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Irak

Chaos colonial

dimanche 27 avril 2003, par Christian Picquet

La dictature de Saddam Hussein abattue, le pays entièrement occupé, les champs pétrolifères sous contrôle, le proconsul de George W. Bush installé à Bagdad : la Maison Blanche vient de remporter un succès majeur. Il lui reste néanmoins à transformer une victoire militaire en victoire politique.

Inexorablement, on s’achemine vers l’épreuve de vérité en Irak. Les Etats-Unis doivent d’abord rétablir un semblant d’ordre dans le pays, ce qui ne peut s’opérer par le seul déploiement des unités terrestres de l’US Army, en remplacement des marines, mais suppose le rétablissement d’une administration, d’une police et d’infrastructures dignes de ce nom. Il leur faut ensuite disposer au plus vite d’un relais politique autochtone, ce qui passe par la transformation des partis sous influence de Washington en une solution de pouvoir ayant un minimum d’autorité. Il s’impose enfin à eux d’imaginer les montages juridiques permettant d’habiller une logique de prédation aux couleurs de la légalité internationale.
Autant d’objectifs qui ont pour condition préalable la levée des mesures coercitives adoptées par les Nations unies aux termes de la résolution 687 du 3 avril 1991, du régime "Pétrole contre nourriture" défini en 1996, de la fameuse résolution 1441 portant sur la recherche d’armes de destruction massive. Obligée, pour cette raison, de remettre l’ONU dans le jeu, l’administration Bush entend cependant la cantonner à l’action humanitaire, voire aux missions d’ordre public que les GI’s peinent à remplir et que la police de l’ex-régime baasiste n’apparaît guère en mesure d’assurer. Cela ouvre un nouvel et délicat épisode de négociation entre les puissances d’occupation et les Etats ayant refusé de les suivre.

La civilité des propos diplomatiques ne doit ici pas faire illusion. Lors du dernier sommet de l’Union européenne, à Athènes, les 16 et 17 avril, Jacques Chirac et Gerhard Schroeder auront bien suggéré qu’ils étaient prêts à renoncer "aux questions de principe" pour obtenir un strapontin à la table des tractations qui détermineront le sort de l’Irak et, surtout, de ses matières premières. Mais Washington ne se sera à aucun moment départie de sa ligne de conduite : à ses yeux, l’ONU n’a pour seule fonction que de faciliter l’instauration d’un régime vassal des Etats-Unis au Proche-Orient, et c’est aux firmes nord-américaines qu’il revient de mettre la main, directement ou indirectement, sur les ressources du pays. On mesure là tout à la fois l’inébranlable volonté de l’Empire de signifier sa prééminence à l’ensemble de ses concurrents et d’assurer le financement du coût particulièrement élevé de l’expédition colonisatrice déclenchée contre l’Irak.

Partie de poker

D’où l’invraisemblable - et indécente - partie de poker qui se déroule au Conseil de sécurité. Lorsque le porte-parole de M. Bush plaide en faveur d’une levée immédiate de l’embargo, arguant du fait que "le peuple irakien ne mérite pas ces sanctions", la France se prétend respectueuse du droit international, n’envisageant d’abroger définitivement les sanctions qu’après le retour en Irak et l’achèvement de la mission de Hans Blix.

Pendant ce temps, les peuples d’Irak souffrent mille tourments, privés de nourriture, d’eau, d’électricité, de médicaments et d’infrastructures sanitaires. Le pays s’avère en proie à un chaos indescriptible, qui laisse les rues aux mains de bandes organisées, génère les pillages et fait flamber le marché noir des armes. Comme on pouvait s’y attendre, la fragile mosaïque ethnique-confessionnelle irakienne - assemblée par le colonisateur britannique au début du siècle dernier et préservée d’une main de fer par le baasisme ces dernières décennies - se fissure de toutes parts. En l’absence de toute solution nationale de rechange crédible, le réveil des Arabo-chiites du Sud (60 % de la population) fait apparaître que le clergé de cette branche de l’islam est aujourd’hui seul en mesure de promouvoir un régime disposant de quelque légitimité.

Derrière la démonstration de force qu’aura représentée le pèlerinage de Kerbela, à travers la manifestation de fierté d’une population aussi pauvre que persécutée depuis des lustres, c’est le spectre d’une République islamique qui pourrait se profiler à moyen terme. Ce qui risque, en retour, de hâter l’implosion pure et simple de l’Irak, les Arabo-sunnites du centre (15 %), comme les Kurdes (25 %), ne pouvant accepter un tel basculement des équilibres initiaux. Avec des effets en chaîne prévisibles sur l’ensemble des pays voisins, où les Kurdes se trouvent bâillonnés et où, à l’exception de l’Iran, les chiites sont tenus en tutelle.

Ainsi, entamée au nom de la liberté, la croisade impérialiste pourrait-elle bien produire un nouveau totalitarisme et une déstabilisation aux effets insoupçonnés. Seuls un retrait immédiat des forces de la coalition et une autoadministration irakienne indépendante autant que pluraliste pourraient laisser une chance à la démocratie. Notre engagement contre la guerre trouve là son prolongement naturel.
Christian Picquet.