Daniel Tanuro, ingénieur agronome et environnementaliste écosocialiste, est collaborateur écologiste de La Gauche (mensuel de la LCR-SAP, section belge de la IVe Internationale) et d’Inprecor. Il a conçu l’ensemble du numéro spécial d’Inprecor « Le capitalisme contre le climat » (n° 525 de février-mars 2007).
Dans son quatrième rapport, bouclé début novembre 2007, le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC), affinait une nouvelle fois ses analyses et énumérait trois conditions à remplir pour éviter que la hausse de la température moyenne de surface de la Terre ne dépasse 2°C par rapport à la période préindustrielle :
1°. les émissions de gaz à effet de serre des pays industrialisés doivent diminuer de 25 % à 40 % d’ici 2020 ;
2. les émissions globales doivent culminer dans les 10 à 15 années qui viennent puis diminuer…
3°. .pour ensuite être réduites de 50 % à 85 % d’ici 2050.
Si ces conditions n’étaient pas remplies, c’est-à-dire si la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre devait dépasser les 450-490 ppmv de CO2 équivalent, il y aurait plus de 50 % de risque de voir la température monter de plus de 2°C, voire de 4°C ou plus. Une hausse de cet ordre entraînerait des conséquences écologiques et sociales catastrophiques et en partie irréversibles à court, moyen et long terme. Formulé par plusieurs centaines de scientifiques du monde entier, ce diagnostic a été rendu public quelques jours avant la conférence des Nations Unies sur le climat, convoquée début décembre à Bali (Indonésie). Pour bien comprendre la situation, il convient de rappeler brièvement le cadre politico-institutionnel de cette réunion ainsi que ses enjeux particuliers.
En 1992 était conclue à Rio la Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique (UNFCCC). Deux points de ce document sont particulièrement importants :
1. Il affirme la nécessité d’éviter que la perturbation « anthropique » du climat atteigne un niveau « dangereux » (mais ne définit pas ce niveau avec précision) ;
2. Il fait le constat d’une « responsabilité commune mais différenciée » des pays dans le changement climatique (ce qui signifie notamment que les pays développés sont les principaux responsables et doivent consentir les principaux efforts).
La Convention Cadre a été signée par tous les États. Chaque année, une « conférence des parties » (COP, dans le jargon politico-climatique) rassemble les pays signataires.
Dans le cadre de l’UNFCCC, un Protocole a été conclu à Kyoto en 1997. Ce protocole, que les États-Unis et l’Australie ont refusé de ratifier, ne porte que sur la période 2008-2012. De plus, ses objectifs sont extrêmement limités : 5,2 % de réduction des émissions des pays industrialisés (en théorie, en pratique 1,7 % voire moins encore). Les États qui ont ratifié le Protocole ont des rencontres spécifiques (MOP, dans le jargon). En pratique, les COP et les MOP sont organisées au même moment et au même endroit. La conférence de Bali était donc une double réunion de la COP et de la MOP.
Les enjeux de Bali
Pour saisir les enjeux clés de cette rencontre, il faut prendre en compte les impératifs du calendrier. Pour qu’un nouvel accord climatique succède au Protocole de Kyoto, sans hiatus entre les deux, les gouvernements doivent avoir le temps de le négocier, après quoi les parlements doivent avoir le temps de le discuter et de le ratifier. Le timing est donc très serré. L’enjeu de Bali était d’avoir l’accord de toutes les parties sur une « feuille de route », autrement dit sur le programme, la procédure, le calendrier et les échéances des discussions devant déboucher sur un accord pour lutter contre le changement climatique au-delà de 2012.
La tâche promettait d’être extrêmement difficile.
Les obstacles sont en effet nombreux et substantiels. Premièrement, l’administration Bush s’oppose depuis des années à tout objectif chiffré de réduction des émissions de gaz à effet de serre, et exige que les grands pays en développement (Inde, Chine, Brésil, Afrique du Sud, Mexique) soient soumis eux aussi à des engagements contraignants dans le cadre de la lutte pour le climat. Deuxièmement, au sein des pays industrialisés et « en transition » (les anciens pays de l’Est) qui ont ratifié Kyoto, plusieurs gouvernements, en dépit des déclarations officielles, ont le pied sur le frein, et ne voient pas d’un si mauvais œil le rôle des États-Unis. Troisièmement, les grandes économies émergentes, ces dernières années, ne semblent pas pressées de voir les pays les plus développés se mettre d’accord sur une stratégie climatique qui pourrait impliquer des restrictions au développement économique. Quatrièmement, les pays les plus pauvres, qui sont aussi les plus durement touchés par le réchauffement, exigent des mesures de la part des pays les plus riches, notamment pour les aider à s’adapter à un phénomène dont ils ne sont pas responsables.
Quel bilan ?
Au cours des deux semaines qu’a duré la réunion, l’attention a surtout été attirée par le bras de fer entre l’Union Européenne (UE), appuyée par les pays dits « en développement » (le « Groupe des 77 plus la Chine »), d’une part, et les États-Unis, appuyés par certains autre pays, d’autre part. L’UE a en effet proposé que l’objectif d’une réduction de 25 % à 40 % des émissions des pays industrialisés soit repris explicitement dans la « feuille de route ». Les États-Unis s’y sont opposés de toutes leurs forces. Le Canada, le Japon et la Russie les ont appuyés (le ministre canadien de l’environnement avait choisi de se faire accompagner à Bali par des représentants des compagnies pétrolières et charbonnières, plutôt que par des représentants des ONG). L’Australie, qui avait décidé de ratifier le Protocole juste avant l’ouverture de la conférence, a adopté une position intermédiaire. En fin de compte, un compromis est intervenu sur ce point : les objectifs chiffrés du GIEC ne sont pas mentionnés explicitement dans la feuille de route, mais le texte dit « l’urgence de répondre au changement climatique comme indiqué dans le 4e rapport du GIEC » et une note de bas de page mentionne précisément les numéros des pages du dit rapport où les objectifs sont stipulés.
Le fait que ces objectifs chiffrés n’ont pas été repris explicitement et directement dans la feuille de route a conduit certains à parler de réunion pour rien et de victoire des États-Unis. Ce point de vue a été exprimé avec beaucoup de force par George Monbiot dans sa rubrique du Guardian : « We have been suckered by the US, once again » c’est à dire « Nous avons été roulés par les États-Unis, une fois de plus » (1). Mais cette analyse est contestable. Le respect des recommandations chiffrées du GIEC est évidemment crucial, mais la focalisation des médias sur cette question a produit une sorte d’artefact. En fait, les Européens savaient pertinemment bien qu’ils ne pourraient pas imposer un recul aussi spectaculaire et symbolique aux représentants des États-Unis. En proposant de reprendre les objectifs chiffrés dans le texte même de la feuille de route, en particulier le premier objectif (une réduction de 25 % à 40 % des émissions des pays industrialisés d’ici 2020), l’UE a isolé fortement les États-Unis de sorte que, avec le soutien des pays du Sud, elle a pu mettre les représentants de Washington sous une pression maximale et, en fin de compte, intenable.
La conférence n’est donc pas un échec du point de vue de ses organisateurs. Il a été décidé d’élaborer un accord pour prendre le relais de Kyoto. Cette décision engage tous les gouvernements, y compris le gouvernement états-unien. Un calendrier a été adopté : le nouvel accord devra être proposé en décembre 2009, à la quinzième conférence des parties (COP 15). Le contenu général de cet accord est défini de façon relativement précise : il devra fixer un « objectif de long terme » pour « renforcer la réalisation de la Convention » (UNFCCC) « dans le but de réaliser son objectif » (empêcher une dégradation dangereuse du climat) et cela nécessitera des « réductions profondes dans les émissions globales ».
Une défaite pour la ligne Bush
Si on les examine du point de vue du bras de fer entre les pro- et les anti-Kyoto, ou entre l’UE et les États-Unis, les décisions de la Conférence sont plutôt à l’avantage des premiers. Outre la présence indirecte des recommandations du GIEC par le biais d’une note de bas de page, deux points doivent en effet être soulignés :
— La feuille de route maintient le principe d’un traitement différencié des pays développés (ils devront accepter des « objectifs de réductions quantifiés ») et des pays en développement (ils devront entreprendre des « actions de mitigation »). C’est une défaite pour les États-Unis et pour le Canada, dont les représentants étaient venus à Bali avec en poche une recommandation de leur gouvernement de s’opposer à tout traitement différencié entre pays du Nord et du Sud ;
— Pour ce qui est des pays développés des formules de la feuille de route semblent laisser une certaine marge de manœuvre aux États-Unis. Le texte parle pour ces pays d’engagements OU d’actions de réduction (« mitigation commitment OR actions »). Mais cette marge de manoeuvre est très limitée. En effet, tout de suite après, le texte pose clairement la nécessité « d’objectifs de réduction et de limitation quantifiés des émissions ». De plus, il est bien précisé que ces objectifs doivent être « mesurables, rapportables et comparables ». C’est précisément cela que les États-Unis refusent depuis dix ans…
Ces décisions sont relativement surprenantes. On pouvait en effet penser — l’auteur de ces lignes le pensait en tout cas — que rien d’important ne bougerait tant que Bush serait à la Maison Blanche. Au lieu de cela, le compromis de Bali anticipe plutôt sur le tournant que la politique climatique américaine devrait connaître après les prochaines élections présidentielles dans ce pays. Pour l’expliquer, trois facteurs doivent être pris en considération :
1. L’isolement croissant de la ligne Bush aux États-Unis même. Au moment précis où la conférence de Bali s’ouvrait, le Sénat états-unien entamait la discussion de la proposition de loi Warner-Lieberman sur le changement climatique. Ce texte, que The Economist (2) considère comme devant fort probablement servir de base à la future politique états-unienne en cette matière, impose des réductions d’émissions à une série de secteurs représentant 80 % de l’économie américaine, dans le but de réduire les émissions états-uniennes de 70 % en 2050. Il y a pas moins de six propositions de loi sur la lutte contre le changement climatique aux États-Unis, et toutes prônent ce que Bush refuse : des réductions chiffrées, obligatoires, liées à un calendrier. Ce qui sous-tend ce fait, c’est le basculement de la classe dominante, en premier lieu certains secteurs clés du big business. Un exemple décisif est le ralliement du groupement professionnel des producteurs d’électricité, début 2007, à l’idée d’un contingentement obligatoire des émissions. De plus en plus, les grandes entreprises veulent des quotas et un plan à long terme. « Les lobbies du business demandent des but en ce qui concerne les émissions », titrait le Financial Times en pleine conférence de Bali (3). Le spectre de la ruine de l’économie états-unienne est en train de s’estomper. D’une part, de nombreuses entreprises craignent l’avance que les concurrents allemands et japonais prennent sur le marché des renouvelables. D’autre part, les études se multiplient qui montrent que les coûts d’une politique de régulation ne doivent pas être surestimés. Selon une étude de Mc Kinsey (commanditée notamment par Shell !), les États-Unis peuvent réduire de moitié leurs émissions par rapport aux prévisions, d’ici 2030, pour un coût minimal, avec les technologies existantes, et en épargnant de l’argent dans 40 % des cas (4).
2. L’isolement croissant des États-Unis sur la scène internationale. Le 13e jour de la conférence, non prévu au programme, a été spectaculaire de ce point de vue. L’obstruction et l’arrogance états-unienne ont en effet provoqué une vraie levée de boucliers, notamment des représentants des pays du Sud. Interpellé quelques jours plus tôt sur le manque de leadership américain dans la lutte pour le climat, James Connaughton, chef du Conseil du Président sur la Qualité Environnementale, avait lancé aux journalistes que « le leadership implique que les autres se mettent en file et suivent ». Le représentant de la Nouvelle-Guinée Papouasie a répliqué en séance plénière : « Si vous ne voulez pas diriger, laissez les autres s’en charger. S’il vous plaît, dégagez la voie. » A ce moment-là, la pression sur les États-Unis a atteint son point culminant. Au point que Bush risquait d’en payer le prix. Lors du G8 de Heiligendamm, en août 2007, il avait fait adopter son idée de conférence des « grandes économies », animée par lui, pour discuter d’une approche « bottom-up » en matière de lutte contre le changement climatique. Le Président américain espère en fait que cette réunion lui permettra de nouer des alliances avec l’Inde ou la Chine contre un nouvel accord climatique trop contraignant, basé sur la réduction obligatoire des émissions. Or, à Bali, les représentants de l’UE déclarèrent que, sans feuille de route pour un nouvel accord, ils ne participeraient pas à la conférence des « grandes économies ». Il est probable que ce boycott européen aurait entraîné la défection des pays émergents également. De la sorte, Bush se serait retrouvé sans aucun moyen d’action pour promouvoir sa politique et défendre les intérêts de ses mandants face au dossier climatique.
Un tournant majeur : l’implication du Sud
3. L’implication croissante du Sud, en particulier des grandes économies émergentes (Brésil, Inde, Chine, Afrique du Sud). Le ton, de ce côté-là, a changé. Plusieurs représentants ont dit clairement leur volonté de participer vraiment à l’effort commun, à condition que ce soit dans le cadre de la « responsabilité différenciée » prévue par la Convention Cadre. La ministre de l’environnement du Brésil : « Même si les pays en développement n’ont pas de responsabilité historique dans le changement climatique, ils doivent agir ». Le représentant de la Chine : « Étant donné la gravité sans précédent, l’ampleur et la profondeur des impacts du changement climatique, il ne peut être résolu par les efforts des seuls pays développés » (5). Le Christian Science Monitor (6) a bien résumé le tournant : « Dans le passé, les pays industriels passaient des accords et pour l’essentiel ils présentaient les résultats aux pays en développement. Ce n’est plus le cas ». En effet : à Bali, le « Groupe des 77 plus la Chine » (qui regroupe en fait 123 pays en développement) s’est affronté durement aux États-Unis, notamment lorsque ceux-ci ont refusé un amendement relatif aux transferts de technologie et au financement de l’adaptation aux conséquences du changement climatique.
En toile de fond de ces trois facteurs, on n’insistera jamais assez sur la solidité de l’expertise scientifique et le poids sans précédent qu’elle exerce aujourd’hui sur les décideurs politiques. Les gouvernements qui freinent (États-Unis, Canada, Japon, Russie, Nouvelle Zélande) ne peuvent plus arguer de « l’incertitude » face au changement climatique. Il est très significatif qu’ils ne l’aient pas fait à Bali. Les multiples lobbies patronaux et conservateurs qui ont financé des campagnes de propagande « climato-sceptiques » à coups de millions de dollars ont perdu la bataille. Du coup, les gouvernements sceptiques sont dans une position inconfortable car ils n’ont plus que des considérations économiques ou géostratégiques à invoquer. Cela ne passe pas au niveau de l’opinion publique, qui est de plus en plus inquiète et demande des mesures. Et en fin de compte, la gravité de la menace climatique est telle que cela ne fait même pas vraiment le poids dans un cénacle néolibéral…
Nouveaux défis, nouveaux dangers
Le jugement d’Hervé Kempf sur Bali, dans Le Monde (7) semble donc beaucoup plus proche de la réalité que celui de Monbiot : « Contrat rempli — écrit Kempf — (…) Le schéma de l’accord planétaire qui se dessine pour Copenhague et la nouvelle attitude des pays du Sud signifient que la balle est maintenant dans le camp des pays riches. Il ne suffit plus d’invoquer des chiffres, mais de se mettre en situation de les respecter ». En effet. On n’est plus dans la situation de blocage du dossier. Bali nous fait entrer dans une situation de transition pouvant déboucher sur une politique sensiblement nouvelle, avec de nouveaux défis et de nouveaux dangers. Il faut en tenir compte et se préparer.
Quels défis, quels dangers ? Là-dessus, Hervé Kempf est muet. Par contre, George Monbiot dit vrai dans une certaine mesure quand il parle d’accord « pire que Kyoto »… même s’il ne dit pas en quoi cet accord serait pire. On pointera trois aspects :
1. La non-mention explicite des recommandations chiffrées du GIEC dans la feuille de route n’est pas tout à fait sans conséquences. Cela ménage malgré tout une possibilité de chipotage. Par exemple sur la question-clé de la date de référence pour les réductions d’émission. Aux États-Unis, on l’a dit, la proposition de loi Warner-Lieberman avance l’objectif de 70 % de réduction... mais par rapport à 2005, pas par rapport à 1990. Arnold Schwarzenegger a déjà joué ce tour de passe-passe : le plan climat californien vise 25 % de réduction en 2020… par rapport au niveau des émissions en 2020 sans plan. En fait, le résultat sera inférieur à ce que la Californie aurait dû atteindre en 2012 si elle avait ratifié Kyoto. Angela Merkel, lors du sommet du G8 à Heiligendamm, a parlé de même de 50 %, mais sans mentionner de date de référence. Ainsi, au-delà de l’artefact médiatique, l’Union Européenne n’est peut-être pas mécontente du fait que les recommandations chiffrées du GIEC ne soient pas mentionnées explicitement dans la feuille de route… La plus grande vigilance est de mise sur ce point, et sur d’autres du même genre.
2. L’accentuation de la nature libérale de la politique climatique est sensible dans les décisions et les débats de Bali. A cet égard, il faut souligner que c’est bien un nouvel accord global qui va être négocié. Un accord dans le cadre de l’UNFCCC, certes. Mais un nouvel accord. Cela signifie que certains aspects relativement positifs du protocole de Kyoto (8) ne constituent plus d’emblée un acquis. Toute une série de questions sont réouvertes. Par exemple : l’éligibilité des projets nucléaires dans le cadre du Mécanisme de Développement Propre (MDP), l’abolition des pénalisations pour non-respect des engagements par les parties, l’additionalité du MDP par rapport aux efforts « domestiques » de réduction des émissions, etc. Or, il s’agit de questions extrêmement importantes.
Un exemple de remise en cause d’un garde-fou inclus dans Kyoto est d’ailleurs déjà concrétisé par les décisions de Bali. Selon Kyoto, en effet, seuls les projets de plantations nouvelles d’arbres étaient générateurs de droits d’émission dans le cadre du MDP. La conférence de Bali a décidé d’étendre ce mécanisme à la protection des forêts existantes contre la déforestation, et même contre la dégradation. L’enfer, ici, est vraiment pavé de bonnes intentions vertes. C’est ce que ne comprennent pas les associations environnementales. On ne peut évidemment que se féliciter si un coup d’arrêt est donné à la destruction de la forêt tropicale, en Amazonie, dans le Sud-Est asiatique et ailleurs. Mais on ne peut pas se réjouir si ce coup d’arrêt génère des droits d’émission tellement bon marché qu’ils permettront aux économies capitalistes développées de différer ou d’éviter à bon compte les efforts de réduction qu’elles devraient entreprendre. Or c’est de cela qu’il s’agit, et la protection de la forêt n’est qu’un prétexte. Selon le rapport Stern, la tonne de carbone générée par la protection des forêts existantes ne coûtera que 5 dollars (contre 10 actuellement dans le cadre du système européen d’échange de droits). La Banque Mondiale a déjà mis en place un fonds spécifique pour la gestion des droits résultant de la protection des forêts. Face à un tel enjeu, gageons que les droits des communautés indigènes qui vivent de la forêt ne pèseront pas lourd. L’agriculture itinérante et le pâturage extensif dans les forêts claires, par exemple, risquent fort d’être considérés respectivement comme « déforestation » et « dégradation ». Il ne manque pas d’exemples qui le montrent concrètement, dès à présent (9).
Dans le même ordre d’idées, des voix se sont élevées à Bali pour que l’exportation dans les pays en développement des technologies de capture et séquestration du carbone (on injecte le CO2 dans un état supercritique dans des couches géologiques profondes) soit également générateur de droits dans le cadre du MDP.
Par contre, les appels pour mettre fin au scandale des droits d’émission acquis à bon compte en brûlant le HFC-23 sont restés lettre morte, de même que les demandes de révision structurelle du système MDP en général, pour mettre fin à la fraude, à la corruption et aux abus (10).
Lourdes menaces pour les plus pauvres
3. Un troisième défi et danger concerne les pays les plus pauvres. Ils risquent fort de faire les frais d’un accord entre les gouvernements des pays développés et les classes dominantes des grands pays émergents. Les discussions et les décisions relatives au « Fonds d’adaptation » sont ici très révélatrices. Mis en place à la COP de Nairobi (2006), ce fonds d’adaptation concerne les pays les moins développés, selon l’euphémisme officiel. Ces PMD sont les principales victimes du changement climatique et n’ont pas les moyens financiers, technologiques et humains de s’y adapter. A Nairobi, il avait été décidé que le fonds d’adaptation serait alimenté par un prélèvement de 2 % sur les projets dans le cadre du MDP. En soi, ce mécanisme de financement est injuste, parce qu’il fait dépendre les budgets disponibles pour l’adaptation des pays les plus pauvres du volume des investissements des pays développés dans les pays émergents (où sont localisés l’immense majorité des projets MDP), et pas des besoins des populations menacées dans les PMD. Dans les circonstances actuelles, les budgets prévus selon ce mécanisme de financement sont de plus insuffisants : selon les estimations de l’ UNFCCC, le fonds pourrait récolter 300 millions de dollars par an d’ici 2030. A titre de comparaison : les dégâts causés par le cyclone qui a dévasté récemment les côtes du Bangladesh se montent à 4-5 milliards de dollars. En fait, dans la logique de Nairobi, l’augmentation des moyens du fonds nécessiterait une extension du MDP… donc une remise en cause du principe d’additionalité du MDP par rapport aux mesures de réduction dans les pays développés, principe qui est inscrit dans le Protocole de Kyoto. Mais ce n’est pas tout : Bali a effet décidé que le fonds d’adaptation serait dirigé par le Fonds pour l’Environnement Mondial (FEM), et que la Banque Mondiale serait associée à sa gestion. Les PMD se sont opposés à cette décision parce que le FEM fonctionne selon le principe « un dollar une voix », ce qui signifie que les bâilleurs de fonds — les pays riches — joueront un rôle déterminant dans la politique d’adaptation des pays les plus pauvres. Sur la base de l’expérience des PMD avec le FEM, on peut s’attendre à ce que cette politique fasse des dégâts au moins aussi sérieux que ceux du changement climatique…
Conclusions pratiques
La situation est donc contradictoire. Dans une certaine mesure, on peut dire que le dossier de la lutte contre le changement climatique progresse, mais il progresse sur deux terrains simultanément :
— d’une part, il y a dans tous les pays une prise de conscience rapide de la classe dominante et de son personnel politique concernant le sérieux du changement climatique et la nécessité d’agir pour le limiter et l’endiguer ;
— d’autre part, on note une tendance de plus en plus évidente à utiliser la menace climatique et à instrumentaliser la peur qu’elle suscite (à juste titre) pour présenter la facture aux travailleurs et aux peuples dominés, donc pour relancer les attaques anti-sociales, et, au-delà, pousser en avant un vaste projet de déploiement du capital dans les technologies « bas carbone ».
Du point de vue de l’action politique pratique des forces antilibérales et anticapitalistes, une double conclusion se dégage :
1. Une mobilisation sociale pour le climat est plus que jamais nécessaire, à l’échelle mondiale. Les manifestations qui se sont déroulées dans divers pays le 8 décembre (et en Australie un mois auparavant) constituent un exemple et un point d’appui. Il s’agit de travailler à rassembler le front le plus large possible autour de l’idée simple que l’accord climatique en préparation doit s’inscrire intégralement dans les recommandations chiffrées du GIEC.
2. Au sein de cette mobilisation unitaire, il est de plus en plus urgent de construire un pôle de gauche, qui couple la question du climat à la défense de la justice sociale et à la nécessaire redistribution des richesses. Entre Nord et Sud, mais aussi au sein des sociétés du Nord et du Sud.
Deux années nous séparent de la Conférence des Parties de Copenhague, en 2009. Ce seront deux années décisives. Pour le climat, mais aussi pour une alternative à la politique climatique capitaliste.
Notes
1. Guardian du 17 décembre 2007.
2. The Economist du 17 novembre 2007.
3. « Business lobby demands emissions goals », Financial Times du 12 décembre 2007.
4. Business Week du 14 décembre 2007.
5. Le Monde du 18 décembre 2007.
6. Christian Science Monitor du 17 décembre 2007.
7. Le Monde du 18 décembre 2007.
8. Lire « L’après-Kyoto risque d’être très libéral », Inprecor n° 525 de février mars 2007 (spécial climat), p. 13.
9. Lire « Les nouveaux habits verts de la domination », sur le site web d’ESSF : http://www.europe-solidaire.org/
10. Sur le scandale du HFC-23 , lire « Truth about Kyoto : Huge Profits, Little Carbon Saved », The Guardian du 2 juin 2007.