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Syndicalisme et Europe

Au pied du mur constitutionnel

Dominique Mezzi

mardi 21 septembre 2004

Si le débat de ratification du super-traité constitutionnel européen secoue le monde politique, il commence à faire des vagues dans les syndicats.

Le syndicalisme européen va-t-il se profiler plus à droite que Fabius ?

Il en prend le chemin. Le syndicalisme en Europe joue sa légitimité sociale face au traité en débat dans l’Union. Et il s’agit là des racines mêmes de sa capacité à représenter les salariés, les chômeurs, les retraités, les droits sociaux. Donc à être un vrai syndicalisme indépendant, ou au contraire un simple lobby. La Confédération européenne des syndicats (CES, 60 millions d’adhérents, dans 34 pays) n’y est pas allée par quatre chemins. Elle n’a même pas cherché à collectiviser progressivement, au sein des 76 confédérations syndicales nationales qui la composent, un débat difficile. Non, c’est le sommet qui a tranché, et vite. Bel exemple de la démocratie centraliste européenne : on décide d’abord, et si vous n’êtes pas d’accord, c’est que vous êtes anti-Europe. Le comité directeur de la CES a donc pris position dès le 15 juillet : c’est " oui " au traité. Parce que la Constitution est " un progrès ". Et parce que des " percées " ont été enregistrées sur " le dialogue social ", la reconnaissance de " l’égalité de genre et des droits des minorités ", et surtout, évidemment, " l’incorporation de la Charte des droits sociaux fondamentaux ", qui obtient ainsi " un statut légal devant les tribunaux européens ". Le secrétaire général, John Monks (GB), a même ajouté que ne pas voter " oui " serait risquer " la victoire des nationalistes " ou accepter le danger de voir " l’Europe s’écrouler de tout son long ".

La CGT dans l’embarras

Il est vrai qu’un comité exécutif de la CES, plus représentatif que le comité directeur restreint, doit encore se réunir pour entériner, ou non, cette logique. Mais qui osera s’opposer ? En France, certainement pas la CFDT, qui a participé à la décision avant même que ses instances nationales n’en aient débattu. Mais Chérèque a récemment déclaré que la validation était une formalité. C’est une autre paire de manches dans la CGT, qui ne siège pas au comité directeur. On se souvient que la CGT avait activement combattu le traité de Maastricht. Les premiers débats dans les structures fédérales ou départementales donnent des indications : le " oui " de la CES ne passe pas du tout ! C’est le moins qu’on puisse dire. Aussi la direction confédérale cherche une position consistant à " éclairer " les choix sans trancher... tout en tranchant. Le corps militant de la CGT restant lucide politiquement, il n’est nul besoin d’expliquer longtemps ce qui domine dans le cœur du traité, entre les déclarations de " bonnes intentions " sociales et les disciplines économiques fondamentales. Il y a sans doute peu de Constitutions, dans le monde, qui proclament de manière aussi péremptoire que la règle de la concurrence ne doit pas être " faussée " (fameux article 3 du projet, répété à satiété). C’est-à-dire qui constitutionnalise le capitalisme comme loi fondamentale des sociétés, débarrassée des scories des droits sociaux contraignants, contradictoires avec la souplesse du marché " libre ". Même la Constitution des États-Unis, pays du libéralisme, n’affirme rien de tel. Il n’y a que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour légaliser ainsi le tout-marché comme mode de société. Il n’est donc pas étonnant que certains poussent à en faire une sorte de super-loi mondiale des peuples. L’Union européenne actuelle marche dans cette voie. Dans la presse de la CGT, on trouve peu d’explications détaillées sur les articles les plus libéraux du traité. Alors que les déclarations de principe de l’article 2 (" dignité, démocratie, liberté, solidarité ") sont abondamment citées. En revanche, on entend des commentaires sur la nécessité de " promouvoir une approche positive " en réduisant les contradictions (sic) entre les parties libérales et la partie ii, qui intègre la fameuse Charte des droits sociaux proclamée à Nice. Le but est de parvenir à une position " syndicale ", donc " non politicienne ". Chirac va faire voter, mais dire " non " serait politicien... La confusion est à son comble.

L’esprit du capitalisme

Il est néanmoins nécessaire de prendre au sérieux le débat sur la charte sociale, ne serait-ce que par souci de responsabilité face aux syndicalistes d’Europe de l’Est, dont le système social est réduit à néant, et qui espèrent trouver des points d’appui. Il faut aussi examiner la valeur de l’argument consistant à prendre l’Europe, malgré ses faiblesses, comme un acquis plus progressiste que les vieux États-nations, pour la transformer de l’intérieur. Les défenseurs de la charte mettent d’abord en avant l’argument du caractère " indivisible des droits politiques, civils, sociaux et syndicaux " (extrait de la contribution de la CES à la Convention de Giscard, 2003) dans l’énoncé des chapitres de la charte. Guy Braibant, juriste et rédacteur de la charte, explique que cette fusion des droits dans un même texte intégré " rompt avec une tradition d’après-guerre ", qui séparait les droits politiques, civiques, et les droits économiques et sociaux. L’argument est réel. Aucune raison " supérieure " ne saurait par exemple sous-évaluer l’égalité entre les hommes et les femmes, ou le refus de la torture, par rapport à tel droit social, et inversement. Tout est lié. Mais ce principe positif est noyé dans sa portée par la conception juridique qui préside à l’énoncé des droits sociaux proprement dits. Les droits reconnus dans la charte ne sont jamais, sauf exceptions, des droits matériels effectifs, dont pourraient se prévaloir les citoyens. Comparons avec les Constitutions existantes. Le " droit d’obtenir un emploi " du préambule de la Constitution française de 1946 (et de 1958) est certes bafoué. Mais sa portée politique est sans cesse réactivée dans la société et dans les mobilisations. Il n’en ira pas de même du " droit de travailler et d’exercer une profession librement ", de l’article 15-1 de la charte des droits sociaux. Cet énoncé signifie que vous appartenez au marché du travail capitaliste. Vous êtes libre de vendre votre force de travail ou d’être " entrepreneur de vous-mêmes " (profession indépendante) ! La différence est encore plus rude entre le " droit d’accès aux prestations de sécurité sociale ", reconnu et " respecté " (à la bonne heure !) par l’Union (article 34-1 de la charte), et la Constitution de 1946 (1958), qui oblige la société à " garantir " des " moyens d’existence " à " tout être humain ". Le droit d’accès ne signifie rien d’autre que le choix possible entre le marché (des soins), ou un service d’intérêt général (SIG) pour les pays qui le décident. Mais l’obligation de " moyens " (matériels) pour le respect d’un droit, à la fois collectif et individuel, s’évanouit. Il ne s’agit pas ici de valoriser à l’excès les principes constitutionnels des États-nations par rapport à une entité supranationale. Il s’agit de montrer que la conception du droit que valorise l’Europe, y compris sur le plan social, dérive du droit commercial, de la circulation des marchandises, des capitaux et des Hommes pris comme rouages du système. Comme l’OMC, l’Union européenne actuelle synthétise donc bien l’" esprit du capitalisme " (selon le titre de l’ouvrage de Luc Boltanski et Ève Chiappello, Gallimard). L’espèce d’État issu des traités en voie de constitutionnalisation est un ensemble de procédures visant à réguler l’action " non faussée " du marché dans tous les domaines. Cet " État " n’est pas un État social faible qui ne demanderait qu’à être complété par de bonnes réformes. Il est efficace pour dissoudre à petit feu toutes les avancées sociales préexistantes, issues de luttes populaires ou politiques, intégrées dans les normes publiques des États européens. Il le fait par la force du dumping social, et non pas par des destructions explicites des droits acquis. D’où les clauses de la charte des droits sociaux expliquant tout à la fois qu’elle ne peut remettre en cause des droits supérieurs dans les États membres, et en même temps que ses préconisations ne créent " aucune compétence ni aucune tâche nouvelles " pour l’Union (article 51, dit de " dispositions générales "). Rien n’est donc contraignant parmi les bons principes énoncés. Seules les règles économiques le sont...

Dominique Mezzi


L’unité d’action et la crise nécessaire

Depuis le milieu des années 1980, quand Jacques Delors présidait aux destinées de l’Europe, le syndicalisme européen est devenu, dans ses sommets, un des rouages du système institutionnel fabriqué par les traités. C’est d’ailleurs la marque intrinsèquement non démocratique de cette Europe qui conduit à secréter des lobbies et non des forces autonomes. La Confédération européenne des syndicats (CES) a cependant compris que les normes vraiment contraignantes (Pacte de stabilité, etc.) aboutissaient à un recul social général (chômage en hausse, précarité, pauvreté...). Mais elle a cru de bonne politique de dire : OK pour Maastricht, pour l’euro (et OK pour la Constitution), mais il faut maintenant compléter et rééquilibrer l’édifice par des critères sociaux. Elle supplie les sommets de l’Europe d’entendre sa voix, pour répondre à la " frustration " et à la " déception sociale " (résolution CES du 9 juin 2004) débouchant sur des crises ou des radicalisations de droite. Cette stratégie est impossible : il n’y aura pas de rééquilibrage. Il s’agit au mieux de naïveté, au pire de cynisme. Si une vraie mobilisation syndicale parvenait à installer un rapport de forces pour exiger des droits conséquents, alors c’est tout l’édifice qui entrerait en crise. C’est ce qu’il faut viser pour reconstruire une autre Europe, sur d’autres projets de politiques publiques démocratiquement débattues. Mais ce débat n’empêche pas l’unité d’action. Si la CES et les syndicats qui la composent voulaient vraiment " rééquilibrer " sans capituler, si un début de plate-forme commune voyait le jour dans la foulée des forums sociaux, si des partis de gauche (le PS exigeait un " traité social " et se retrouve avec un débat explosif en son sein !) et révolutionnaires parvenaient à s’entendre pour exiger une directive européenne de réduction du temps de travail (35 heures ,ou 5 heures de moins, partout, avec emplois proportionnels), avec des normes réduites de temps de travail quotidien et mensuel pour éviter le chantage à la délocalisation, des normes salariales avec un Smic garanti et indexé sur les produits intérieurs bruts (PIB), la création de services publics européens (en commençant par les transports), etc., alors il faudrait soutenir cette construction revendicative unitaire paneuropéenne. Même si certains ne veulent que rééquilibrer et si d’autres pensent qu’une crise est indispensable pour refonder l’Europe sur des bases nouvelles.

D. M.

" Avec cette Constitution, nous n’aurions plus du tout notre mot à dire. "

Georges Debunne, ex-président de la CES (de 1973 à 1985), lance un appel : " La Constitution européenne adoptée [...] aggrave le déficit social et démocratique inscrit dans les traités de l’Union européenne depuis son origine. En ma qualité de responsable syndical, j’ai dénoncé ce manque depuis 1958 [...]. " C’est pourquoi je pousse cet ultime cri d’alarme dans cette période de ratification où nous sommes amené(e)s à légitimer - ou NON - ce texte de loi qui prévaudra sur les Constitutions nationales. La gauche européenne ne peut plus tergiverser. Il faut stopper cette course vers l’abîme. Le moment est venu de dire " non " à cette hégémonie du capital, de fixer les objectifs et d’entamer l’action pour réaliser enfin une Union européenne démocratique et sociale fondée sur des droits fondamentaux civiques, économiques et sociaux. À nous de nous opposer à la dilution de l’Union européenne dans une grande zone de libre-échange [...]. "