre la privatisation de la santé rejoint la lutte des salariés de France, d’Autriche, du Brésil… contre la remise en cause des droits acquis en matière de retraite et la promotion des fonds de retraite privés ; la lutte des femmes algériennes rejoint celle des tribunaux populaires qui dénoncent la dette illégitime en Argentine ; la lutte des étudiants du Nicaragua, du Burkina Faso, du Niger, des Etats-Unis contre l’augmentation des droits d’inscription à l’université rejoint celle des enseignants en France et au Pérou...
La lutte des citoyens boliviens (Cochabamba), celle en Afrique du Sud (Soweto) et en Inde contre la privatisation de l’eau, rejoint celle des citoyens péruviens (Aréquipa) et des syndicalistes sénégalais (Sénélec) contre la privatisation de l’électricité.
Partout le monde frémit, tiraillé par le sentiment d’une indignité forcée, poussé par un désir de mieux vivre, révolté par l’injustice et la violence d’un système qu’on veut lui présenter comme le nec plus ultra, comme la fin de l’histoire. En différents endroits de la planète, les mesures des " saigneurs de la terre " ne sont pas passées dans l’apathie. Il est important de le savoir.
Mise en perspective de la phase actuelle des luttes contre la mondialisation capitaliste
La phase actuelle de la mondialisation néolibérale a débuté grosso modo à la charnière des années 70 et 80 quand les victoires électorales de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux Etats-Unis ont donné le signal d’une offensive tous azimuts du capital contre le travail et des principales puissances capitalistes développées contre les pays capitalistes dépendants (leurs peuples étant les premiers visés).
Tentatives de destruction des organisations syndicales (destruction du syndicat des contrôleurs aériens aux Etats-Unis sous Reagan et de celui des mineurs en Grande-Bretagne sous Thatcher), privatisations massives, hausse des taux d’intérêt, blocage des salaires, augmentation des impôts sur le travail et diminution des impôts sur le capital, crise de la dette du Tiers Monde et de certains pays de l’ex-bloc soviétique, application des politiques d’ajustement structurel dans les pays de la Périphérie, guerres sous prétexte humanitaire livrées par les alliances militaires des pays les plus industrialisés contre des pays de la Périphérie, fermeture des frontières des pays les plus industrialisés, renforcement du pouvoir d’intervention des institutions multilatérales contrôlées par les pays les plus industrialisés, à commencer par les Etats-Unis (FMI, Banque mondiale, OMC), mise au pas de l’ONU par ces mêmes puissances, renforcement du pouvoir des transnationales, flexibilisation du temps de travail et précarisation des statuts, féminisation de la pauvreté, attaques contre les protections sociales, extension des surfaces cultivées en OGM, marchandisation d’une série d’activités humaines jusque là relativement à l’abri des activités des transnationales… Tels sont les principaux signes d’une offensive qui est toujours en cours.
La dimension mondiale de cette offensive et l’imposition du même type de politiques néo-libérales aux quatre coins de la planète, produisent un effet de synchronisation comparable à d’autres tournants historiques des deux derniers siècles (ère des révolutions en Europe en 1848, première guerre mondiale et ses suites, victoire du fascisme et deuxième guerre mondiale, les indépendances des années 1950 - 1960, mai 68...). Certes, les différences sont très importantes. Il s’agit d’une synchronisation des attaques et d’un début prometteur de synchronisation des résistances ou des contre-attaques. La croissance et l’extension du mouvement altermondialiste sont tangibles à l’échelle planétaire, à quelques exceptions près (Chine en particulier - pour combien de temps encore ?-). Les différents éléments de l’offensive énoncés plus haut sont peut-être pour la première fois de l’histoire vécus simultanément par l’écrasante majorité des populations de la planète. Et plus qu’à d’autres moments de l’histoire du capitalisme, certaines institutions internationales symbolisent les maux vécus par une grande partie de l’humanité : FMI, Banque mondiale, OMC, les grandes transnationales, les principales places financières, le G8...
Les résistances à cette vaste offensive sont innombrables et se prolongent depuis plus de vingt ans. Certaines se sont soldées par des défaites (en commençant par la défaite des contrôleurs aériens aux Etats-Unis en 1982 et celle des mineurs britanniques en 1984-1985…) ; d’autres ont abouti à des victoires (en Amérique latine, à partir de 2000, on compte de nombreuses luttes populaires victorieuses contre les privatisations. Comme lutte emblématique, notons le succès de la lutte de la population d’Aréquipa au Pérou contre la privatisation du secteur de l’électricité. Depuis la bataille de Seattle (Etats-Unis) en novembre 1999, on s’accorde généralement à souligner une internationalisation du mouvement de résistance à la mondialisation.
S’il fallait déterminer une année symbolique pour situer le tournant qui a débouché sur cette internationalisation, on pourrait choisir l’année 1994, marquée notamment par la rébellion zapatiste du Chiapas, en janvier, qui a su parler de problèmes d’oppression jusque là perçus comme spécifiques dans un langage universel, en interpellant plusieurs générations. Deuxièmement, par la commémoration du cinquantième anniversaire du FMI et de la Banque mondiale en septembre à Madrid, qui a donné lieu à une importante manifestation à caractère international, avec une présence significative de la jeunesse. Troisièmement, par l’éclatement de la crise du Mexique en décembre qui a, pour la première fois, fait voler en éclats le mythe du modèle de développement néolibéral pour les pays de la Périphérie.
D’importantes mobilisations avaient eu lieu antérieurement sur le plan international (en 1988, l’énorme manifestation contre le FMI à Berlin ; en 1989, la mobilisation à Paris à l’occasion du G7...) mais elles n’avaient pas la même portée internationale car elles se situaient encore en plein mythe de la " victoire définitive " du capitalisme et de la " fin de l’histoire ".
A partir de 1994, on assiste à un processus d’accumulation d’expériences et de forces cherchant à passer à la contre-offensive. Il s’agit d’un processus inégal, non linéaire, relativement marginal, qui, jusqu’ici, va cependant croissant. Quelques dates d’expériences qui jalonnent la période 1994 - 2000 : le puissant mouvement social de l’automne 95 en France (qui n’avait pas de rapport avec la lutte contre la mondialisation mais qui a eu des retombées importantes en France sur le mouvement contre la mondialisation néolibérale), le contre sommet " Les Autres Voix de la Planète " à l’occasion du sommet du G7 en juin 96 à Lyon (qui a donné lieu à une manifestation de 30.000 personnes convoquée de manière unitaire par les syndicats), la rencontre intercontinentale convoquée par les Zapatistes au Chiapas en été 96, la victoire de la grève des travailleurs de United Parcels Service (UPS) aux Etats-Unis, le mouvement de grève des travailleurs coréens en hiver 96 - 97, les mouvements des paysans d’Inde en 96 - 97 contre l’OMC, les mobilisations citoyennes contre le projet d’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI) aboutissant à une victoire en octobre 98, la mobilisation de Jubilé 2000 en mai 98 à Birmingham et en juin 99 à Cologne, les marches européennes en mai 97 à Amsterdam et en mai 99 à Cologne, la bataille de Seattle de novembre 99 et, depuis, les innombrables mobilisations à l’occasion des réunions des institutions internationales en 2000 (février 2000 à Bangkok, avril 2000 à Washington, juin 2000 à Genève, juillet 2000 à Okinawa, septembre 2000 à Melbourne et à Prague, octobre 2000 à Séoul, la Marche mondiale des femmes en octobre 2000 à Bruxelles, New York et Washington, décembre 2000 à Nice), les conférences internationales pour définir des alternatives " Afrique : des résistances aux alternatives " à Dakar en décembre 2000 et le Forum Social Mondial à Porto Alegre en janvier 2001 ; les mobilisations contre le sommet des Amériques à Buenos Aires et Québec en avril 2001 ; Barcelone en juin 2001 (100.000 manifestants contre la Banque mondiale), Gênes en juillet 2001 (près de 300.000 manifestants pour protester contre le G8)…
Chacune de ces mobilisations a mis en mouvement de plusieurs milliers à plusieurs centaines de milliers de manifestants ou de grévistes. La plupart de ces mobilisations portaient directement sur des thèmes liés à la mondialisation.
Les attentats perpétrés à New York et Washington le 11 septembre 2001 et la guerre lancée ensuite par les Etats-Unis et leurs alliés ont modifié profondément la situation internationale. La crise économique qui a débuté en début d’année 2001 va de pair avec une vague de licenciements massifs à l’échelle planétaire. Une nouvelle crise de la dette a explosé dans les pays de la Périphérie. Les tenants de la mondialisation néolibérale ont lancé une offensive visant à mettre sur la défensive, voire à paralyser le mouvement contre la mondialisation néolibérale. Ils ont échoué.
A partir de septembre 2001, le mouvement a intégré dans sa plate forme la lutte contre la guerre et la nouvelle course aux armements. Sa capacité de mobilisation a encore grandi. De plus, l’année 2001 s’est terminée par une imposante révolte populaire sur tout le territoire argentin. Le gouvernement de centre-gauche qui appliquait les recettes du FMI a été balayé par le mécontentement de la rue.
L’année 2002 a été ponctuée de très grandes manifestations d’opposition à la guerre : 250.000 personnes à Barcelone le 16 mars, 60.000 à Washington le 16 avril, 250.000 à Londres le 26 septembre, près d’un million à Florence le 9 novembre 2002. Les résistances aux privatisations se sont amplifiées en différents points de la planète : Pérou (victoire contre la privatisation de l’électricité à Aréquipa), Mexique, France… En 2002, on a connu également une puissante mobilisation populaire qui a réussi à mettre en échec une tentative de renversement du président Hugo Chavez au Venezuela. A quoi s’ajoutent les victoires électorales de Inacio Lula da Silva au Brésil et de Lucio Guttiérez en Equateur.
Le troisième Forum Social Mondial tenu à Porto Alegre en janvier 2003 a réuni près de 100.000 participants venus des quatre coins de la planète pour élaborer des alternatives. A souligner également : les mobilisations internationales contre la guerre en Irak du 15 février 2003 (plusieurs millions de manifestants) et du 22 mars (plus de douze millions), et contre le G8 à Genève-Evian (100.000). En mai-juin 2003, il y eut aussi d’imposantes mobilisations sociales contre les plans néolibéraux de réforme du système des retraites (France, Autriche, Brésil). Succès impressionnant du rassemblement du Larzac en France à la mi août 2003 : plus de 200.000 participants pendant trois jours alors qu’on en attendait entre 50 et 80.000. Thèmes rassembleurs au Larzac : l’opposition à l’agenda de Doha soumis à l’agenda de la rencontre interministérielle de Cancun (Mexique) de la mi-septembre 2003, soutien au recours à la désobéissance civile pour lutter contre l’expérimentation des OGM ; solidarité avec la Palestine ; convergence entre différentes luttes sociales (défense du système des retraites par répartition, luttes des enseignants, des travailleurs intermittents du spectacle…). Au moment où ces lignes sont écrites, en octobre 2003, le peuple bolivien mène une lutte admirable pour le maintien du contrôle public et national sur les richesses naturelles (guerre du gaz).
De l’échec de l’AMI (1998) à celui de Cancun (2003) en passant par Seattle, Gênes, Doha, Buenos Aires et Bagdad
Eléments de crise dans le dispositif de domination :
1. Instruments clé de l’offensive du capital contre le travail et des pays du Centre contre la Périphérie, le FMI, la Banque mondiale et l’OMC traversent depuis 98, comme nous l’avons vu, une profonde crise de légitimité. Le désastre économique, social et écologique produit par l’application des politiques imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays de la Périphérie a débouché sur une perte évidente de légitimité de ces institutions, à une échelle de masse dans les pays concernés. Les politiques de réglementation du commerce sous la conduite des transnationales et les atteintes à la souveraineté des Etats ont produit également une méfiance certaine de l’opinion publique tant des pays du Centre que de la Périphérie à l’égard de l’OMC. Les politiques d’ajustement dictées par le FMI et la Banque mondiale sont l’objet d’un profond rejet dans l’écrasante majorité des pays qui doivent les subir.
2. Cette crise de légitimité est accentuée par les débats et les batailles internes au sein de l’appareil d’Etat aux Etats-Unis. Le fait qu’il n’y ait pas de position consensuelle à l’intérieur de l’establishment de la puissance qui domine incontestablement le FMI et la Banque mondiale exacerbe profondément leur crise : refus du congrès américain à majorité républicaine de verser la quote-part des Etats-Unis à certaines initiatives du FMI (en 1997-1998), commission bipartite Meltzer du congrès américain proposant une réduction drastique du rôle du FMI et de la Banque mondiale (février 2000), sabordage en mars-avril 2003 par le Trésor des Etats-Unis de la mise en place d’un mécanisme de restructuration de la dette souveraine des Etats alors que celui-ci avait été élaboré par Anne Krueger (Etats-Unis), la directrice-générale adjointe du FMI.
3. Troisième niveau de la crise : la crise interne du FMI et de la Banque mondiale (en particulier de cette dernière), qui se traduit notamment par le départ tonitruant, en novembre 99 de Joseph Stiglitz, économiste en chef et vice président de la Bm, par le départ du responsable des questions environnementales et la démission fracassante de Ravi Kanbur, directeur du rapport annuel de la Bm sur le développement dans le monde (juin 2000). On pourrait y ajouter la sourde lutte en 98 et en 99 entre Michel Camdessus et Stanley Fischer (numéros un et deux du FMI) aboutissant à la démission de Camdessus avant la fin de son mandat et le départ anticipé de l’économiste en chef du FMI en 2003, le très néolibéral Kenneth Rogoff.
4. Autre élément de crise : les contradictions entre les grandes puissances, la guerre commerciale au sein de la Triade (bananes, bœuf aux hormones, subventions aux produits agricoles et industriels, OGM...), les luttes d’influence (guerre de succession entre puissances pour le remplacement de Michel Camdessus en février-mars 2000) et les divergences qui ont surgi au moment de la guerre contre l’Irak, qui affaiblissent la capacité des pays les plus industrialisés à imposer leur ligne stratégique dans chaque circonstance.
Le retrait de la France de la négociation de l’AMI, mettant un terme provisoire à cette offensive, en est une illustration. En effet, si le Premier ministre Lionel Jospin a annoncé le retrait de la France, ce n’est pas simplement en raison des mobilisations citoyennes ; c’est aussi le résultat des batailles commerciales que se livrent la France, les Etats-Unis et d’autres larrons. Les contradictions inter-impérialistes sont montées d’un cran en 2002-2003, tant au niveau de la compétition commerciale et industrielle (regain de protectionnisme) qu’au niveau de la politique internationale (guerre contre l’Irak et, dans une moindre mesure, la situation au Proche Orient et la lutte de libération du peuple palestinien). Les tentatives de "rabibochage" butent sur des obstacles majeurs.
5. Il faut y ajouter les contradictions entre la Triade d’une part et les pays de la Périphérie d’autre part.
L’échec du Round du Millénaire à Seattle en 1999 est le résultat de la conjonction des différents éléments de crise cités plus haut : crise de légitimité se traduisant par une puissante mobilisation de masse, contradictions au sein de la Triade et mécontentement des pays de la Périphérie à l’égard des prétentions des principales puissances industrielles.
A partir de la guerre contre l’Afghanistan (2001), suivie de la guerre contre l’Irak (2003), les contradictions ont été particulièrement fortes entre les Etats-Unis et leurs alliés, d’une part, et de nombreux pays de la Périphérie, d’autre part. C’est particulièrement sensible du côté du monde arabe et, au-delà, à l’échelle de l’ensemble du monde musulman. Mais cela ne se limite pas à ces pays. Le Brésil, la Chine, le Mexique, l’Inde, l’Afrique du Sud, la Russie… ont exprimé plus ou moins fortement leur opposition à la guerre contre l’Irak.
L’échec de la réunion interministérielle de l’OMC à Cancun (Mexique) en septembre 2003 est le produit de la fronde de plusieurs pays de la Périphérie, avec en tête le Brésil, l’Inde et la Chine. L’administration Bush, empêtrée dans le guêpier iraquien, confrontée à la poursuite de la crise économique sur le plan intérieur, en perte de vitesse dans les sondages concernant les élections présidentielles de 2004, n’a pas eu la volonté de faire les concessions qu’exigeaient certains grands pays de la Périphérie comme le Brésil. Elle a maintenu une position très protectionniste de manière à (re)gagner des électeurs.
6. La guerre contre l’Iraq et la crise palestinienne sapent la crédibilité des Etats-Unis. L’incapacité des puissances occupant l’Iraq à garantir la sécurité de leurs troupes et à relancer pleinement l’industrie pétrolière, les révélations concernant les mensonges de l’Administration Bush, de Tony Blair et du gouvernement australien sur la présence d’armes de destruction massive en Iraq, l’incapacité(ou l’absence de volonté) d’imposer au gouvernement d’Israël des concessions à l’égard de la lutte du peuple palestinien… Autant d’éléments d’une vaste prise de conscience. Autant d’éléments favorisant une crise de légitimité du leadership mondial exercé par les Etats-Unis.
7. L’absence de légitimité du leadership mondial assuré par les Etats-Unis. Le comportement du gouvernement des Etats-Unis au cours de la décennie 1990 et du début des années 2000 soulève un rejet grandissant. Agressions militaires, sabotage de la Cour pénale internationale, mépris à l’égard de l’ONU et d’autres institutions des Nations unies (UNESCO ), rejet des accords de Kyoto au nom du droit des Nord-américains de continuer à mener leur train de vie, protectionnisme de nantis, recours évident au mensonge pour justifier des opérations militaires, restriction des droits humains (enfermement à Guantanamo de 650 prisonniers sans droits), comportement amoral de la présidence, que ce soit sous W. Clinton ou sous les deux G. Bush, utilisation du chantage en tant que grande puissance à l’égard des petites, achat de votes de pays au sein de l’OMC, de l’ONU et des institutions de Bretton Woods, maintien de la peine de mort… Le prétexte de la lutte contre le terrorisme, la campagne de l’axe du bien contre le mal convainquent de moins en moins de citoyens et de citoyennes dans le monde (y compris aux Etats-Unis). Les sondages montrent la chute radicale de la popularité des Etats-Unis dans un grand nombre de pays, à commencer bien sûr par le monde arabe, et plus largement le monde musulman.
8. La Banque mondiale et le FMI, qui disposent d’un pouvoir considérable quand il s’agit d’imposer des politiques d’ajustement structurel et le remboursement de la dette aux pays de la Périphérie, sont démunis lorsqu’il s’agit de prévenir des crises du type de celles de 97 dans le Sud Est asiatique, de 98 en Russie, de 99 au Brésil, de 2000-2002 en Argentine et en Turquie, de 2002-2003 au Brésil. Que dire de leur incapacité à prévenir un krach boursier au niveau international ?... ou à relancer une économie mondiale touchée par l’anémie en 2001-2003 ? Les signes de résistance aux oukases des institutions de Bretton Woods sont perceptibles dans le comportement de certains gouvernements jusqu’ici disciplinés : en 2003, refus du président argentin Kirchner d’accepter toutes les exigences du FMI, décision de la Thaïlande et de l’Indonésie de ne pas prolonger les accords avec le FMI…
9. La multiplication des scandales à partir de la faillite d’Enron jusqu’aux oligarques russes, l’échec patent du néolibéralisme révélé par la crise argentine, l’absence de mesures un tant soit peu sérieuses pour juguler la pandémie du sida en Afrique principalement, les restrictions aux libertés démocratiques accentuées depuis le 11 septembre 2001, la mise hors jeu de l’ONU alternant avec son instrumentalisation par les grandes puissances, la double morale et le « deux poids deux mesures » ajoutent une dimension éthique et démocratique à la crise du modèle néolibéral dans les consciences d’une partie croissante de la population mondiale, en commençant par la jeunesse.
10. Crise de confiance également à l’égard des transnationales. La recherche frénétique du profit au mépris des droits humains et de l’environnement ; le recours à la corruption, l’enrichissement inouï des chefs d’entreprises ; le recours systématique à l’évasion et à la fraude fiscale ; les licenciements boursiers… ont généré une défiance croissante à l’égard des transnationales. Cela suscite une mise en cause profonde de la mondialisation conduite par les transnationales.
Une caractéristique de la situation ouverte par l’échec de l’AMI est l’irruption du mouvement citoyen dans l’agenda des négociations des grandes institutions et des grandes puissances internationales. Ces dernières années, il n’y a plus eu une seule réunion des "grands" de ce monde qui n’ait été l’occasion de manifestations de masse, les dernières réunions ayant été largement désorganisées, voire paralysées par les manifestants. Si l’offensive néolibérale s’est poursuivie, elle s’est faite par à-coups, avec retard dans l’exécution des nouveaux plans, ce qui ne manque pas d’inquiéter les tenants du système.
La crise de légitimité du G8, du FMI, de la Banque mondiale et de l’OMC est telle qu’ils renoncent à se réunir en fanfare comme auparavant. Ils convoquent des réunions beaucoup plus restreintes dans les endroits les moins accessibles à la contestation : l’OMC à Doha, au Qatar, en novembre 2001 ; le G8 de 2002 dans un village perdu des Montagnes rocheuses au Canada, celui de 2003 à Evian, bourgade de 15.000 habitants cernée par le lac et les montagnes, celle de 2004 prévue dans une cité balnéaire du Texas. La réunion interministérielle de l’OMC tenue mi-septembre 2003 à Cancun, autre ville balnéaire coupée du reste du Mexique par le Yucatan. La Banque mondiale a dû annuler la réunion qu’elle devait tenir en juin 2001 à Barcelone, ce qui n’a pas empêché 100.000 jeunes Catalans de manifester contre sa politique. Elle est bien loin la période bénie pour la Banque mondiale et le FMI, où ces deux institutions se réunissaient tous les trois ans en grande pompe dans une capitale en déplaçant jusqu’à 15.000 invités : Berlin 1988, Bangkok 1991, Madrid 1994, Hongkong 1997, Prague 2000. Le fait qu’en septembre 2003, elles aient dû se réunir à Dubaï (Emirats arabes unis), à l’abri de toute manifestation de protestation, montre à quel point elles sont sur la défensive. Le mouvement altermondialiste aurait tort de ne pas savourer cette victoire. Partielle il est vrai. Mais victoire quand même.
Ceux qui prétendent conduire le monde n’ont aucune intention de faire des concessions aux protestataires de plus en plus nombreux. Dès lors, ils combinent deux tactiques pour tenter d’endiguer le mouvement : le recours à une répression dont la vigueur va crescendo et une campagne de dénigrement systématique visant à ternir l’image des protestataires (mise en cause de leur représentativité et de leur capacité à proposer des alternatives ; criminalisation du mouvement par l’amalgame entre sa grande majorité et de petits groupes violents…) d’une part, et la tentative de récupération d’une partie du mouvement, en particulier les ONG, en faisant appel à une sorte d’union sacrée, d’autre part.
Comme le disait le dictateur Napoléon Bonaparte : " On peut tout faire avec des baïonnettes sauf s’asseoir dessus " (Gramsci a traduit cela de manière moins triviale en parlant d’hégémonie, de nécessité de consensus pour assurer la stabilité du système). La crise de légitimité et l’absence de consensus alimentent la recherche de solutions alternatives et amplifient les mobilisations. L’usage répété de la violence policière avec son cortège de victimes (y compris par balles) amenuisera encore plus la légitimité des institutions qui prétendent conduire la mondialisation néolibérale.
Au niveau du mouvement protestataire, plusieurs facteurs positifs se dessinent en ce moment.
Primo, le lancement en 2001 du Forum Social Mondial, dont la première édition eut lieu à Porto Alegre (Brésil), et la poursuite de l’expérience avec un succès croisant (12.000 participants en 2001, 30.000 en 2002, 100.000 en 2003…). L’extension du processus sur le plan continental : Forum Social Asiatique, Forum Social Européen, Forum Social Africain, qui seront suivis bientôt par l’Amérique du Nord. Enracinement du processus du Forum Social au niveau local dans un grand nombre de pays. Le lancement du FSM a été le résultat de la convergence entre différentes initiatives dont l’origine se trouve tant au Sud qu’au Nord de la planète. Il s’est doté d’un Conseil international. Le FSM a réussi à apparaître comme une alternative légitime au Forum Economique Mondial de Davos, qui réunit dans un club informel des patrons de transnationales, des gouvernants, des dirigeants de l’OMC, du FMI et de la Banque mondiale.
Secundo, convergence entre des mouvements sociaux et des organisations de nature différente : Via Campesina, Attac, Marche mondiale des Femmes, certains syndicats, des groupes de réflexion tel le Forum Mondial des Alternatives, International Focus on Globalization, Focus on the Global South, des mouvements contre la dette tels Jubilé Sud, le CADTM, des mouvements d’éducation, des ONG…). Convergence qui débouche sur un calendrier et des objectifs communs dont on peut avoir un aperçu en lisant la déclaration de l’assemblée des mouvements sociaux au Forum Social Mondial de Porto Alegre en janvier 2001 (encadré 20.1.), suivie d’autres déclarations à l’occasion des éditions ultérieures du Forum Social Mondial, des Forums asiatique et européen. Mise en place d’un secrétariat international provisoire assurée par le Mouvement des Sans Terre au Brésil.
Tertio, implantation de réseaux parties prenantes du mouvement à l’échelle de la planète même si c’est de manière inégale (fort développement en Europe occidentale, aux Amériques et en Asie, faiblesse en Afrique et en Europe orientale, absence en Chine).
Quarto, entrée dans un cycle de radicalisation d’une couche significative de la jeunesse, également de manière inégale à l’échelle de la planète (les régions où ce phénomène est le plus avancé sont l’Amérique du Nord et le Sud de l’Europe ainsi que la Grande-Bretagne et la Scandinavie. Manifestement, le phénomène s’étend : la jeunesse bouge et lutte en Algérie - Kabylie -, en Corée du Sud, au Pérou, au Mexique, dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne…).
Quinto, naissance d’un puissant mouvement anti-guerre sur le plan international à partir de 2001 lors de la guerre contre l’Afghanistan. Renforcement de ce mouvement au cours de l’année 2003.
A l’avenir, il faudra veiller au maintien de la pluralité du mouvement, à son indépendance par rapport aux pouvoirs en place, à la capacité de renforcer la convergence entre différentes campagnes, telle celle contre l’OMC et celle pour l’annulation de la dette. Il faudra assurer la pérennité du mouvement anti-guerre et redonner vigueur à la solidarité internationale avec les peuples en lutte pour leur libération (particulièrement le peuple palestinien).
Encadré 20. 1. : Résumé des points d’accords entre mouvements sociaux au FSM de Porto Alegre (janvier 2001) Nécessité d’une alternative démocratique et internationaliste à la mondialisation capitaliste néo-libérale ; suprématie des droits de l’homme, des droits sociaux et des droits de l’écologie sur les exigences du capital ; nécessité de réaliser l’égalité entre femmes et hommes ; nécessité d’approfondir la crise de légitimité de la Banque mondiale, du FMI, de l’OMC, du Forum de Davos, du G7 et des grandes multinationales ; exiger l’annulation dans conditions de la dette du tiers monde et l’abandon des politiques d’ajustement structurel ; exiger l’arrêt de la dérégulation du commerce et rejeter la définition actuelle des droits de propriété intellectuelles en relation avec le commerce ; exiger la protection des ressources naturelles et des biens publics en empêchant leur privatisation ; exiger l’abolition de l’utilisation des plantes transgéniques et des brevets sur la vie ; faire obstacle au commerce des armes et à la politique militariste (exemple : le Plan Colombie des Etats-Unis) ; affirmer le droit des peuples à un développement endogène ; trouver des sources de financement sur la base de la taxation du capital (en commençant par une taxe de type Tobin), ce qui implique la suppression des paradis fiscaux ; affirmer les droits des peuples indigènes ; nécessité d’une réforme agraire et d’une réduction généralisée du temps de travail ; nécessité d’un combat commun Nord/Sud et Est/Ouest ; promotion des expériences démocratiques comme le budget participatif pratiqué à Porto Alegre.
Une trame de subversion tissée au quotidien
Ce vaste mouvement, créé à l’occasion d’événements porteurs, tisse également sa trame dans le quotidien. Les témoins se sont rencontrés, les expériences se sont racontées, les adresses se sont échangées. Tout cela nourrit une subversion formidablement humaine. Subversion : bouleversement des idées et des valeurs reçues, dit le Petit Robert. Reçues, imposées ? Notre conception des valeurs est plurielle car les opprimé(e)s ne parlent heureusement pas d’une seule voix. C’est pourquoi il est fondamental de mettre en valeur " les autres voix de la planète ". Mais nos idées ne sont pas celles des oppresseurs, la pluralité n’inclut pas la soumission à la parole de ceux qui poursuivent une logique de profit immédiat. Au nom de quoi devrait-on continuer à la subir ?
Les résistances se fortifient également au travers des luttes nationales : il faut porter le coup à sa propre classe capitaliste pour affaiblir l’ensemble. Les grèves françaises de l’automne 1995 ont amorcé un virage politique dont une première (mais non suffisante) manifestation s’est concrétisée lors des élections suivantes.
Le mouvement ouvrier organisé lutte pour la réduction généralisée du temps de travail, pour préserver les acquis de la sécurité sociale dans les pays industrialisés et dans les pays de la Périphérie où elle a été conquise (à l’Est comme au Sud).
Des sans papiers de France, d’Espagne et de Belgique, au lieu de subir la clandestinité, interpellent ouvertement le pouvoir pour la régularisation de leur situation.
La mondialisation oblige - dans un sens positif - chaque organisation réellement liée à la défense des intérêts des opprimés à se connecter à l’activité de l’organisation voisine. Comment en effet être efficace sur la défense du droit d’asile si l’on n’a pas une vision d’ensemble de la situation du Tiers Monde ? Comment conserver une conscience de classe et ne pas s’allier à " son " patron pour sauvegarder l’emploi dans " son " usine au détriment des ouvriers du pays voisin si ce n’est en s’ouvrant aux débats planétaires ? Comment une Organisation Non Gouvernementale peut-elle sauvegarder son indépendance si ce n’est en défendant avec d’autres associations, dans son propre pays, les revendications de justice sociale qu’elle prône pour les pays lointains ? Comment marquer des points contre la marginalisation, le chômage si on ne dialogue pas avec le mouvement syndical ?
Beaucoup se plaignent d’avoir affaire à des interlocuteurs de plus en plus évanescents : ce n’est plus le patron local qu’il faut contrer, c’est le conseil d’administration d’une transnationale, c’est le fonds de pension actionnaire principal ; ce n’est plus l’autorité publique nationale dont il faut déjouer les plans, c’est celle d’un conseil de ministres européens ou du G8. La période, c’est sûr, exige une adaptation. Mais la force qui peut être utilisée pour contourner ces soi-disant incontournables est, elle-même, potentiellement décuplée, centuplée. Le tout est d’en avoir conscience, et, surtout, d’avoir la volonté politique de tout mettre en œuvre pour organiser cette force. Il est important de souligner qu’une volonté politique n’implique pas une dictature interne : au contraire, la richesse des mouvements sociaux réside dans leur diversité, leur pluralité. Cette richesse doit être garantie totalement par le respect de la plus grande démocratie entre les composantes du mouvement.
Des obstacles et des nouvelles formes d’organisation
Sur le plan mondial, une crise de représentation du mouvement ouvrier se manifeste par une crise de représentativité des partis de gauche et du mouvement syndical. Ce dernier est de moins en moins à même d’assurer la défense des intérêts des travailleurs et de leurs familles. Sa ligne ne convainc pas non plus les autres mouvements sociaux de se rassembler autour de lui.
Les organisations non gouvernementales, dont certaines, issues de la solidarité avec les luttes d’indépendance et de libération nationale, avaient connu dans les années 1970 une radicalisation à gauche, sont traversées également par des signes manifestes de crise. Un grand nombre d’entre elles sont rentrées dans l’orbite de leur gouvernement et des organismes internationaux (Bm, ONU, PNUD).
La crise de représentation se combine à un doute profond sur le projet émancipateur. Le projet socialiste a été fortement discrédité par les expériences bureaucratiques du dit camp socialiste à l’Est et par les compromissions des socialistes occidentaux avec les capitalistes de leur pays.
Dans le même temps, les mobilisations sociales se poursuivent, voire se radicalisent. De nouvelles formes d’organisation et de conscience apparaissent temporairement, sans réussir jusqu’ici à produire un nouveau programme cohérent. Mais on aurait tort de sous-estimer leur potentiel de radicalité.
Certes, s’il fallait faire la liste des échecs des mouvements sociaux dans les dernières années, l’addition serait lourde. Mais l’histoire des luttes émancipatrices ne passe pas par une simple comptabilité des échecs et des victoires.
La crise que traversent les mouvements sociaux sous leurs différentes formes peut-elle déboucher sur un nouveau cycle d’accumulation positive d’expériences et de conscience ? Les événements des dernières années poussent vers un optimisme prudent et convainquent que l’attentisme, l’attitude de spectateur n’est plus de mise.
Une minorité de décideurs s’acharne à exproprier la personne humaine de ses droits fondamentaux pour la réduire à une " ressource ", la société pour la remplacer par le marché, le travail pour restreindre son sens de création de valeur à une marchandise, le social pour prôner l’individualisme, le politique pour confier au capital et à sa course au profit immédiat la tâche de fixer les priorités, la culture pour la transformer en mode de vie " standard ", la cité pour en faire le lieu de la non-appartenance. Face à cette expropriation, il est temps pour les millions de personnes et dizaines de milliers d’organisations qui luttent d’apprendre à vivre ensemble en reconnaissant la réelle complémentarité de leurs projets, d’organiser et d’affirmer la mondialisation des forces de (re)construction de notre devenir ensemble, de diffuser la narration solidaire de ce monde. Il est temps de mettre hors des lois du marché le bien commun patrimoine de l’humanité.
Il est temps.
Exemple d’une convergence : le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (le CADTM, basé en Belgique) Impressionnées par l’exemple de la riposte française en juillet 1989, certaines personnes demandèrent à l’écrivain Gilles Perrault, un des porte-parole du mouvement " ça suffat comme ci ", d’expliquer le sens de l’Appel de La Bastille [2] et de la mobilisation française pour l’annulation immédiate et inconditionnelle de la dette du Tiers Monde. En Belgique, c’était une époque de reflux : les comités de solidarité vivotaient, les mouvements interprofessionnels marquaient le pas, chaque secteur était marqué par des défaites partielles. Le succès de la conférence de Gilles Perrault à Bruxelles suivie d’une seconde en février 1990 fut indéniable et permit de découvrir une volonté unanime d’impulser en Belgique un travail sur cette question qui pouvait paraître, à première vue, très éloignée des préoccupations de chacun. Dès le départ, le CADTM fut pluraliste, non seulement au niveau des opinions politiques qui s’y côtoyaient (socialiste, chrétienne, écologique, révolutionnaire), mais aussi au niveau des structures (individus, sections syndicales, ONG, partis politiques, associations diverses), et c’est certainement un élément clé de sa vigueur. Ce caractère pluraliste a été déterminant pour constituer le cadre unitaire de toutes les initiatives (contacts et collaborations avec les autres associations, rédaction de manifestes et de pétitions, publications, élaboration de fichiers, manifestations publiques...). La phase d’analyse de la problématique de l’endettement a aussi, dès le début, été accompagnée d’événements publics qui devaient ouvrir la phase de " mobilisation ". Il n’a jamais été question pour les membres du CADTM d’être seulement un bureau d’étude et de recherche. D’autres organismes se spécialisent dans ce domaine avec lesquels le CADTM peut agir en complémentarité. Dès 1990, les campagnes du CADTM ont été portées par un public qui s’élargissait à chaque initiative. Les noms des campagnes parlent d’eux-mêmes : " Dette du Tiers Monde : bombe à retardement " (1990), " Dette du Tiers Monde au temps du choléra " (1991), "Quand 40.000 enfants meurent chaque jour, il n’y a pas une minute à perdre "(1992-1993), "Dette du Tiers Monde : nécessaire solidarité entre les peuples" (1994-1997), "Du Nord au Sud : l’endettement dans tous ses Etats" (1997-1998), « Des Ressources pour des Alternatives en faveur des citoyens et du développement » (1999-2000) et la campagne en cours " Abolir la dette pour libérer le développement " (2000-2004).
Le CADTM travaille aussi comme un collectif d’élaboration. Il a participé à de nombreux comités de rédaction de plates-formes et de déclarations sur le plan international. A Madrid en 1994, à Copenhague et à Bruxelles en 1995, au Chiapas et à Manille en 1996, à l’Ile Maurice et à Caracas en 1997, à Saint Denis en 1999, à Bangkok, Genève et Dakar en 2000, à Porto Alegre en 2001-2002-2003, à Genève en 2003, pour prendre certains moments forts ; il a pu contribuer à enrichir l’analyse produite en différents endroits de la planète. Ces exercices de démocratie et de structuration sont des éléments clé pour rompre le sentiment d’isolement et avancer dans la construction d’un projet commun. Une spécificité du CADTM a été d’être d’emblée international et internationaliste. International, cela va de soi quand on aborde une telle problématique. Toutefois, dans sa ligne de conduite, il s’attachait à renouer avec un mouvement anti-impérialiste, un nouvel internationalisme qui, s’il battait un peu de l’aile dans cette période, semblait plus urgent que jamais à reconstruire. Alors que le CADTM se construisait patiemment en Belgique, il s’est ouvert directement aux mouvements qui existaient ailleurs ou qui, comme ATTAC ou Jubilé Sud, étaient en voie de constitution à partir de 1998-1999. Chaque fois que l’occasion s’en présentait, des " acteurs sociaux " d’autres régions du monde étaient invités et le CADTM, lui-même, a répondu aux invitations à l’étranger qui découlaient de ces premiers contacts. Progressivement, le CADTM est devenu un réseau international avec des membres individuels et des comités locaux dans plusieurs pays d’Europe, d’Afrique et d’Amérique latine (les contacts se développent rapidement en Asie). Le CADTM s’est ensuite ouvert aux pays de l’ex-bloc soviétique, qui sont directement confrontés, eux aussi, à la problématique de la dette et de l’ajustement et dans lesquels un certain nombre de mouvements cherchent des alternatives originales. Cette extension internationale n’a pas empêché le CADTM de poursuivre un travail opiniâtre de fourmi au niveau local. Que ce soit un professeur qui lance l’appel, une paroisse, une mosquée, un groupe de chômeurs, un comité de solidarité, un syndicat, le CADTM répond avec toujours en tête les objectifs de la compréhension, de la prise de conscience et de la mobilisation. A partir de 1997-1998, une vaste campagne internationale s’est développée sur le thème du Jubilé 2000. De très grandes manifestations ont eu lieu : Birmingham en mai 1998 à l’occasion du G8 (chaîne humaine de 70.000 personnes), Cologne en juin 1999 à l’occasion du G8 (35.000 personnes apportant 17 millions de signatures pour l’annulation de la dette des pays pauvres). Une coordination des mouvements qui, dans le Sud, luttent pour l’annulation s’est mise en place à partir de 1999, il s’agit de Jubilé Sud à laquelle les membres du CADTM au Sud participent. La campagne pour l’annulation de la dette a pris progressivement un caractère de masse : en Espagne avec la " consulta " réalisée en mars 2000 par le Réseau Citoyen pour l’Abolition de la Dette Extérieure (plus d’un million de participants), au Brésil avec le référendum réalisé en septembre 2000 par les mouvements sociaux (6 millions de bulletins de vote). Des initiatives continentales et mondiales ont été couronnées de succès (notamment les rencontres à Dakar " Afrique : des résistances aux alternatives " et la " Première consultation Sud-Nord "). Le mouvement n’est pas près de s’arrêter. A force d’analyser les mécanismes de la dette du Tiers Monde, au fur et à mesure que les acteurs de ces mécanismes et que leurs politiques se précisaient, le CADTM a été amené à élargir le champ de son intervention. Parler des attaques frontales contre le système éducatif, le système de santé, de la privatisation, du chômage, etc. dans le Tiers Monde, n’a pas de sens si on n’est pas capable de détecter dans sa propre région les mêmes politiques à l’œuvre et de les combattre avec autant de détermination même si elles ne s’appliquent pas (encore) avec la férocité employée ailleurs. Pour pouvoir expliquer la nécessité d’un impôt sur les transactions spéculatives à l’échelle mondiale par exemple, il faut certainement se pencher sur la problématique de l’imposition des grosses fortunes dans son propre pays. Autre extension du champ d’intervention du CADTM : la lutte menée dorénavant sur le terrain de la justice et du droit. Sont envisagées des poursuites pénales contre le FMI et la Banque mondiale pour complicité avec des régimes dictatoriaux et imposition de politiques contraires aux droits humains. L’ouverture du champ d’intervention du CADTM s’exprime en outre dans son engagement dans des initiatives référendaires de type « consulta » et dans la préparation d’audits citoyens de la dette. Par ailleurs, la prise en compte de la dette écologique élargit la problématique qu’il embrasse. Et, last but not least, cela signifie que celui qui peut décoder l’injustice de l’endettement du Tiers Monde, a le devoir moral de s’attaquer aux dettes publiques des pays industrialisés. Le système de la dette publique fonctionne aussi dans le Nord comme un mécanisme de transfert de richesses des salariés et petits producteurs vers la classe capitaliste. Le CADTM, enfin, ne se substitue pas à d’autres activités. Il soutient des mouvements comme ATTAC, Via Campesina, la Marche mondiale des Femmes, Jubilé Sud, les mouvements des sans papiers (ainsi que les collectifs qui les soutiennent ou luttent contre les politiques d’exclusion et les centres fermés), les Marches européennes, le Forum mondial des Alternatives… Il se veut disponible pour soutenir les coordinations qui se créent ponctuellement en réaction à l’actualité. L’action du CADTM est certes modeste à l’échelle du défi - il faut le préciser d’emblée - mais il indique qu’il est possible d’avancer dans la construction d’un mouvement international qui contribue à la fois à penser la grande transformation mondiale en cours et à répondre par l’action aux problèmes nouveaux qu’elle pose.
APPEL DE LA BASTILLE POUR L’ANNULATION DE LA DETTE DU TIERS MONDE (Paris 1989)
A la veille du vingt et unième siècle, le bonheur reste une idée neuve. Nous vivons dans un monde où toutes les conditions de ce bonheur sont réunies mais où le plus fort taux de croissance est atteint par la misère… Un monde où la faim tue chaque jour des dizaines de milliers d’enfants, allume l’émeute sur trois continents, assassine l’espérance. Un monde qui mutile l’existence des femmes, victimes toujours prioritaires quand la lutte pour la simple survie aggrave les oppressions traditionnelles. Le responsable de ces tragédies est un impérialisme économique qui saigne à blanc le Tiers Monde et l’écrase sous le poids de la dette. Il a ses concurrences internes mais la cohésion est sans faille lorsqu’il s’agit d’assurer sa domination. Seule la solidarité des peuples peut briser son pouvoir. Cette solidarité ne signifie en aucun cas un soutien à ceux des régimes qui parachèvent la misère de leur pays, étouffent la voix et les droits des peuples. Après les manifestations de juillet 1989 à Paris lors du sommet des 7 et contre la dette, nous en appelons à l’union de toutes les forces progressistes du monde. L’annulation de la dette ne résoudra pas tous les problèmes mais elle est un préalable à toute solution de fond. S’y refuser vaudrait refus d’assistance à peuples en danger. Ensemble, nous pouvons et devons imposer l’annulation totale, immédiate de la dette du Tiers Monde. Ensemble, nous pouvons et devons ranimer l’espérance, faire en sorte que la justice et l’égalité soient l’avenir commun.
NOTES :
[1] François Chesnais a raison quand il écrit : « Sous des formes qu’il faudra inventer en intégrant toutes les leçons de ce siècle, il est difficile de voir comment l’humanité pourra faire l’économie de mesures relevant de l’expropriation du capital. Il se peut évidemment, une fois encore, que nous sous-estimions la flexibilité du mode dominant ainsi que la capacité de ceux qui le gouvernent. Peut-être que les événements nous donneront tort mais nous doutons, par exemple, pour prendre quelques objectifs évidents, que les Etats du G7 rétabliront prochainement leur contrôle sur les marchés financiers et les soumettront à une régulation stricte, qu’ils prononceront l’annulation de la dette du Tiers Monde et du Quart Monde ou encore, que les entreprises d’une majorité large de pays de l’OCDE accepteront par simple effet de persuasion intellectuelle de passer à la semaine des 35 ou 30 heures... C’est donc à la discussion chez « ceux d’en bas » et chez tous ceux qui s’identifient à eux que ce livre voudrait avoir contribué » (Chesnais, 1994).
[2] Voir en fin d’encadré l’Appel de la Bastille pour l’Annulation de la dette du Tiers Monde