mardi 4 novembre 2008, par Juan Alberto SÁNCHEZ MARÍN
Tiré de Presse-toi à Gauche
En Colombie, comme dans le reste de l’Amérique Latine, les indigènes n’ont pas été seulement exclus, expropriés et brimés. Ils ont surtout fait partie de l’oubli. Un oubli pratique et stratégique. Une absence de mémoire absolue et mal intentionnée qui permet que les indigènes n’existent pas pour le reste de la société.
Bien qu’ici, ils aient été les premiers, nous ne nous en souvenons pas. Même si pendant 516 ans nous les avons presque fait disparaître, l’histoire hier et les médias aujourd’hui l’expliquent et le justifient comme une chose naturelle, une mesure nécessaire face à des sauvages. Malgré que nous les ayons convertis à une foi infâme avec un ciel bouché, nous ne nous sommes pas rendu compte de l’enfer dans lequel nous les avons laissés. Bien qu’ils soient toujours ici et maintenant, marginalisés dans leurs réserves, nous ne les voyons pas, nous ne les entendons pas, ils ne comptent pas.
Dans d’autres parties de la région, beaucoup de peuples originaires ont élevé leur voix et se sont fait entendre. En Bolivie, un indigène préside aux destinées du pays, bien sûr au milieu de l’opposition la plus féroce. La Confédération des Nationalités Indigènes de l’Equateur, la CONAIE, est un exemple de résistance, et avec ses mobilisations massives elle a fait et défait plusieurs présidents.
Dans un pays où les voix dissidentes, différentes ou minoritaires sont rejetées à feu et à sang, les malheureux indigènes colombiens ont été les victimes de l’assassinat sélectif de leurs dirigeants, des massacres et de la violence des acteurs armés d’un conflit endémique qui sévit sur leurs territoires.
« ASSEZ ! »
Après tant de silence et tant de misère à supporter, les indigènes colombiens disent « plus jamais ça ! ». Assez du non-respect par le gouvernement des accords ratifiés, assez de violations de leurs territoires par les multinationales et le gouvernement lui-même, assez d’assassinats, d’atrocités et de menaces. Assez de Plan Colombie, Plan Patriote et autres plans apatrides.
« Ce sont beaucoup de choses, beaucoup de promesses non-tenues et de problèmes, qui ont amené le mouvement indigène à dire « assez » et à nous soulever une nouvelle fois », affirme Marlitt Pusecc, conseillère du Conseil Régional Indigène du Cauca (CRI), dans un entretien accordé à YVKE.
« Et pour vouloir défendre nos droits, nous avons été attaqués par la force publique et par le président lui-même, qui a déclaré devant un conseil communautaire, que nous les indigènes, sommes des terroristes. À partir de cette déclaration, beaucoup de dirigeants ont été assassinés ».
LISTE DES ASSASSINATS
Plus de 1200 indigènes ont été assassinés pendant les 6 années du gouvernement d’Alvaro Uribe Vélez, et les indigènes attendent de pouvoir en faire la relation exacte, avec les noms et les dates, au président quand il daignera les recevoir, s’il le fait.
17 de ces crimes ont été commis pendant le dernier mois. Il y a à peine 20 jours, un ex-conseiller du CRI a été assassiné. D’après des recherches menées par les indigènes eux-mêmes, huit de ces crimes ont été commis par la force publique, quatre par les paramilitaires, un par la guérilla, les autres par des auteurs inconnus, que l’on appelle les forces obscures, qui sont pourtant si claires.
Rien que pendant la période de ce gouvernement, on estime à 55 000 le nombre d’indigènes déplacés, 400 000 privés d’accès à des terres, et 18 pueblos [peuples et/ou villages, NdR] entiers en danger de d’extinction.
LA MINGA* INDIGÈNE NATIONALE
La Minga Indigène Nationale ne prétend rien d’autre que d’avancer vers le pays possible et nécessaire. Il s’agit d’un mécanisme « pour construire un chemin solide, à partir des peuples, pour bâtir et développer un agenda d’unité, avec comme base, la diversité et le respect ».
La Minga est un cri désespéré pour la défense de la vie et les droits territoriaux, politiques, environnementaux et alimentaires des communautés indigènes.
Quelques 10.000 indigènes et paysans ont commencé la marche à partir du lieu de La María, dans la commune de Piendamó, du département du Cauca, au Sud-ouest du pays, vers Cali, une des villes les plus importantes de la Colombie, capitale du département voisin de la Vallée du Cauca. En chemin des milliers d’indigènes ont continué à se joindre à la marche, avec une popularité qui augmente de plus en plus, et l’espoir qu’au final plus de trente mille indigènes se retrouveront ensemble.
« La marche que nous réalisons, est également pour faire connaître les atrocités dont nous sommes victimes du fait de défendre nos droits », a dit Marlitt Pusecc à YVKE. « Nous voulons attirer l’attention de l’opinion publique sur la manière dont nous sommes traités, en étant considérés comme des terroristes, et dénoncer, qu’ici en Colombie, il va y avoir un génocide contre nous les indigènes ».
Les 14, 15 et 18 du mois d’octobre, la force publique s’est attaquée d’une manière démesurée et brutale aux indigènes rassemblés à La María. Dans le cadre de la mobilisation, les indigènes ont bloqué la route Panaméricaine, qui part de la ville de Popayán –capitale du Cauca- et qui va jusqu’à Cali. Ce qui était une marche pacifique est devenu une bataille rangée lorsque la police a voulu dégager la route par la force.
Marlitt explique : « En ce moment nous comptons 120 blessés, la plupart par armes à feu, et deux camarades tués, également par armes à feu. Six camarades ont perdu la vue. Huit familles, indigènes et paysannes, ont été délogées par la force publique. Ils ont brulé leurs maisons et tout ce qu’ils avaient, en les laissant dans une détresse totale ».
Víctor Meléndez, délégué du Défenseur du Peuple au Cauca, a qualifié l’attitude de la force publique de « disproportionnée ».
LA PAROLE CONFISQUÉE
À cette répression ouverte, au silence et à la désinformation des puissances médiatiques, vient s’ajouter la manière idiote avec laquelle ils ont tenté de faire taire les modestes moyens de communication du mouvement indigène.
« Dès lors que les autorités ont commencé à exagérer les abus, nous avons demandé la solidarité, c’est à ce moment qu’ils nous ont coupé toute source d’énergie à La María et dans les secteurs où nous travaillions à faire connaître les événements tels qu’ils se déroulaient », affirme Marlitt Pusecc. « Nos sites Internet ont été déconnectés. La messagerie électronique et les portables ont été bloqués. Ils voulaient nous laisser isolés ».
La situation avait obligé la Fundación para la Libertad de Prensa, (Fondation pour la liberté de la presse) à diffuser un communiqué, dans lequel elle exprimait ses préoccupations pour ces faits, et avait demandé aux autorités « de clarifier ce qui s’était passé avec les médias communautaires ».
LE FOND DE LA RÉSISTANCE
Un point fondamental des revendications des indigènes concerne le non-respect par gouvernement des accords préalablement conclus.
« Il y a eu des massacres commis par la force publique, portés devant les instances nationales et internationales, lesquelles obligent le gouvernement à indemniser les familles et les communautés, cet engagement n’a pas été tenu par le gouvernement »
Il ne s’agit pas, essentiellement, comme l’explique l’Association des Conseils Municipaux Indigènes du Nord du Cauca (ACIN), dans un récent document « de négocier quelque chose de nouveau, mais plutôt de respecter ce qui est convenu ».
Suite aux massacres commis par l’État lui-même entre 1991 et 2005, 13 accords avaient été ratifiés, par lesquels l’État colombien s’engageait à dédommager, individuellement et collectivement, les victimes et le peuple Nasa du Nord du Cauca.
Le Président Ernesto Samper avait demandé pardon publiquement, pour le massacre d’El Nilo. Une résolution de la Commission Interaméricaine des Droits Humains (CIDH), institution à laquelle les indigènes avaient dû recourir, faute de ne pouvoir accéder à la justice du pays et face à l’assassinat d’avocats, de juges et de témoins, recommande à l’État depuis l’année 2000, de respecter les engagements relatifs à l’indemnisation intégrale.
Lors du dernier accord en 2005, le gouvernement actuel, lui-même, s’était engagé à honorer toutes ses obligations dans un laps de temps maximum de deux ans.
Mais la longue liste des massacres reste toujours, dédaignée. Des massacres comme, par exemple, en 1991, celui de la Hacienda El Nilo avec l’assassinat de 20 indigènes ; en 2001, celui du fleuve Naya (délimitant les départements du Cauca et de la Vallée) avec plus d’une centaine de morts , la plupart indigènes ; encore en 2001, celui de Gualanday (dans la commune de Corinto) avec l’assassinat de 13 indigènes, ou, également en 2001, celui de San Pedro (dans la commune de Santander de Quilichao), avec 7 indigènes tués.
Le gouvernement du président Uribe n’a non seulement jamais respecté les accords, mais au contraire, a édicté des lois qui vont à leur encontre, en usant toute sorte de subterfuges afin de désavouer quelque réclamation que ce soit des communautés indigènes.
Un autre point à l’ordre du jour est celui qui est lié avec le Traité de Libre Échange [TLC] avec les USA. « Nous savons qu’en ce moment le Congrès US se penche sur le TLC, et nous proposons donc des mécanismes de discussion au Congrès national », soutiennent les indigènes.
Ce que l’on appelle la « Législation de la Spoliation » est un autre thème de l’agenda. La Cour Constitutionnelle, elle-même, a déclaré la Loi Forestière inapplicable. Les indigènes exigent que le Statut Rural, le code des Mines, les Plans des Eaux et toutes les lois qui ont du être antérieurement soumises à consultation, soient abrogées. Un véritable défi pour le président Uribe, et comme le signale le chroniqueur Alfredo Molano, « le plus grand soulèvement qui ait remis en cause sa politique – de « sécurité démocratique », sur les terres et les eaux – et ses plans électoraux ».
Face à la menace constituée par l’État, les indigènes envisagent l’intervention nécessaire et la présence d’une commission internationale, qui puisse assumer des fonctions concrètes, afin qu’une réelle réponse soit donnée à cette gravissime situation. Ils sollicitent la coordination du Rapporteur Spécial des Nations Unies détaché pour les Peuples Indigènes.
ATTEINTES À LA DIGNITÉ
« Nous demandons au président la réhabilitation du renom du mouvement indigène. Et que nous ne soyons pas désignés comme des terroristes, ni assimilés avec les groupes guérilléros car c’est faux. Nous voulons que tout cela soit clair. Aujourd’hui, les vies des communautés que nous représentons sont menacées, nous nous sentons en danger. Nous sommes un mouvement et nous veillons aux droits de ceux que nous représentons. On doit nous considérer avec la dignité et le respect que nous méritons », a conclu la Conseillère du CRI, Marlitt Pusecc
L’Organisation Nationale Indigène de Colombie et l’Association des Conseils Municipaux Indigènes du Nord du Cauca ont intenté une action en justice contre le président Álvaro Uribe Vélez, le Ministre de l’Intérieur Fabio Valencia Cossio et le Général Freddy Padilla de León en tant que commandant de l’armée, pour violation des droits fondamentaux à la vie, de l’intégrité personnelle, de la protection de l’honneur et de la dignité des peuples indigènes qui sont organisés en Minga.
La gestion autoritaire de cette crise et la manière despotique dont ont été traités certains interlocuteurs sous-estimés ou considérés comme indignes, s’illustre par les matraquages continuels, assénés par le ministre de la défense, Juan Manuel Santos, chef de file de l’oligarchie colombienne, personnage très estimé et très aimé par les USA.
Dans le même style dont le ministre se hâte de qualifier d’attentats des FARC les opérations noires de la classe militaire que lui-même dirige, Juan Manuel Santos a semé le doute sur le fait que ces marches étaient financées grâce à des aides internationales.
À ce propos, signale Marlitt Pusecc, « évidemment que nous avons demandé et nous sommes en train de demander la solidarité. Nous avons besoin d’aides en ressources, en vivres, en eau et en médicaments, ce dont nous avons essentiellement besoin. Ce sont 6 journées et une marche d’un nombre important de personnes. Donc, même si la responsabilité de la marche revient aux communautés elles-mêmes, nous demandons la solidarité des institutions et des ONG, du pays ou de l’extérieur ».
Et en vérité, ça ne peut pas se passer autrement. Il ne s’agit pas des marches uribistes, dans lesquelles, comme dans les campagnes présidentielles, des masses d’argent vont et viennent, plus illicite que licite des groupes économiques, de l’oligarchie, du paramilitarisme, et à vrai dire, de l’uribisme.
Nous parlons de marches indigènes, autrement dit, de marches de pauvres. Des pauvres parmi les plus pauvres. Contre une condamnation irrémédiable des campagnes, des paysans et avec eux des indigènes, à laquelle Juan Manuel Santos avait contribué au cours de ses fonctions de ministre des Finances, durant le gouvernement d’Andrés Pastrana, et pendant les 9 ans où il a été délégué à l’Organisation Internationale du Café (OIC) à Londres.
Dans une autre réplique cinglante, le ministre Santos, et sans sourciller, avait exigé des excuses de la part des indigènes pour les policiers blessés au cours des affrontements. Le journal colombien, El Espectador, lui a répondu comme il faut dans son éditorial du dimanche précédent, en soutenant que « Ils ont (les indigènes) pensent avoir les mêmes raisons d’ exiger des excuses de la part de ceux qui les affrontent avec violence et les stigmatisent.
ET LA MINGA SE POURSUIT
La marche se poursuit maintenant, au milieu des abus de la force publique, dont les colonels crient sur tous les toits l’ordre de ne pas ouvrir le feu, alors que les vidéos des portables montrent des preuves du contraire. Les indigènes continuent en avançant massivement en direction du Sud-ouest, jusqu’au cœur de la Colombie, même si la majeure partie des grands médias consacrent leurs titres à « la réalité du pays », d’où, ceux-ci [les indigènes], sont irrémédiablement absents. Ou bien, ils en rendent compte seulement pour affirmer qu’ils sont en train de s’entretuer, comme dans le cas d’Elver Ilitro, citant l’indiscutable Agence Nationale d’Informations Policières (ANNP, sigle en espagnol). Une agence indépendante, de policiers innocents.
Dans la Minga, à chacun de leur pas, les indigènes misent sur cette devise : L’État de commotion intérieure n’éteindra pas la voix du peuple et la clameur de la Terre Mère ! Et on ne peut cesser de penser : Espérons qu’ils ne devront pas également mettre en jeu la vie qui leur reste.
Les Chroniques des Indes** ne donnaient que le son de cloche des conquistadors. Jusqu’à quand la conquête et la colonisation qui se poursuivent dans les territoires indigènes vont-elles continuer sans autres perspectives que celles offertes par Uribe et ses congénères ?
*Une minga également appelée minka (en langue quechua) ou minca ou encore mingaco, est une tradition sud-américaine de travail collectif à des fins sociales.
D’origine précolombienne, cette tradition met le travail commun au service d’une communauté, d’un village ou d’une famille, à des moments déterminés où un effort important est nécessaire : récoltes agricoles, constructions de bâtiments publics, déménagements...
**Crónicas de Indias est un nom générique donné à des compilations de narrations historiques, principalement depuis la perspective des colonisateurs espagnols, peu de temps après la découverte documentée de l’Amérique. (wikipedia)
Source : Entre asesinatos y atropellos avanza Minga Indígena en Colombia
Article original publié le 23/10/2008
Traduit par Nuria Álvarez Agüí & Esteban G., révisé par Thierry Pignolet & Fausto Giudice
http://www.tlaxcala.es/pp.asp ?reference=6207&lg=fr
Voir aussi photo-reportage et vidéo sur cette page web.
Image : (Photo : C.ORTEGA) La marche poursuit son parcours avec organisation et discipline le long de la Route Panaméricaine.