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Ukraine

Vue du côté de la classe ouvrière

Par Vladimir Zlenko*

mercredi 15 décembre 2004

La vie politique et économique de l’Ukraine est dominée par les " clans " : ce sont des groupements capitalistes liés aux structures politiques d’une part et aux éléments criminels d’autre part. Il y a quatre clans qui sont en concurrence, luttant pour le pouvoir et pour l’appropriation de la richesse publique :

1. Le clan de Donetsk est dirigé par le citoyen le plus riche de l’Ukraine, Rinat Akhematov. Viktor Ianoukovitch appartient à ce clan. Akhematov " vaut " aujourd’hui 3,5 milliards de dollars US. " Le Parti des Régions ", dont Viktor Ianoukovitch est le leader de fait, lui sert de couverture politique.

2. Le clan de Dnipropetrovsk est dirigé par Victor Pinchuk, fils adoptif du président sortant Leonid Koutchma. Le " Parti du travail de l’Ukraine ", dirigé par Sergei Tigipko, lui sert de couverture politique. Bien qu’il ait annoncé il y a plusieurs mois qu’il le quittait pour se consacrer aux affaires, V. Pinchuk garde une influence dominante au sein de ce parti. On ne peut exclure qu’il sera candidat à la présidence de l’Ukraine, mais il n’a pas annoncé quand. Si l’actuelle crise conduit à la convocation d’une nouvelle élection présidentielle il pourrait bien être mis en avant comme candidat.

3. Le clan de Kiev est conduit par Viktor Medechuk, qui est à la tête de l’administration présidentielle, et par Grigorii Surkis, qui possède l’équipe de football de Kiev " Dynamo ". C’est le " Parti social-démocrate d’Ukraine (unifié) " qui lui sert de couverture politique. Jusqu’à récemment Aleksandr Zinchenko travaillait au sein de ce groupe. Tête de liste électorale du parti, il a été élu député à la Verkhovna Rada (Conseil suprême, c’est-à-dire le Parlement), puis à la vice-présidence de celle-ci. Depuis il a rejoint l’équipe de Viktor Iouchtchenko et a dirigé sa campagne électorale.

4. Avant que Viktor Iouchtchenko ne soit apparu sur la scène politique, le clan occidental ne parvenait pas à réaliser une véritable percée politique sur la scène nationale. Il était surtout actif à l’Ouest. Pour cette raison les oligarques qui appartiennent à ce clan ont le sentiment d’avoir été court-circuités dans le processus de privatisation de la richesse nationale. Trouvant cela injuste ils aspirent à augmenter leurs parts. Le plus connu parmi eux est le " roi des douceurs de l’Ukraine ", Petr Poroshenki, qui était membre du " Parti social-démocrate de l’Ukraine (unifié) " jusqu’en 2000. Il l’a alors quitté pour prendre la tête du " Parti de la Solidarité de l’Ukraine ", aux côtés de David Zhvaniya et de Nicolaï Martynenko. Aleksandr Oemlchenko, le fils du maire de Kiev, est proche de ce clan et collabore avec lui. Youliya Timoshenko, une collègue de Pavel Lazarenko (qui, en tant que Premier ministre, a volé des millions et fut poursuivi aux États-Unis), travaille avec Iouchtchenko. Elle est recherchée par Interpol. Le pouvoir politique constitue sa meilleure protection contre les tribunaux. La principale orientation de tout ce beau monde est de parvenir à une nouvelle division des richesses... en sa faveur, si Iouchtchenko parvient à remporter la victoire. Ils sont, bien sûr, opposés à toute réforme politique qui pourrait réduire l’immense pouvoir du Président.

Les oligarques ukrainiens se sont enrichi très rapidement, en pillant les propriétés de l’État et les économies des individus. L’État a activement aidé ce processus, en laissant se développer l’hyperinflation (qui n’était pas en Ukraine une conséquence imprévue d’autres politiques) en 1992 afin de voler l’argent " excessif "dont disposait le peuple. C’est encore l’État qui a confisqué le capital circulant des entreprises. Tout ceci a eu pour conséquence l’expropriation économique du peuple. Les travailleurs n’avaient pas la moindre chance d’obtenir ne serait-ce qu’une parcelle de la richesse publique par la privatisation. C’est pour cela que le pouvoir de l’État est à ce point lié aux milieux criminels. Le pouvoir étatique et le monde criminel ont fusionné au coures de ce processus. Tous les oligarques sont des parlementaires et jouissent à ce titre de l’immunité contre les poursuites judiciaires. C’est une autre particularité de l’Ukraine : le capital oligarchique-criminel a investi directement les charges politiques. Iouchtchenko ne constitue nullement une exception.

Au sein du bloc de Iouchtchenko on note également la présence d’une série de partis nationalistes qui frôlent le fascisme. En premier lieu il s’agit du soi-disant " Parti de la liberté ", qui jusqu’en 2003 portait le nom de " Parti social-nationaliste de l’Ukraine ". C’est de ce parti que viennent les slogans qu’on peut parfois entendre : " L’Ukraine aux Ukrainiens ! ", " L’Ukraine depuis le San [rivière en Pologne actuelle] jusqu’au Don [fleuve en Russie actuelle] ! ", " Youpins et Moscovites hors de l’Ukraine ! ", " La Nation d’abord ! ", " Dictature nationale ! ", " Russie - l’ennemi n° 1 ! ", etc.

L’actuel conflit n’est pas une lutte entre la démocratie et l’autocratie. De ce point de vue il n’y a pas de différence entre Ianoukovitch et Iouchtchenko : les deux ont pillé et continuent à piller le peuple ukrainien et l’État. La rengaine de Iouchtchenko au cours de ses meetings était : " Nous devons créer des riches ; ainsi ils pourront aider les pauvres ". Il n’a d’aucune manière offert aux travailleurs la possibilité de participer activement à la vie politique et économique, d’être les acteurs de leur histoire ni même de travailler honnêtement et de se nourrir décemment. Le rôle des travailleurs c’est d’attendre patiemment les largesses des riches. Aucun des candidats ne représente les intérêts du peuple travailleur. Les deux clans oligarchiques s’affrontent pour pouvoir réaliser des profits fantastiques et s’approprier ce qui n’a pas encore été privatisé. Leur politique sera fondée uniquement sur l’exploitation des travailleurs. L’enjeu c’est qui sera le nouveau violeur de la nation.

Bien sûr Koutchma et son régime ont tenté d’imposer leur loi d’airain. Et il est aussi vrai qu’après les manifestations dans les rues le peuple ne sera plus le même - c’est un aspect positif. Le peuple aura appris à résister et - peut-être - il commencera à mieux comprendre ses intérêts propres et à exiger qu’ils soient respectés. Mais les travailleurs - cols bleus ou cols blancs - ne sont pas tous dans les rues. Ils n’ont toujours pas d’organisations à eux. Les étudiants qui se sont rassemblés sur la place centrale de Kiev ne comprennent pas encore leurs intérêts. Ils sont aveuglés par la perspective d’une victoire. Ils ne revendiquent pas " la démocratie politique et économique ", ni le " respect des droits des travailleurs ", ni encore moins " le pouvoir du peuple ". Ils s’égosillent seulement : " Iouchtchenko ! Iouchtchenko ! " L’image du " petit père ", du " führer " s’est imposée. En Allemagne au cours des années 1930 il y avait aussi des rassemblements qui s’extasiaient à la vue de Hitler. N’avait-il pas remis en marche l’économie et mis fin au chômage ?

Une des particularités de l’histoire de l’Ukraine, c’est que nous n’avons pas connu de grands mouvements autonomes des masses. L’Ukraine a toujours lutté pour l’indépendance nationale alors que les revendications démocratiques et sociales passaient au second plan. L’oppression nationale avait eu des formes différentes à l’Ouest et à l’Est. La division a été aggravée en 1596, lorsque l’Ouest a adopté le catholicisme [l’Église catholique romaine du rite oriental, dite " uniate "] alors que l’Est demeurait orthodoxe. Il y avait véritablement deux pays. L’unification ne s’est pas produite par la volonté du peuple mais par les méthodes de Staline. L’Ukraine occidentale avait à juste titre refusé cette méthode d’unification, c’est-à-dire la politique stalinienne d’exil et de camps de travail, de collectivisation forcée et autres agissements criminels qui avaient accompagné l’unification. Même si c’est le passé, les générations disparues continuent à dominer les vivants. Aujourd’hui les branches orientale et occidentale du peuple divergent par leur culture, leur mentalité, leurs opinions politiques et leur potentiel économique. Dans leur essence ce sont deux peuples différents. Au cours des années qui ont suivi l’indépendance ils ont voté différemment, pour des candidats différents. Les campagnes électorales, tant de Ianoukovitch que de Iouchtchenko, étaient fondées sur l’opposition entre l’Est et l’Ouest, ce faisant elles ont encore exacerbé la division au lieu de tenter de rapprocher les deux communautés. Ce scénario a été établi dans l’Ouest par les États-Unis, qui sont intéressés à maintenir les divisions. Avant 1991 l’Ukraine n’avait pas connu d’expérience étatique et donc la nation devait encore apprendre à vivre avec son propre État. Selon toutes probabilités cet apprentissage se fera par un sinueux cheminement, au travers de victoires et de défaits, sous des régimes anti-populaires aussi bien que démocratiques.

Quant aux violations de la loi électorale, elles ont eu lieu tant à l’Est qu’à l’Ouest. Il est très difficile de faire une différence sur ce terrain entre les deux camps. Et si l’Ukraine doit mettre un terme au règne des gangsters, l’enjeu de la récente campagne n’était malheureusement pas de savoir si le peuple sera ignoré ou s’il sera représenté., mais bien par qui il sera opprimé. Aujourd’hui Iouchtchenko dépense des sommes considérables pour les manifestations et les podiums. Sans aucun doute cet argent vient des États-Unis. Les étudiants ont été payés pour manifester et vivre sous les tentes. Leur restauration est bien organisée. Imaginez seulement le coût des tentes et des couvertures, qui ont été préparées à l’avance dans un scénario bien orchestré.

La victoire de l’un de ces deux candidats ne sera pas une victoire du peuple. Pire, que ce soit l’un ou l’autre qui l’emporte, il n’essayera même pas de satisfaire l’autre partie du peuple. La seule issue serait une nouvelle élection sans la participation des deux candidats. Iouchtchenko a déjà rejeté cette idée. Il ne tient qu’à sa victoire personnelle. La prochaine étape doit être l’introduction d’un système fédératif en Ukraine.


* Vladimir Zlenko, directeur de l’École pour la démocratie ouvrière en Ukraine (une école de formation syndicale), a été à la tête du Syndicat des travailleurs de l’industrie des machines automobiles et agricoles de l’Ukraine entre 1990 et 1999.