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Afghanistan

Un pays à la dérive

Thalif Deen*

mercredi 26 mai 2004

Le déploiement d’une vaste assemblée de dignitaires afghans (Loya Jirga) en juin 2002, afin de choisir un gouvernement transitoire, a été présenté comme une réussite de l’action conjointe de l’ONU, de son envoyé spécial Lakhdar Brahimi et dudit travail de pacification des forces militaires américaines et alliées (françaises, allemandes, etc.). Deux ans plus tard, les prévision les plus pessimistes semblent être confirmées. L’Afghanistan est devenu un des principaux centres de production d’opium (pavot), car aucune perspective de développement agricole, permettant d’assurer des revenus quelque peu satisfaisants, ne s’est concrétisée. Jamais la présence américaine n’a eu pour fonction de stimuler un projet de développement élémentaire de ce pays, gravement atteint par des décennies de conflits. La guerre en Afghanistan qui est intervenue après le 11 septembre 2001, alors que l’intervention en Irak était déjà planifiée des mois avant devait être avant tout un instrument du Pentagone et de Washington pour assurer une nouvelle présence dans l’ensemble de l’Asie centrale (avec ses ressources en gaz et en pétrole) et vérifier les nouveaux paramètres de déploiement militaire à longue distance. Aujourd’hui, la impasses rencontrées en Afghanistan et en Irak traduisent les contradictions mêmes de ces opérations de projection de l’impérialisme américain : au plan militaire, dans une première étape, la victoire semble aisée ; puis, dans une seconde étape, l’instabilité perdure ou s’accentue, ce qui fait obstacle à une politique d’investissements et de captation stabilisée des ressources de ces pays. Réd.

Les nouvelles concernant l’escalade des violences, de la torture et des tueries dans l’Irak sous administration états-unienne ont quelque peu occulté l’instabilité croissante en Afghanistan, pays qui est pratiquement occupé par les Etats-Unis et d’autres forces occidentales.Mais les analystes qui observent de près la région affirment que la sécurité en Afghanistan reste "fragile", et "n’a montré aucun signe d’amélioration". Et ils prédisent que la situation explosive qui règne actuellement dans ce pays pourrait bientôt - sur une plus petite échelle - devenir aussi désastreuse qu’en Irak.Les analogies sont frappantes. Comme en Irak, les insurgés en Afghanistan s’attaquent non seulement aux forces militaires multinationales mais également aux polices locales et membres étrangers d’associations humanitaires.Dans sa déclaration suite aux accusations de torture par des soldats américains, le Pentagone a indiqué, ce 5 mai, qu’au moins 25 prisonniers de guerre étaient morts alors qu’ils étaient détenus par les forces américaines en Irak et en Afghanistan.

Mais contrairement à ce qui se passe en l’Irak, la déstabilisation potentielle en Afghanistan a pris un nouvel élan suite à l’annonce, la semaine dernière, de possibles retraits de troupes américaines de ce pays politiquement tourmenté.Au cours d’une visite à Kaboul, capitale de l’Afghanistan, le général Richard Myers, chef de l’état-major interarmées américain, a laissé entendre que Washington pourrait, dès après les élections à échelle nationale prévues en septembre 2004, commencer à réduire les forces armées engagées en Afghanistan. Elles s’élèvent actuellement 15’500 hommes.Or, selon des analystes de la situation en Afghanistan, une telle mesure pourrait précipiter un désastre politique et militaire.

James Ingalls, du California Institute of Technology, précise : "Si les Etats-Unis réduisent leurs forces après les élections Afghanes, cela confirmera les craintes de ceux - nombreux - qui suspectent qu’en Afghanistan les Etats-Unis visent avant tout à assurer l’élection à la présidence de Hamid Karzai et de faire que l’Afghanistan apparaisse comme une réussite dans la "guerre contre le terrorisme" plutôt que de stabiliser le pays ou d’apporter une amélioration dans la vie des gens. "Ingalls, qui est le directeur fondateur de la Mission des Femmes Afghanes, se montre également sceptique quant à la capacité du gouvernement de Karzai à tenir des "élections équitables et libres", alors que ces élections, initialement prévues en juin, ont été repoussées jusqu’en septembre. Il a expliqué à l’Inter Press Service : "Les seigneurs de guerre soutenus par les Etats-Unis continuent à contrôler impunément des pans entiers du pays". Et il a ajouté : "Si on leur permet de participer au processus politique, ils vont probablement, comme par le passé, utiliser des brimades et acheter des votes pour obtenir des postes parlementaires (...) Et ceux qui n’y parviendront pas, utiliseront la force, car ils ont peu de raisons de se conduire autrement. Au mieux, les élections seront dépourvues de signification, parce que les gens n’auront pas de véritable choix, vu l’absence d’alternatives à Karzai. Au pire, les élections pourraient déclencher une nouvelle guerre civile."

Mark Sedra, un chercheur associé au Bonn International Center for Conversion [BICC, une ONG résidant en Allemagne et ayant pour but de donner la priorité à des investissements sociaux par opposition à des investissements militaires], où il dirige un projet pour la surveillance l’analyse de la sécurité en Afghanistan, se montre également pessimiste au sujet de l’avenir. Il explique au journaliste de l’Inter Press Service : "Une réduction significative des troupes américaines en Afghanistan donnerait un signal très négatif au peuple Afghan. Cela renforcerait encore l’impression, déjà largement diffusée parmi les Afghans, que les Etats-Unis et la communauté internationale sont à nouveau en train de tourner leur dos au pays, comme ils l’ont fait après le retrait de l’Union soviétique."

Les Soviétiques, qui ont occupé l’Afghanistan pendant plus de dix ans, se sont retirés en 1989. Le gouvernement des talibans qui s’est installé après ce retrait a été chassé par les forces militaires états-uniennes à la fin 2001. Ensuite, Washington avait installé Karzai - qui est décrit par beaucoup comme une marionnette de Washington - comme nouveau président. M. Sedra - récemment revenu d’Afghanistan, où, lors de la conférence des donateurs à Berlin le mois passé, il gérait, pour les Nations Unies, le secteur sécurité de l’étude du gouvernement afghan -affirme que même si des groupes d’insurgés tels que les talibans ne sont pas en position de renverser le gouvernement central, ils représentent un risque important pour la sécurité. "En concentrant leurs attaques contre les "soft targets" (cibles non protégées) telles que les membres d’associations d’aide humanitaire et des employés du gouvernement, ils ont réussi à stopper le travail de développement dans près d’un tiers du pays".

La reconstruction de l’Afghanistan détruite par la guerre s’est complètement arrêtée à cause de la situation au niveau de la sécurité. Aussi bien la Banque mondiale que les Nations Unies et les principales associations d’aide humanitaire se sont retirées à cause des craintes concernant la sécurité. Depuis le meurtre, en novembre 2003, d’un membre de l’équipe des Nations Unies en Afghanistan, la plupart du personnel international travaillant dans les quelque 30 agences des Nations Unies ont été retirés du Sud et de l’Est du pays. En conséquence, les Nations Unies ont également suspendu l’aide aux réfugiés rentrant du Pakistan voisin.

Jean Arnault, le représentant spécial des Nations Unies en Afghanistan, s’est dit "choqué" par les "meurtres brutaux" de deux employés humanitaires dans la ville du sud de Kandahar. Tous les deux travaillaient pour la Coordination d’Assistance Humanitaire. La semaine passée Jean Arnault il a dit aux journalistes : "Cette attaque et d’autres attaques récentes à Kandahar montrent le besoin urgent qu’il y a à mettre d’avantage de forces à la disposition des autorités provinciales pour leur permettre de faire respecter la loi et de faciliter la progression du travail de reconstruction.

Les talibans, les seigneurs de la guerre et le marché de l’opium en pleine expansion représentent, selon Sedra, des menaces supplémentaires à la reconstruction en Afghanistan, et il ajoutait : "Même si la présence militaire américaine est relativement fiable en Afghanistan en comparaison avec l’Irak, elle sert à éviter que les talibans ou les seigneurs de la guerre locaux ne provoquent d’autres conflits encore plus importants". Les forces militaires états-uniennes fournissent également un soutien vital à la Force Internationale de Sécurité et d’assistance (ISAF), qui est en train de se déployer à l’extérieur de Kaboul. Selon Sedra : "Le moment choisi pour l’éventuelle réduction des forces est déconcertant, car si les élections se tiennent en septembre, elles seront très probablement suivies d’une période extrêmement tendue (...) C’est immédiatement après les élections que nous verrons si les principaux détenteurs de pouvoir du pays acceptent les résultats." "Le retrait, même très partiel, des troupes donnerait un encouragement psychologique aux groupes d’insurgés et de terroristes ; une telle mesure inciterait les seigneurs de la guerre régionaux à défier le gouvernement central et encouragerait d’autres acteurs régionaux, comme le Pakistan et l’Iran, à s’immiscer dans les affaires du pays", a-t-il ajouté.

Après son retour de Kaboul, en janvier dernier, le représentant spécial des Nations Unies pour l’Afghanistan, Lakhdar Brahimi, a déclaré que, malgré une lourde présence militaire occidentale et un gouvernement en place à Kaboul depuis deux ans et soutenu par les Etats-Unis, l’Afghanistan était réduit à un pays où la loi n’est plus appliquée. Il a critiqué implicitement le gouvernement, la police, l’armée, la communauté internationale et l’ISAF, forte de 4’500 membres, pour leur échec à résoudre le problème de l’insécurité. "Bien sûr, il y a ce que nous lisons dans notre presse, ce que nous entendons à la radio et ce que nous voyons à la télévision concernant des bombes qui explosent un peu partout, concernant les roquettes qui tombent de-ci, de-là, mais il y a aussi l’insécurité que nous ne voyons pas dans la presse : la crainte qui se trouve dans le coeur de presque chaque Afghan, parce qu’il n’y a pas de force de loi dans ce pays", dit-il. (5 mai 2004)

* Journaliste auprès de l’agence américaine Inter Press Service.

(tiré du site À l’encontre)