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Chronique d’un désastre annoncé

ÉLECTION ÉTATSUNIENNE

dimanche 14 novembre 2004

Bush ne doit pas sa victoire à son seul camp. La campagne de Kerry a constitué une aubaine pour lui. Un résultat dont les effets débordent largement les États-Unis.

Lors de l’élection de 2000, Bush a été battu dans les urnes, et ce alors qu’un authentique candidat de gauche, Ralph Nader, défiait les démocrates et recueillait 2,7 millions de voix. Lors de l’élection de 2004, Nader a pesé pour presque rien... et Bush a gagné dans les urnes. Plutôt que le moindre mal espéré, on a donc eu et le moindre et le mal : voilà le bilan de la lamentable stratégie du " n’importe qui plutôt que Bush ". Avec l’appui désolant de toutes les de figures de proue de la gauche aux Etats-Unis (Moore, Zinn, Chomsky, etc.), la machine électorale démocrate s’est donc révélée infiniment plus compétente pour écraser Nader, qu’elle a réussi à maintenir officiellement hors de course dans presque la moitié des États, que pour devancer ne serait-ce que d’un cheveu un président régulièrement jugé négativement par plus de la moitié des sondés. Ce coup-ci, le score insignifiant de Nader n’y est pour rien : Kerry et ceux qui l’ont suivi sont les seuls responsables de leur propre échec. Celui-ci est d’autant plus accablant que l’on a peine à imaginer des conditions plus favorables pour Kerry : bilan économique et social désastreux des républicains ; scandale des mensonges et des tortures en Irak ; étouffement brutal de toute concurrence à gauche ; ralliement général du monde culturel et intellectuel ; triomphe du film de Moore ; sommes engagées dans la campagne supérieure à celles des républicains... Rien n’y a fait, et l’on voit au contraire que les républicains disposent de racines plus profondes dans le pays. Or, la stratégie de Kerry n’a fait que renforcer cet état de fait. À chaque fois que, dans les débats télévisés, Kerry faisait une sortie à la Poutine sur le thème " nous allons frapper les terroristes avant qu’ils nous attaquent ", il ne faisait que renforcer les peurs irrationnelles qui constituent le terreau des républicains. À chaque fois qu’il prenait la pose militariste, il ne faisait que légitimer un peu plus la politique impérialiste de Bush. À chaque fois qu’il citait la Bible, exprimait son hostilité au mariage homosexuel ou son malaise personnel face à l’avortement, il donnait du grain à moudre au discours chrétien conservateur sur lequel Bush a construit sa victoire. Il n’y a pourtant pas besoin d’être Aimé Jacquet pour comprendre qu’à force de marquer des buts contre son camp, on perd le match ! La défaite de Kerry n’arracherait des larmes qu’à son vieil ami le baron Seillière si la gauche étatsunienne ne s’était quasi intégralement alignée derrière lui. Il va maintenant falloir digérer l’échec, résister aux tentations cyniques du type " les Américains sont un peuple de cons ", et reconstruire rapidement à partir des mouvements sociaux. Face au conservatisme chrétien triomphant, il va falloir réenraciner en profondeur les idées progressistes, en commençant simplement par les faire entendre. Un con de redneck est manifestement condamné à le rester si, lors des débats télévisés, il n’entend que deux candidats se présentant chacun comme le meilleur chef de guerre disponible. De ce point de vue, si les progressistes avaient dépensé leur énergie à soutenir Nader au lieu d’essayer de le faire taire, la gauche serait aujourd’hui certainement en meilleure position. Elle le serait aussi si les mouvements sociaux actifs en début d’année (antiguerre, progay, proavortement) avaient continué à se faire entendre au lieu d’espérer en vain que Kerry veuille bien parler pour eux, ou si les syndicats avaient utilisé leur argent pour financer des grèves plutôt que la campagne électorale du milliardaire. Finalement, la campagne de Nader aura été extrêmement précieuse en ce qu’elle aura posé les bases de la reconstruction, permettant ainsi peut-être de surmonter plus rapidement la gueule de bois probable de la gauche étatsunienne. Car les échos sanglants des bombardements de Fallouja indiquent déjà qu’il y a urgence. La résistance est à l’ordre du jour, ici et là-bas.

De San Francisco, Luc Marchauciel
(tiré du site de Rouge)