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Espagne

Deux jours qui ont ébranlé Aznar

Compilé par Jan Malewski*

dimanche 4 avril 2004

" Un jour, les facultés de sociologie étudieront la nuit du 13 mars 2004. Cette nuit, déjà baptisée "la nuit des messages courts", des centaines de personnes, sans une convocation qui les aurait unies, se sont retrouvées en protestant devant le siège du Parti populaire (PP). En ce moment s’est joué le destin des élections espagnoles. " (1)

Comment en est-on arrivé là ? A partir de quelles réflexions, discussions, réactions, près de deux millions de personnes, en majorité des jeunes, qui ne comptaient pas voter le dimanche 14 mars, ont-elles finalement décidé de le faire pour ne pas permettre aux dirigeants du Parti populaire de continuer à gouverner ? Cela d’autant plus que les sondages réalisés précédemment annonçaient unanimement une victoire électorale facile, pour la troisième fois, du Parti populaire.

Le phénomène est d’autant plus significatif que, la veille encore, le vendredi 12 mars, les manifestations orchestrées par José Maria Aznar avaient rassemblé près de onze millions de personnes dans toute l’Espagne, que l’immense appareil médiatique contrôlé par le gouvernement étouffait tout doute concernant les origines - prétendument basques - du massacre de la gare d’Atocha et qu’à Madrid les leaders de la gauche, José Luis Zapatero, du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Gaspar Llamazares, de la Gauche unie (IU), défilaient en tête, encadrés par Aznar lui-même et son collègue italien Silvo Berlusconi, dans la position subalterne qui leur avait été assignée (2). Et que la journée du 13 mars fut déclarée " journée de réflexion ", au cours de laquelle les électeurs étaient supposés demeurer chez eux devant les écrans de la télévision qui continuait à associer le massacre à la revendication nationale basque et à appeler, contre le terrorisme, à " défendre la Constitution " (3), celle-là même qui octroie aux nationalités de l’État espagnol une autonomie très contrôlée et qui fonde le royaume.

Pourtant, dans ces manifestations massives qui devaient souligner l’union nationale autour du Parti populaire, les premiers signes d’une sourde dissidence ont commencé à apparaître : des cris " Qui l’a fait ? ", " Basta Ya ! ", " Non à la guerre ! " et même " La guerre, c’est vous, les morts, c’est nous ! " ont surgi ici ou là, souvent repris aux alentours par des manifestants surpris de leur propre courage, comme s’ils sortaient de la torpeur d’un cauchemar. Un texte publié sur le site Indymedia Madrid annonçait dans la nuit du 12 au 13 mars : " L’esprit du 15 février [2003, date des manifestations mondiales contre la guerre de Bush, qui furent particulièrement massives en Espagne] n’a pas disparu. Beaucoup de gens refusent de séparer l’émotion de la réflexion. Une étincelle peut mettre le feu à la plaine. " (4)

Initiatives éparpillées

A Barcelone, au cours de la soirée du 12 mars, une assemblé d’urgence des mouvements sociaux, réunie à l’Espai Obert, décidait de convoquer pour le lendemain une " cassolada itinerant " (concert de casseroles itinérant) dans les rues de la ville à partir de 19h, sous le mot d’ordre " Les morts sont à nous, la guerre est à vous ! " et, à partir de 22h, des concerts de casseroles " dans ta rue (partout) " (5). A Barcelone ces manifestations bruyantes et spontanées sont déjà une tradition. Il semble que l’idée ait germé chez les militants d’Aturem la Guerra. L’appel était popularisé le lendemain sur les sites web et les radios locales progressistes. Lorsque les informations sur la manifestation de Madrid sont parvenues à Barcelone, la " cassolada " était déjà en cours.

Selon www.Radiocable.com, qui annonce avoir trouvé l’auteur du premier SMS (short message service ; maximum 160 caractères apparaissant sur l’écran du téléphone portable) convoquant la manifestation madrilène devant le siège du Parti populaire et qui l’a interviewé, dans la capitale du royaume la mobilisation du samedi 13 fut beaucoup plus spontanée : " A l’origine de ces événements il n’y avait ni le PSOE, ni IU, ni la Plate-forme contre la guerre. Il n’y avait aucun syndicat ; ni même un journaliste des médias - comme l’a suggéré un périodique - mais un citoyen qui, à titre individuel, avait convoqué là un petit groupe d’amis et s’y était retrouvé rapidement avec 4 000 personnes exigeant la vérité du gouvernement. Le message, qui a provoqué

cette concentration, a d’abord été diffusé par les téléphones mobiles et, finalement, a envahi les forums d’internet : "Aznar dans les roses ? Ils l’appellent journée de réflexion et Urdaci travaille ? Aujourd’hui 13M, à 18h. Siège PP, 13 Rue de Gênes. Sans partis. Silence pour la vérité. Fais passer ! ". Tout a surgi en réponse "à la dissimulation d’informations sur les attentats par le gouvernement" " (6).

L’auteur du premier SMS explique : " Je n’appellerais pas cela une manifestation, en réalité il y eu une concentration de gens et je n’avais pas d’idée sur ce qui allait se passer ni qu’il y en aurait autant. J’ai pensé juste le signaler à un groupe d’amis. Nous étions rue de Gênes, à 15 ou 20. Nous pensions aller ensuite au cinéma ou ailleurs. Mais nous avons vu la foule se rassembler et nous étions hallucinés. Quand nous nous somme approchés de la bouche du métro, nous avons vu que plein de gens en sortaient avec des pancartes "Non à la guerre !", "Paix !"(...) J’ai pensé : je me suis mis dans de beaux draps ! Mais ceux qui arrivaient savaient ce qu’ils faisaient - aucun incident, aucune provocation. Tous savaient pourquoi ils étaient là : pour la vérité " (7)

Si l’origine de la mobilisation madrilène semble avoir été un SMS individuel, selon les informations que nous avons pu recueillir très vite un des dirigeants de la Plate-forme des Artistes contre la guerre l’a relayé dans son réseau, par téléphone, e-mail, SMS etc. Cette Plate-forme avait déjà discuté la veille s’il fallait ou non rejoindre la manifestation officielle - ils ont finalement décidé d’y aller, mais avec un sentiment d’insatisfaction... Ils étaient prêts pour une initiative qui ne soit pas manipulée par Aznar. Dès que les radios et les télévisions étrangères ont commencé à diffuser l’information sur la manifestation madrilène, vers 19h30, les gens ont su ce qui se passait. A partir de ce moment les militants de la Plate-forme contre la guerre et du Forum social de Madrid ont commencé à structurer la manifestation.

Commentant l’interview diffusée par www.radiocable.com, un des manifestants madrilènes écrit sur le site www.kaosenlared.net : " Juste avant l’heure où les groupes d’amis organisent leur après-midi, le mobile sonne. Le message mentionné apparaît. En moins d’une heure le message est arrivé à Barcelone et un réseau informel a commencé à convoquer une mobilisation équivalente. Là, le téléphone fixe mobilise aussi les réseaux d’amis. Les forums, la messagerie instantanée, le bouche-à-oreille, les listes électroniques travaillent à plein rendement jusqu’à 18h. A cette heure-ci il y a déjà plus de deux cent personnes dans la rue de Gênes à Madrid. Le presse électronique reprend le message. Le temps passe et le nombre de personnes augmente, mille, deux mille, trois mille... La radio s’en fait écho et on atteint cinq mille. A Barcelone cela donne un immense concert de casseroles. Le phénomène saute de ville en ville : Bilbao, Gijon, Oviedo, Valence, Palma de Mallorca, Santiago de Compostela, Alicante, Grenade, Las Palmas, Séville, Saragosse, Burgos, Badajoz... L’establishment prend peur. Sa Majesté le Roi joint le candidat socialiste, Zapatero, afin qu’il appelle la radio SER et lance un message pour arrêter les manifestations. Ce dernier le fait. Mais comme il n’est pas le moteur de la mobilisation il lui est difficile de l’interrompre. Le candidat du PP, Mariano Rajoy, qui durant toute sa campagne a laissé à ses seconds le rôle le plus autoritaire, donne une conférence de presse au siège de son parti et réclame la répression des manifestants. Les médias le reprennent et il apparaît à la télévision. Ce qui devait être une combinaison subtile de la victimisation et de la fermeté se retourne contre lui : il apparaît crispé, violent, pathétique, à la recherche de meneurs inexistants... complètement hors du coup. "Ce type ne sait pas ce qu’est une chaîne de messages ni que dire d’une flash-mob", commente un des manifestants dans un bar proche de la zone des manifestations. A ce moment l’indignation se perçoit dans l’air. Une nouvelle chaîne de messages parcourt l’Espagne : contre le coup d’État du PP, avec de nouveaux points de rendez-vous. Depuis leur domicile ou avec des mobiles, ceux qui sont connectés au nouveau réseau informel naissant se chargent de contacter la presse, d’appeler les radios, de connecter des sites web d’information. L’information parallèle s’amplifie sans cesse. Le message fonctionne : l’Espagne perçoit qu’un type dont les réponses sont à ce point hors du temps ne peut diriger le gouvernement dans les temps nouveaux ouverts par l’horreur. Rajoy a perdu, tout seul, les élections. L’autoritarisme de guerre civile du PP, qui avait choisi comme stratégie d’associer le terrorisme à tous ceux qui ne partagent pas sa vision de l’identité nationale, a fini en transformant le dauphin d’Aznar en victime. "

" Ils ne nous représentent pas ! "

En Espagne encore plus qu’ailleurs l’argument du terrorisme avait été utilisé abusivement pour justifier toute sorte de mesures limitant les libertés publiques. Les manifestants qui réclamaient des comptes au gouvernement pour la catastrophe du Prestige, puis ceux qui par millions se sont mobilisés contre la guerre de Bush s’étaient déjà vus accusés de " batasunización "... c’est-à-dire, pour Aznar et les siens, de " suppôts du terrorisme ". John Brown écrit à ce sujet : " Malgré la propagande, une partie de la population qui s’est vue accuser de complicité avec le terrorisme pour le simple fait d’avoir protesté contre le gouvernement, a commencé à décoder le piège politique que constitue la "question basque". Elle a pu s’apercevoir que, si son opposition au pouvoir est criminalisée, peut-être ceux qui sont criminalisés par le pouvoir ne sont pas tous forcément les criminels qu’on prétend. Ceci explique d’ailleurs un des résultats les plus spectaculaires de ces élections : le passage de 1 à 8 députés du parti indépendantiste catalan ERC (Esquerra Republicana de Catalunya - Gauche républicaine de Catalogne, membre de la coalition de gouvernement dans le gouvernement autonome) dont le président , M. Carod Rovira s’était entretenu avec la direction de l’ETA en vue d’obtenir une trêve indéfinie et la mise en place d’un processus de dialogue "à l’irlandaise". Les vases communicants que le gouvernement du PP a voulu établir entre le Pays Basque et l’Irak, se sont mis à fonctionner, mais dans le sens contraire de ce qu’il souhaitait. " (10).

La " nuit des SMS " - qui mirent dans les rues des dizaines de milliers de jeunes et de moins jeunes contre les mensonges d’un gouvernement arrogant - a finalement conduit, par défaut, le PSOE au pouvoir. L’un des mots d’ordre les plus repris dans la nuit du samedi 13 au dimanche 14 mars (et déjà le 15 février 2003) était " Qué no nos representan ! " (" Ils ne nous représentent pas ! "). Ce slogan s’adressait bien sûr à Aznar. Mais aussi à Zapatero ou Llamazares, qui ont fait preuve au cours des journées ayant suivi l’attentat de Madrid d’une parfaite soumission au régime et à celui qui le dirigeait. Trois millions de voix supplémentaires se sont portées sur les listes du PSOE car c’était le seul moyen apparent d’empêcher la victoire du Parti populaire et de faire rapatrier les troupes espagnoles d’Irak - seul promesse que Zapatero ait osé formuler lorsque les sondages le donnaient perdant. Ces voix supplémentaires appartiennent " à la partie immergée de la majorité sociale de gauche qui ne votait plus depuis plus d’une décennie " (11), à ceux qui ne se font guère d’illusions sur le PSOE, un parti discrédité par la corruption et le terrorisme d’État. Un secteur de la population a ainsi bousculé l’échiquier politique sans pour autant se faire représenter. Il est pourtant déjà devenu un acteur politique nouveau. C’est le paradoxe de la situation espagnole après le 13 mars. Un sentiment de puissance a pénétré les réseaux du mouvement social. Mais une béance de représentation politique demeure.


* Jan Malewski, rédacteur d’Inprecor, est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

1. www.kaosenlared.net. Entrevista con el autor del SMS que concentró a la gente frente a al sede del PP de Madrid (radiocable.com).

2. Soulignons que les dirigeants de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) ont refusé de jouer le rôle de figurants et que Fidel Castro fut le seul chef d’État qui a publiquement défié la version officielle : " Le gouvernement des États-Unis connaît parfaitement l’origine de l’attentat ; et le gouvernement espagnol mieux que quiconque. mais ils mentent au peuple. Malheureusement ce furent des extrémistes islamiques. Mais quand donc la vérité sera-t-elle annoncée : quatre jours après les élections ? Cinq ? "

3. Contrôlée d’un main de fer par le directeur général Alfredo Urdaci, la télévision espagnole ne s’est pas limitée à ne présenter que la version gouvernementale dans les informations. Elle a également programmé à une heure de grande écoute un documentaire sur l’assassinat par l’ETA de Fernando Buesa, un dirigeant basque du PSOE.

4. Cité par Antonio Martins, O dia em que vencemos o terror, http://www.portoalegre2003.org/

5. http://www.rebelion.org/spain/040313gen.htm

6. Entervista exclusiva con el autor de la iniciativa (Interview exclusive avec l’auteur de l’initiative). www.Radiocable.com

7. ibid.

8. Commentaire de David de Ugarte, www.kaosenlared.net.

9. Ce néologisme évoque l’organisation indépendantiste basque Batasuna, interdite par le gouvernement Aznar parce qu’elle réclame l’autodétermination par des moyens légaux tout en refusant de condamner les attentats de l’ETA qu’elle considère comme une " conséquence " du conflit imposé par les autorités espagnoles.

10. John Brown, Terrorisme et représentation (l’Espagne du 11 au 14 mars 2004), manuscrit communiqué par l’auteur.

11. ibid.

(tiré d’Inprecor 191)