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France

La force d’un mouvement

lundi 16 juin 2003, par François Sabado

Après les journées du 1er, du 6, du 13, du 25 mai, du 3 juin, celle du 10 juin a une nouvelle fois rassemblé des centaines de milliers de manifestants et de grévistes. Cela confirme la puissance sociale du mouvement : une force inégalée depuis 68 et 95. Les enseignants sont toujours là. De nouveaux secteurs sont entrés en lutte. La grève des cheminots, relayée par les autres secteurs des transports en commun, s’accompagne maintenant de grèves et de mobilisations dans une série d’autres secteurs du public et du privé.

La lutte se durcit. Les grévistes et le gouvernement sont maintenant engagés dans un bras de fer. L’équipe au pouvoir manoeuvre. Elle fait mine de reculer pour mieux avancer dans ses projets. Elle use de la carotte et du bâton. Des premiers reculs sont effectués qui concernent certaines catégories de personnels de l’Education nationale (conseillers d’orientation psychologues, médecins, assistantes sociales) qui ne seraient plus concernés par la décentralisation. Mais sur le fond des projets de décentralisation comme sur les retraites, le gouvernement ne lâche rien. Cette intransigeance peut encore se retourner comme un boomerang contre Chirac et Raffarin.

Car au-delà des problèmes institutionnels, il y a des rapports de forces sociaux et politiques. La période n’est plus celle des "années Thatcher" : le libéralisme est aujourd’hui profondément rejeté, en particulier dans l’Hexagone. Les points marqués par les classes dominantes contre le monde du travail, la désyndicalisation, les privatisations, les déréglementations, n’ont pas eu raison des résistances des classes populaires.

Pourquoi, cette mobilisation de mai-juin de 2003, cette "grève générale potentielle", ne débouche-t-elle pas sur une "grève générale totale" ? Il y a, bien sûr, des faiblesses internes à ce mouvement - le poids des défaites passées et la pression patronale pèsent encore dans les entreprises du privé. La question de la conscience politique, au sens large, a aussi des répercussions sur la dynamique du mouvement. Mais les limites des grèves actuelles renvoient à la politique des directions syndicales confédérales, CFDT, CGT, FO. Le rôle de la CFDT est entendu. Comme en 1995, elle soutient un gouvernement de droite. Une nouvelle crise s’est d’ailleurs ouverte dans la confédération. Mais la direction de la CGT et, à sa manière, celle de FO ne veulent pas d’une grève générale reconductible. Par quatre fois, le 7, le 14, le 26 mai et le 4 juin, la direction de la CGT, qui est largement majoritaire, a refusé d’engager toutes ses forces pour reconduire les grèves. Déstabilisée par l’accord CFDT-gouvernement et par une mobilisation enseignante exceptionnelle, elle a refusé une convergence des luttes qui déboucherait sur un mouvement qu’elle ne contrôlerait pas. Comme l’a déclaré Le Digou, n° 2 de la CGT, au Monde, la confédération de Montreuil "ne veut pas provoquer de crise politique gouvernementale". Alors qu’il faudrait concentrer le tir, centraliser l’affrontement face au gouvernement, elle cherche à essouffler le mouvement de masse par des journées d’action à répétition. La direction de FO, qui parle de "grève générale interprofessionnelle", espère aussi fatiguer le mouvement en "tenant le temps qu’il faudra", nous dit Blondel.

Cette politique des confédérations est par ailleurs renforcée par le PS qui, au travers des amendements au projet Fillon déposés à l’Assemblée nationale, confirme qu’il se situe bien dans le cadre des accords signés par Chirac et Jospin au sommet de Barcelone, qu’il accepte l’allongement des durées de cotisations et refuse de taxer le capital pour assurer le financement des retraites.

A ce jour, le mouvement, qui reste d’une vitalité extraordinaire, est marqué par de nouvelles désynchronisations : les grèves peuvent fléchir mais la participation aux manifestations se maintient, voire augmente. Des secteurs significatifs du mouvement multiplient les expériences de rencontres et d’initiatives interprofessionnelles. Des villes ou des régions connaissent des formes originales de grèves générales régionales. De nouveaux temps forts sont prévus. Tout en poursuivant, dans chaque secteur, l’effort pour la reconduction des grèves et l’extension interprofessionnelle, il faut maintenant créer les conditions de relance d’un mouvement d’ensemble.

Dans l’épreuve de force engagée avec le gouvernement, il ne faut plus disperser l’énergie du mouvement. De nouvelles initiatives régionales ou nationales qui centralisent le combat contre le gouvernement sont nécessaires. Celui-ci reste minoritaire dans le pays sur le dossier des retraites. Les enquêtes d’opinion l’indiquent : 66 % des personnes interrogées soutiennent les grévistes, 20 % demandent le retrait des plans gouvernementaux, 47 % veulent la réouverture de négociations, 20 % seulement soutiennent le plan Fillon. Cela confirme l’illégitimité de ce gouvernement et de l’Assemblée nationale pour décider de cette réforme. N’oublions pas que Chirac n’a obtenu que 19 % des voix au 1er tour de la présidentielle. La droite, qui compte près de deux tiers des députés, n’a recueilli au 1er tour qu’un peu plus de 30 %. Sans compter les abstentions. Dans ces conditions, la rue n’est-elle pas plus légitime que ces majorités ?

François Sabado.

Rouge 2021 12/06/2003